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Houellebecq / BHL : correspondance en rase campagne

De Houellebecq à BHL ou de BHL à Houellebecq, tout est là désormais, médiocrité, nullité, néant sonore qui leur tient lieu de pensée. En réalité, ce n'est pas tout à fait vrai. Houellebecq était autrefois plus insolent et plus agressif. Libre à cette époque, cette insolence faisait de sa littérature un beau moment de subversion. Ne peut-on pas dire la même chose, alors que les talents ne sont pas identiques, du BHL des années 70 ? Mais, le goût de la comédie, quand ce n’est pas de l’imposture, qui les caractérise tous les deux, a été mauvais pour le talent. J'ai retrouvé dans mes tiroirs un vieil article que j'avais écrit en décembre 2008 pour Le Magazine des Livres, à la sortie de leur entretien électronique qui n'a pas fait date. Tout est déjà en germe dans cette recension. La platitude, l'inutilité de cette littérature, la médiocrité des débats, l'effet de mode. Bref, tout cela était déjà mauvais signe pour la suite. J'ai donc trouvé intéressant pour le lecteur de la republier dans l'Ouvroir...


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"Houellebecq à BHL : Tout, comme on dit, nous sépare – à l’exception d’un point, fondamental : nous sommes l’un comme l’autre des individus assez méprisables.

BHL à Houellebecq : Bravo. Tout est là. Votre médiocrité. Ma nullité. Ce néant sonore qui nous tient lieu de pensée. Ce goût que nous avons de la comédie, quand ce n’est pas de l’imposture."

Les ennemis publics entrent en dialogue[1]. Une correspondance qui s’étale sur quelques mois : de janvier à juillet 2008. Le ton est immédiatement donné. D’un côté et de l’autre, nous lecteurs, nous nous immisçons dans une rencontre épistolaire entre deux victimes de la chienlit, de l’esprit de meute, deux figures publiques qui suscitent la haine, la vindicte populaire, voire la tentative d’assassinat en organisation serrée. Décidément, le programme est réjouissant. En ouverture, pas moins qu’une mise en bouche aux trompettes et roulements de tambour, orchestrée par le style sobre et incisif du brillant Houellebecq, et à laquelle, BHL, plus mesuré, moins vindicatif, tente de répondre par esquives. Je n’avais jusqu’ici pas voulu parler de ce « coup médiatique » pitoyable que les deux auteurs ont dû imaginer durant un repas de fin d’année un peu trop arrosé ; cette gerbe improductive plus proche de l’imposture éditoriale, que de la correspondance littéraire. Et vous allez très vite comprendre pourquoi.

 

L’eczéma de Houellebecq et le sens de la guerre de BHL

 

 

Je n’ai pas non plus renoncé à guérir mon eczéma. Michel Houellebecq.

Rien ne vaut le sens de la guerre, non seulement pour protéger une œuvre, la mettre à l’abri, la sanctuariser, mais la mener à bien et conserver, inentamé, contre vents, marées et curées, le désir de la continuer. BHL.

 

