Marseille, mon amour. Entretien avec Paul Lombard
L'histoire de cet entretien est incroyable. J'avais été invité par l'avocat Paul Lombard à déjeuner dans son 400m2, rue Vaugirard, dans le 6e. Je m'y étais rendu avec son attachée de presse. Alors que nous étions servis par un majordome, dans un cadre insolite, la conversation alla bon train. Les nombreuses pièces de ce grand appartement dégorgeaient de toiles de maîtres ; nous étions ceinturés par la grande peinture, qui parlait aux grands de ce monde. Une fois au digestif, enfin, nous eûmes une longue conversation sur Marseille, Me Lombard venait de publier son Dictionnaire amoureux de la ville portuaire de Pagnol. Cet entretien avait été réalisé pour Le Magazine des Livres, et était resté par un concours de circonstances que je ne m'explique pas, inédit. Je le porte donc à la connaissance du public en le publiant dans l'Ouvroir.
Marc Alpozzo : Généralement, on a l’habitude de commencer par s’adresser à vous en utilisant cette particule qui est une marque de respect, qui est Maître Paul Lombard, mais aujourd’hui, j’ai envie de commencer par dire Monsieur Paul Lombard, parce que vous êtes plus ici, en tant qu’écrivain, voire en tant que grand amateur et connaisseur de la ville de Marseille, qu’en tant qu’avocat, même si vous avez une œuvre déjà importante d’ouvrages qui, depuis 1973, portent sur la justice et l’histoire des idées politiques. Aujourd’hui vous prenez le parti de nous proposer un dictionnaire très riche à propos d’une ville du sud de la France, que vous connaissez bien, qui est Marseille (Dictionnaire amoureux de Marseille, Ed. Plon). Vous nous revenez donc en tant qu’amateur, intellectuel, et enfant du pays. Etes-vous de cet avis ?
Paul Lombard : Oui. Mais une première chose. En ce qui concerne la manière de m’appeler, il ne faut ni m’appeler Maître, ni Monsieur. Il faut m’appeler Paul. (Rires) Ce sera à mon avis beaucoup plus simple et beaucoup plus direct. Effectivement, ce livre ne ressemble pas beaucoup aux autres livres que j’ai écrits. Mais lorsque j’y réfléchis, je me demande si ça n’est pas une sorte de résumé de tous mes ouvrages antérieurs avec Marseille comme alibi. Car si l’on y réfléchit bien, ce livre parle de Marseille, mais je me demande si finalement, le personnage principal ça n’est pas moi, et si ça n’est pas d’avantage une autobiographie qu’un dictionnaire. Autrement dit, Marseille est un alibi, et moi, je suis un peu le personnage central, étant donné que Marseille c’est le décor où s’est déroulée ma jeunesse, et où j’ai accompli les dix ou quinze premières années de ma vie professionnelle.
Donc, Marseille comme fond de décor et élément essentiel, et Paul Lombard comme mis en scène dans ce décor que j’ai moi-même forgé.
C’est d’autant plus vrai, que vous racontez dans votre préface qu’il y a des thèmes que vous vous refusez à aborder dans ce dictionnaire car ceux-ci vous font toujours souffrir, et vous ne voyez pas la raison de ranimer de telles blessures.
Je vais vous dire, un dictionnaire amoureux, c’est forcément, comme tous les dictionnaires, et plus particulièrement dans cette collection que j’aime beaucoup, c’est l’arbitraire roi, pour l’excellente raison qu’il faut faire à chaque pas des choix, et ces choix ne sont pas des choix qui ont pour critère la justice mais ma personnalité. Il y a eu des endroits que j’ai évité systématiquement car ils m’ont rappelé un mauvais souvenir, un amour déçu, une amitié évaporée, des souvenirs de l’occupation de la guerre. J’ai préféré ne pas ajouter à la difficulté d’écrire, la douleur de définir des endroits qui me faisaient mal.
