Marie Rivière : Topographie de soi ou comment ne pas savoir quitter la ville
On m’a remis récemment entre les mains (Gabriel Matzneff pour ne pas le nommer !), le premier roman d’une jeune femme de vingt-cinq ans, encore étudiante, et à peine sortie d’une adolescence qu’elle semble avoir bien comprise, jusque dans ses méandres les plus tortueux. Marie Rivière a écrit un livre qui a beaucoup à voir avec les problèmes existentiels que peuvent rencontrer de tout jeunes gens à l’entrée de l’âge adulte ; mais elle nous offre par la même occasion une topographie de l’être, de soi, de l’adolescence qui prend conscience de la fragilité de l’existence, de sa mort prochaine, et, sans se rendre à l’évidence, accepte son sort en cherchant à s’y extraire, se mettant en quête de son originalité, donc de sa légitimité en ce monde.
C’est l’histoire du narrateur, Rafael Camence, un jeune homme livré à lui-même dans un Bordeaux qu’il déteste. Ce garçon a deux obsessions : la cartographie et quitter la ville. Ce qui peut paraître, je le concède bien volontiers, déconcertant d’entrée de jeu. Deuxième point capital : ce personnage, sorte de dernier romantique, jouit d’une lucidité sans pareille sur les êtres et les choses. Perdu dans sa vie, perdu dans sa ville, il lui faut partir à tout prix, car Bordeaux ne lui va pas, Bordeaux ne lui va plus. « Je sens qu’elle me grignote de l’intérieur, dit le narrateur dès le commencement du récit, se mêle de tout ce que je fais, surtout quand je ne fais rien. » Partir. Quitter une ville « qui n’a pas d’odeur », où « tout est bas […] même les gens », afin de « ne plus reconnaître aucun visage à tous les coins de rue », « redevenir touriste » : ainsi échapper à la « vie de tous les jours », n’avoir plus ni de « maman ni de statut social ». Voilà un projet somme toute ordinaire pour de très jeunes gens, et qui devrait remplir une seule page, jusqu’aboutir au départ du jeune homme par le premier train. Bien sûr, rien ne se passera ainsi, et cette ambition vaine de quitter la ville remplira un roman de deux cents pages où tous les problèmes liés à une adolescence en proie au mal de vivre nous serons contés : manque de confiance en soi, désarroi, mal être, recherche de soi, mélancolies romantiques. Obsédé par les cartes, plans de villes, topographies, cartographies, Rafael Camence a trouvé là un passe-temps bien singulier qui l’isole à la fois du groupe, donc établit l’évidence de son originalité et ainsi de sa légitimité, mais tout autant l’exclut du groupe et lui ôte dans le même temps la possibilité de ne plus « culpabiliser d’être né ». Le serpent se mordant la queue, plus on avance dans le texte, et plus l’on comprend que le narrateur n’est pas prêt de quitter la ville, car ce qu’il cherche, au fond, c’est ce que l’on cherche tous : se débarrasser de soi. Quitter la ville ou se quitter soi, c’est du pareil au même. Vivre sans efforts, surtout. Être un non-soi. De fait, l’errance du narrateur devient une fuite, fuite en avant sans issue, dont il ne cache déjà pas la fin : « Partir, à quoi ça sert ? On est bien nulle part. On peut être bien partout. Il paraît que les Danois sont très heureux ; je l’ai lu dans Courrier international. Ils sont danois, ils vivent au Danemark, ils sont contents, il n’y a rien à dire. J’aurais dû tomber amoureuse d’une Danoise, c’est peut-être contagieux. Sûr que quand je sortais avec une Cubaine-Suisse, une Haïtienne et une Palestinienne québécoises, ou Suisse-Allemande parisienne, je n’étais pas dépaysé. Et après ? »
Plus on lit Rafael Camence conter ses errances, ses doutes, son désarroi, plus on a l’étrange sensation de lire Marie Rivière elle-même, se raconter par le détour du récit, se transposer habilement dans le texte. C’est vrai que le premier roman est toujours le plus personnel, prétend-on souvent. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle connait parfaitement son sujet. Pas de doutes : les angoisses adolescentes, elle en a fait le tour. La cartographie n’a plus de secret pour elle. La vie ? Plus on avance dans le texte, plus on a l’impression qu’elle la vécue et éprouvée jusque dans sa chair, au point d’en dire des choses à la fois très justes, et bien souvent très pénétrantes. Et néanmoins, si ce roman pourra paraître pour certains, un peu long, voire parfois répétitif, une chose est à peu près sûre : nous sommes là en présence d’une jeune romancière qui est sûrement très prometteuse. Car Marie Rivière a un style, une écriture simple, enlevée, nourrie de ruptures de ton, de jeux de la langue, d’humour et de sens du tragique.