Le débat débute sur une forme de procédé très à la mode, consistant, pour le résumer, à régler ses comptes avec les journalistes qui ont procédé au lynchage systématique de nos auteurs. Pour cela, comme pour quelques-unes de ses idées, Houellebecq se retrouve sur la même ligne que Dantec (qui organise parfois des « nettoyages ethniques » en règle, notamment dans ses journaux "polémiques et métaphysiques" hétéroclites.) Il n’y a donc pas de lassitude au combat, sauf qu’en la matière, cela s’apparente ici, à une forme ordinaire d’aigreur et de ressentiments plats dont le système de lettres se prête au meilleur dévidoir. La méthode est simpliste : sous couvert d’échanges épistolaires anodins, la tribune libre accordée à nos deux malheureux se transforme d’un côté comme de l’autre, pour Houellebecq et BHL, en guerres de chapelles et règlements de compte. Certes, je ne pouvais que m’y attendre, le thème même de cette correspondance s’y prêtant avec une telle allégresse, les deux hommes se présentant aujourd’hui comme des « écorchés vifs », des « martyrs » de l’édition française. Cela s’apparente d’emblée à un mauvais film, un procédé classique et dégueulasse de faux-aveux, mais de vrais lynchage à l’envers. Néanmoins, à y chercher plus en profondeur, on découvre chez les deux hommes, - peut-être ai-je surinterprété ? - une forme de sincérité soudaine, et, a fortiori, un vrai moment de grâce, montrant, chacun des hommes plus habitués à la posture d’attaque, présenter une petite partie de leurs plaies, ce que la folie d’écrire et d’exposer ses idées peut comporter de dangereux, de nocif, d’irréversible pour l’écrivain et son ego. Chacun des deux hommes rapporte des pièces à conviction à son dossier personnel, ne cherchant même plus à prouver qu’il est la « victime de persécutions systématiques », tant ils en sont, tous deux, intimement persuadés, divaguant d’ailleurs, fort à propos, sur l’esprit de meute, les souffre-douleurs de leur enfance, et ce que représente réellement la lâcheté, sous sa forme la plus ordinaire, qu'est l’indifférence face à toutes ces petites humiliations quotidiennes qu’un garçon ou une fille, pour une raison toujours contingente et irrationnelle, subira silencieusement, au su et vu de tous.

 

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Ennemis publics

 

J’en ai toujours énormément voulu à BHL d’avoir ridiculisé la philosophie. D’avoir profité de la célébrité pour jouir de tout, galvaudant la pensée en l’utilisant à des fins de gloire personnelle, foulant au pied l’intégrité du penseur en prétendant réfléchir à travers un haut-parleur. Et il aura eu beau multiplier les initiatives afin de démontrer ici, tout comme Houellebecq d’ailleurs, qu’il ne l’avait pas cherchée cette notoriété là, qu’elle l’avait pris par derrière, à un certain moment de sa vie, sans crier gare, rien, non vraiment rien ne me le fera croire. Tout était orchestré pour cela. Et la supercherie a mieux fonctionné que prévu. Mais voilà ! Si je déteste le philosophe, l’homme en revanche, m’a étonné, alors que, tout à fait par hasard, je l’ai rencontré, en 2001, à Roissy. Un échange de quelques minutes, une recherche approfondie sur Internet, et suffisamment d’éléments pour me forger une tout autre opinion : celle qu’il existe un BHL (médiatique et grotesque) et un Bernard-Henri Lévy (affable, simple, érudit et souvent pertinent).

michel houellebecq,bernard-henri lévy

Michel Houellebecq, en 1998

La mauvaise idée qui est venue réunir ces deux hommes à l’entrée de l’année 2008 est fondée sur un postulat : le propre même du concept d’« ennemis publics ». Jeu de mots étonnant : ennemis du plus grand nombre (certainement, parce que Houellebecq s’est imposé en dépressionniste des plus autorisés ; probablement parce que BHL s’est principalement illustré par ses coups foireux, ses ouvrages pour la plupart vides, son absence quasi-évidente d’œuvre) ; ennemis intimes notoires, entre le représentant de la gauche socialiste voire caviar, de la vie jouissive, et le représentant d’une droite des valeurs, de la conscience du ressentiment, de l’avachissement de la masse (sans compter le soupçon d’antisémitisme qui a toujours plané sur Houellebecq !) N’est-il pas intéressant de voir comment Houellebecq s’accroche sans succès à sa philosophie pessimiste post-schopenhauerienne ; BHL se revendiquant, analysant, exposant avec finesse sa philosophie éminemment spinoziste ? N’est-il pas un peu triste de voir les deux hommes se rapprocher autour d’un sentiment de paranoïa, - conserver allumée la fonction d’alerte Google ou pas ? Continuer ou cesser les recherches Google ? – proches de l’idiot du sous-sol chez Dostoïevski ? N’est-il pas consternant de voir les deux écrivains se répandre, la plupart du temps, en lieux-communs, en réflexions ordinaires, en banalités confondantes ? Ce serait presque la correspondance de Monsieur-tout-le-monde. Certes, il y a quelques réflexions intéressantes sur la question juive, sur l’esprit-de-meute, sur le rôle d’ennemis publics. Certes, et je le confesse, tout était ici réuni pour engager une correspondance intelligente et serrée, où les deux hommes auraient pu lancer, multiplier les pistes de réflexions, de questionnements, s’opposer, construire dans le duel une profonde pensée sur l’époque, les médias, la littérature, la philosophie, le rôle de l’écrivain, etc.