Vieux-Port de Marseille
Alors je ne vais pas vous demander pourquoi vous avez écrit un livre sur Marseille, car j’imagine que c’est à la fois parce qu’on vous l’a demandé, et puis parce que vous êtes un enfant du pays, mais surtout, vous écrivez dans votre préface que si vous faîtes ce dictionnaire c’est à la fois par amour pour Marseille et également parce que vous voulez en finir avec la caricature de Marseille.
C’est tout à fait vrai. Parce qu’il y a une chose qui m’a toujours agacé depuis ma jeunesse, c’est que Marseille n’a jamais eu droit à son portrait. Marseille n’a eu droit qu’à sa caricature, le pastis, la pétanque, la bouillabaisse, tous les lieux communs que l’on retrouve à chaque ligne où l’on évoque Marseille. Alors que Marseille ça n’est pas ça. Marseille, c’est une histoire, une culture, une population, et une civilisation. Et quand je dis « civilisation », n’allez pas croire que je me laisse emporter par la faconde marseillaise, mais je crois que c’est vraiment une civilisation qui fait partie de la civilisation méditerranéenne, mais qui, en même temps, se situe au carrefour de la Grèce et de Rome, et qui a véritablement son originalité.
Et en tant que dictionnaire, il reprend des noms connus, comme Maurice Béjart, Fernandel, Marcel Pagnol, ce sont d’ailleurs parfois des enfants du pays, et puis c’est aussi, ce que vous citez, et qui fait de Marseille ce qu’elle est, à savoir l’accent, l’aïoli, le vieux port, la Canebière.
Oui, c’est vrai, mais ça n’est pas que ça. J’ai voulu sortir de l’oubli un certain nombre d’auteurs, de romanciers, de poètes, de peintres qui à mon avis souffrent tous d’une sorte de malédiction jacobine.Qu’est-ce que cela veut dire ? Je vais vous dire. Cela veut dire que la France ne ressemble à aucune de ses sœurs méditerranéennes, ni à l’Espagne ni à l’Italie où il y a plusieurs capitales. Paris aspire tous les talents, et il y a une sorte de malédiction qui repose sur ceux qui n’ont pas voulu quitter leur province. Et alors, en particulier, je me suis attardé sur l’école poétique de Marseille. Et j’ai trouvé des gens absolument extraordinaires, comme Toursky, Brauquier, Gelu, comme un certain nombre d’autres, qui ont une telle personnalité, un tel talent et une telle sensibilité, et qui sont tous en même temps atteints du mal de Marius, j’appelle le « mal du Marius » cet appel de l’ailleurs. Je me suis dit « il faut que tu fasses tout ce que tu peux pour sortir ces gens de l’oubli ». Et s’il y a une justice, mais il n’y en a pas en littérature et encore moins en poésie, j’espère que ce dictionnaire va y contribuer. Mais finalement, je n’y crois guère, car il est presque impossible aujourd’hui de réparer les injustices du jugement, et je crois qu’il est très difficile de tirer de l’enfer de l’oubli un certain nombre de gens qui mériteraient d’être au paradis de la gloire.
Canebière, Marseille, carte postale
Ce que vous dîtes à propos de ce fameux Jacobinisme français est d’autant plus juste qu’on a le sentiment qu’il s’exprime dans les accents mêmes, puisque vous dîtes très bien que l’on croit à Paris ne pas avoir d’accent, et qu’il y a un accent marseillais, aujourd’hui de notoriété publique grâce à Pagnol, et pourtant, à l’inverse, lorsqu’un parisien arrive à Marseille, l’accent peut-être par exemple beaucoup trop perçant pour un chauffeur de taxi.
Oui, alors là c’est extraordinaire. Voyez à Marseille, quand quelqu’un a l’accent parisien on dit qu’il parle pointu. Et un jour, je débarquais avec un de mes amis, il était journaliste, et il avait un accent « parigot » comme on dit, vulgairement, très prononcé, et notre chauffeur de taxi qui nous menait à notre point de destination, lui dit : « Monsieur arrêtez de parler pointu vous aller me crever un œil. » C’est extraordinaire !
Et là on a l’impression qu’il y a une véritable ligne de démarcation, une vraie frontière entre le Nord et le Sud.