C’est aussi une inspiration qui ne renie pas ses lectures de jeunesse qu’elle a assimilée et digérée. Comment par exemple ne pas penser, en lisant ce premier roman, à Jean-Baptiste Clamence dans La Chute qui erre dans un Amsterdam nocturne en quête d’une rédemption illusoire à travers la figure d’un interlocuteur improbable ? Comment ne pas non plus penser à Holden Caulfield, cet adolescent de la bourgeoisie new-yorkaise dans L’attrape-cœur, qui, chassé trois jours avant noël de son collège, erre en proie au mal de vivre, à la révolte juvénile, à la quête de soi et des autres, redoutant de rentrer à la maison et d’affronter ses parents ?
Fond de carte n’est pourtant pas seulement l’histoire d’une errance, le roman d’un voyageur sans bagages ; ça n’est non plus qu’un roman sur les villes et les vies : «La vie de Mick Jagger est la seule digne d’être vécue. On a beau savoir que le monde n’a pas de centre, on continue à se branler le nombril. ». C’est à mes yeux le roman d’une quête éperdue : celle qui représente la fin ultime de toute vie : le bonheur. Comment trouver sa place dans l’existence ? Comment vivre avec soi et les autres ? Où trouve-t-on repos et tranquillité de l’âme ? Est-ce que cela seulement existe ?
D’où les difficultés qu’éprouve Rafael quand il a le sentiment trop empressant de devenir son père, l’un de ses professeurs, ou seulement un autre, c’est-à-dire un homme comme vous et moi, sans originalité, simplement la copie d’une copie d’une copie. Rafael refuse de marcher dans les brisées de ses prédécesseurs, de devenir ceux qu’il a perdus, d’habiter le monde sans avoir appris à l’habiter autrement qu’en simple étranger. Rafael voudrait être là et ailleurs. Rafael refuse de tourner en « rond dans sa souricière ». Rafael sait qu’on a « chacun de nous trois villes : celle où l’(on) est né, celle où l’(on) marche, celle que l’(on) cherche. » Mais cette recherche, cette errance qui tend à nous emmener dans la fuite même de son sort, à prétendre échapper à l’embarcadère, dans laquelle nous sommes tous embarqués, n’est-ce pas une illusion, un rêve qui nous permet de mieux assumer l’étroitesse de nos vies ? Et si, ce n'était pas un peu de stoïcisme qui manquait à notre jeune héros ? Fuir, mais n’est-ce pas déjà trop tard ? Rafael ne semble pas dupe pour autant : « On fuit pour mieux revenir à sa place. On ne devrait jamais sortir de son canapé. »
Bien sûr, ce roman n’est pas parfait. Mais est-ce là l’essentiel ? Certes, il y a bien ces quelques erreurs de jeunesse inhérentes à toute première œuvre : ici le personnage principal tombe par exemple dans ce travers dénoncé par Dostoïevski dans Les carnets du sous-sol, que Marie Rivière n’a certainement pas manqué de lire, où le narrateur se fustigeant lui-même, se décrivant comme l’ennemi du genre humain, et plus précisément de lui-même, représente le romantique naïf exprimé dans toute sa dimension pathétique. Souvent, je le concède, on frôle dans ce premier roman, cette affirmation du malheur qui se veut héroïque, sans jamais complètement ressentir la distance du narrateur. Certes la souffrance malheureuse, le martyre, le sentiment d’être rejeté ou incompris est le lot de l’adolescence proprement dite. Certes, ce premier roman aurait sûrement gagné en force si le jeune homme avait parfois été subtilement amendé par l’auteur.
Néanmoins, au-delà de ces quelques faiblesses, on est porté, pour ne pas dire emporté par une histoire improbable de cartographie de soi, de quête existentielle, de voyages autour du monde sans jamais sortir de la ville de Bordeaux : petite souricière imposante et habitée des autres villes, des démons du narrateur, de ses peurs et de ses espoirs ; voyage au long cours porté par l’envie de vivre, par le désir d’habiter le monde dans sa dimension la plus authentique. Bref, une échappée belle portée par l’espérance de se rencontrer un jour, et d’ainsi rencontrer les autres…
Marie Rivière, Fond de carte, Paris, Léo Scheer, 2010.