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La possibilité d’une pensée

Parce que nos sociétés en sont maintenant arrivées à ce stade terminal où elles refusent de reconnaître leur mal-être, où elles demandent à la fiction de l’insouciance, du rêve ; elles n’ont simplement plus le courage de voir leur propre réalité en face. Michel Houellebecq.

J’ai passé ma vie à le faire et, au lieu d’écrire des romans et des traités philosophiques, à sillonner le vaste monde à la recherche de torts à redresser et de causes à défendre. BHL.

 

J’en arriverais presque à dire que le vide de cette publication de lettres montre qu’il n’existe plus aucune possibilité de penser, désormais, en public. J’en arriverais presque à dire aussi, que ça n’est pas bien nouveau. Bien que les choses ne soient pas si simples. D’abord, les années après guerre ont été riches en débats philosophiques, en confrontations idéologiques, en duels politiques, en progrès sociaux et économiques, en utopies assumées. Au début du vingt et unième siècle, la donne est, à n’en pas douter, bien différente. Les quelques romans de Michel Houellebecq sont d’ailleurs de très bons textes qui en analysent les raisons. L’environnement politico-économique a eu raison de nos années d’euphories et d’illusions perdues. L’époque n’est désormais plus propice à une rencontre au sommet entre deux penseurs de grande envergure, à une confrontation d’idées neuves et innovantes, à une réflexion poussée, problématisée, à contre-courant. D’un côté, Houellebecq lui-même annonce sa forme rare de décès littéraire – il est exact qu’une société au bord de la crise de nerf aurait beaucoup de mal à assumer l’existence d’une littérature dépressioniste et pertinente ! – et de l’autre, BHL avoue qu’il n’a pas eu l’occasion de réellement construire une œuvre philosophique, – ayant certainement compris, au début des années 80, que l’ère de la communication et de la consommation avait sonné le glas d'une philosophie ambitieuse et originale, faute de quoi, les traités récemment publiés connaîtraient les déshonneurs du bûcher, en la forme même du pilon. De fait, leur correspondance impromptue est moins désopilante que curieuse, moins forte que molle : on les y surprend se raconter, se livrer quelques aveux intimes, levant un coin du voile à propos de père et mère, échanger quelques réflexions personnelles sur les écrivains, la littérature froide et sans aveu, la Russie d’hier et d’aujourd’hui, le cinéma (art mineur ou majeur ?), ou sur leur enfance et adolescence – des réflexions pas toujours inintéressantes au demeurant, je pense particulièrement à leurs échanges sur la forme ordinaire de la lâcheté ou de l’héroïsme, d’une prise de position quasiment opposée, en ce qui concerne les actes héroïques, sur fond de phrase ambiguë signée de Goethe : « Je préfère commettre une injustice que tolérer un désordre. »[2]

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Bernard-Henri Lévy et Michel Houellebecq