Il y a une espèce de ligne de démarcation, c’est vrai. Et il y a une autre histoire que je raconte également dans ce livre. Un fonctionnaire est nommé à Marseille et il arrive du Nord. Il essaye de nouer la conversation avec des gens qui jouent à la belote sur le vieux Port. Alors il s’approche et il leur dit : « Vous savez, moi, je suis de Turcoing, vous connaissez ? » Les gens continuent de jouer à la belote. Alors, il persiste, disant : « Turcoing, vous connaissez ? » Personne ne bronche, alors il dit : « Mais ici peut-être on dit Tourcoingue ! »Alors un moment donné, un d’eux se lève et dit : « Non ! Ici Tourcoing on n’en parle jamais ! » C’est extraordinaire, non ? Il y a une espèce de clivage, de ligne de démarcation imaginaire entre le Sud qui a l’accent et le Nord qui ne l’a pas.
La partie de cartes de Marius
Et cela se retrouve même dans la culture moderne, puisque vous abordez juste à propos la culture rap, dans laquelle, vous citez des groupe de rappeurs marseillais très célèbres tels qu’Iam, et d’autres l’étant beaucoup moins, qui ont fait de Marseille un pays.
C’est exactement cela. Lorsque j’ai abordé ce dictionnaire, très franchement, je n’étais pas un spécialiste du rap, mais je me suis efforcé d’écouter quelques groupes comme Iam, ou NTM ou je ne sais encore, et j’ai été littéralement suffoqué de constater que le rap était le point de rencontre entre le folklore, le bégaiement, et une certaine forme de l’ineffable. Et ça m’a beaucoup frappé, ça m’a beaucoup intéressé, et c’est pour cela que je me suis risqué à parler du rap, moi qui le connais si peu, mais qui le sens tellement.
Mais vous avez une vraie ouverture d’esprit par rapport au rap, pourtant décrié de certains professeurs de français, et vous allez jusqu’à montrer se vraie vertu.
C’est mon avis, c’est un véritable langage, voyez ? Le rap, c’est un peu le patois de la musique, et cela m’a beaucoup intéressé, comme j’ai découvert aussi, grâce à ce dictionnaire, le roman policier marseillais, avec Jean-Claude Izzo… Il faut lire la trilogie d’Izzo ! Je crois vraiment que c’est le Marcel Pagnol du polar.
L'oeuvre phare de Jean-Claude Izzo
Et c’est vrai qu’Izzo fait bien ressortir l’univers marseillais. Vous le faîtes d’ailleurs vous-même, en nous présentant des personnages de Marseille qui ne sont pas des personnes mais des endroits, des lieux, comme la Canebière par exemple.
C’est un personnage, la Canebière c’est même toute une civilisation. Et ça c’est une chose un peu étonnante, je ne sais pas si je n’ai pas un peu trop recréé Marseille. Si je n’ai pas, au lieu de faire un reportage poétique de Marseille, recréé cette ville à travers l’image que je m’en faisais. Mais pour revenir à la Canebière, c’est un endroit extraordinaire, et il faut se rendre compte de la chose suivante : au siècle dernier, et encore même moins que cela, quiconque voulait être au courant des affaires de la ville, de la France et même du monde, devait passer dans les cafés de la Canebière. Vous savez, on passait dans les cafés de la Canebière comme aujourd’hui on zappe sur les chaînes de télévision de l’information. Et j’ai trouvé que cet endroit, qui était à la fois une rue et un média, était peut-être sans exemple dans les villes modernes. Et j’espère que j’aurais fait sentir cela à ceux qui liront ce livre.
D’ailleurs à ce propos, vous retracez parfaitement l’histoire de la Canebière qui est, à notre grand étonnement, extrêmement longue.