L’odyssée épistolaire, qui aurait pu vouloir briser la chaîne du bien et du mal, vouloir en découdre avec notre société ubuesque, certains visages de la fatalité, se résume à quelques bons moments, quelques bonnes feuilles, deux ou trois aveux, quelques pantalonnades des deux camps dans la tradition même de leurs habitudes. De la naissance d’un grand livre, d’un échange de lettres qui aurait pu faire date, nous avons quasiment le sentiment désagréable d’assister à une séance de spiritisme, de tables tournantes que nos deux « bouffons » organisent pour le plus grand plaisir des médias et des éditeurs. L’argument du « coup médiatique » ne semble ni original, ni très malin, tant il a été ressassé depuis l’an passé, et la parution de cet Ennemis publics pas très spirituel. Je pense sincèrement que ni Houellebecq ni BHL n’ont vraiment voulu cela. Mais que leur lucidité, l’absence même d’une vraie pensée pour BHL, d’un manque de renouvellement de ses arguments pour Houellebecq (qui semble maintenant s’épuiser dans son propre concept de société libérale et irréversible), l’opportunisme auquel ils ont sûrement cédé en a décidé autrement.

michel houellebecq,bernard-henri lévy

Bernard-Henri Lévy dans les années 70 (période Nouveaux philosophes)

Et puis, il y a une règle d’or aujourd’hui – que Houellebecq a su merveilleusement dénoncer en peu de mots : dans une société comme la nôtre, où tout s’épuise, dans une civilisation de la grande fatigue, où chacun est de plus en plus « surveillé », « opprimé » par un nombre toujours croissant d’interdits et de lois, où les valeurs, que sont le travail, la liberté, l’altruisme, le désir, l’ambition, l’amour, la réalisation de soi sont piétinées, nivelées par le rouleau compresseur de la rentabilité, de la crise, de l’égoïsme et de l’individualisme sécuritaire, les chances de demeurer ouverts et alertes à une nouvelle pensée, à quelques échanges philosophiques et non verbeux deviennent de plus en plus illusoires. Et ni Houellebecq ni BHL ne l’ignorent : vendre une correspondance philosophique et intellectuelle, cela équivaut aujourd’hui, à faire un peu de vent, enfoncer des portes ouvertes ou à moitié ouvertes. Cela demande que l’on transforme l’effort en divertissement, que l’on déguise la pensée en une forme crasse de petites révélations pseudo-intimes, de déballages d’idées inoffensives qui cachent les vraies questions, les vrais problèmes. Contrairement à ce que l’on pourrait en dire, il n’y a pas de grandes surprises derrière une telle imposture éditoriale : l’époque n’est plus à la réflexion et au sens du problème ; le grand public n’est plus avide de débats idéologiques ou de luttes politiques ; la pensée molle, celle du spectacle organisé par tous les médias, avec la complicité persistante de grands noms du monde médiatique qui, et ici encore, cautionnent le consensus mou, la volonté d’immobilisme, d’attentisme, de bonne pensance généralisée. À la réflexion, se substitue la confession. Aux traités philosophiques les guides de voyages sur fond de guerres totales (toujours celles des autres, toujours celles des pays étrangers, celles de ces pays qui sont reconnus pour cela). À la vocation philosophique, l’égotisme affiché et assumé.

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Édition étrangère

 

La reconnaissance littéraire et médiatique - on en a un exemple de plus ici – ne sert plus à changer la donne politique ou idéologique, mais à la conserver, l’affirmer un peu plus. Une réalité de plus en plus flagrante, sous l’autorité même de la masse qui, quoi qu’on dise, confirme cette tendance, décidément trop accablée, fatiguée, angoissée pour consacrer le reste de « cerveau disponible » aux combats, aux luttes, aux engagements politiques, aux tentatives de penser à contre-courant…

 

À croire finalement, que ces ennemis publics là, boucs émissaires d’une masse déglinguée, en définitive, à l’image même de ceux qui les détestent – peut-être parce qu’au fond, chacun par son style, ressemble à ce que nous haïssons le plus en nous. Dans ce jeu obscène du reflet de miroir, ces ennemis publics sont l’image cruelle de l’ennemi intime en chacun, et, si l’on prend la peine de suivre cette piste-là, probablement alors, trouverons-nous quelques interrogations potentielles pour changer les choses.


En ouverture :
Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, 2008.             

 


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[1] Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, Paris, Flammarion-Gallimard, 2008.

[2] Op. cit., p. 83 et sq.

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