C’est une histoire très très longue. La Canebière était un endroit où l’on y cultivait le chanvre. Le chanvre était utilisé pour faire les cordages des navires. Et puis, petit à petit, Marseille est devenu l’immense port que vous connaissez, jusqu’à ce que Louis XIV ait conquis Marseille. Ça c’est véritablement extraordinaire. Il n’a pas occupé Marseille, mais il l’a conquis. Il a brisé les remparts de Marseille et ses mousquetaires, les d’Artagnan de l’époque et les autres, ont envahi Marseille, et ont occupé la ville comme les allemands l’ont occupée quelques siècles plus tard. Et il y a un mot de Louis XIV qui m’a toujours enchanté : il dit : « C’est à partir du moment où j’ai vaincu Marseille que je me suis senti roi de France. »
Vous citez Louis XIV, il y a même une rubrique, mais avant lui, il y a un autre grand homme historique, car ce qu’il faut préciser, c’est qu’il y a deux César à Marseille, le sculpteur, et avant lui, le Jules César que nous connaissons tous, qui a lui-même tenté de conquérir Marseille sans jamais y parvenir. On était là en pleine insoumission. Vous le racontez très bien dans votre livre.
En pleine insoumission, mais oui, tout à fait. C’est la fameuse bagarre entre César et Pompée, et les marseillais toujours un peu entre deux eaux, ont pris successivement parti pour César et Pompée, jusqu’au moment où César a réussi le siège de Marseille et a soumis la cité indocile. Mais vous avez raison, non seulement il y a deux César à Marseille, mais on peut même en compter un troisième : le personnage de Raimu. Décidément, Marseille souffre du syndrome de César.
La Trilogie Marseillaise de Marcel Pagnol :
Fanny : Photo Fernand Charpin, Marcel Pagnol.
Marseille, on l’oubli bien souvent, vient de la Grèce. Il y a un grand mouvement helléniste à Marseille.
Qui ne s’est jamais départi, voyez, c’est très curieux. Depuis que les Grecs ont débarqué à Marseille et l’ont disciplinée cette calanque, car le vieux port n’est pas autre chose qu’une calanque civilisée, il y a toujours une vieille tradition grecque à Marseille, et même au dix-neuvième siècle la colonie grecque de Marseille a eu, avec des grandes familles, comme les Arifis, les Arastopoulos, et beaucoup d’autres, qui ont assuré la pérennité grecque de Marseille. C’est une chose, vous avez vraiment raison de le remarquer, qu’il ne faut pas oublier si l’on veut comprendre cette ville qui se livre beaucoup moins facilement qu’on voudrait le croire. Marseille est comme les marseillaises qui sont beaucoup plus vertueuses qu’on ne le pense.
On a l’impression, si l’on y réfléchit à peine, de tout connaître de Marseille, et puis, quand on lit votre dictionnaire on s’aperçoit qu’il y a beaucoup de zones obscures, des personnages célèbres qui ont marqué cette ville par leur passage où leur naissance. Vous citez par exemple Rimbaud.
C’est une ville que le destin a choisi quand même. C’est une ville qui a vu mourir Rimbaud à l’hôpital de la Conception, et a vu naître Artaud. C’est-à-dire deux des poètes majeurs de ce siècle qui ont, pour moi, rénové complètement le langage et ont donné un formidable coup d’accélérateur à la poésie, tous les deux ont choisi Marseille : un pour y naître l’autre pour mourir. Entre parenthèses, lisez la dernière lettre de Rimbaud à sa sœur, je n’aime pas beaucoup Isabelle, mais après tout elle se passe de mon amour, c’est quelque chose de bouleversant. Il vient à peine de se faire amputer. Il dit « Si quelqu’un dans mon cas me consultait, je lui dirais : vous êtes arrivé à ce point, mais ne vous laissez jamais amputer. Faites-vous charcuter, déchirer, mettre en pièces, mais ne souffrez pas qu’on vous ampute. Si la mort vient, ce sera toujours mieux que la vie avec des membres en moins. […] La tête et les épaules s’inclinent en avant, et vous bombez comme un bossu. Vous tremblez à voir les objets et les gens se mouvoir autour de vous, crainte qu’on vous renverse, pour vous casser la seconde patte[1]. »
Vous parlez également de la réforme de la langue. Marseille réforme la langue. Vous citez des expressions concrètes telles que « fan de ».
Il y a un parler marseillais. Que veut dire « fan de » ? Cela veut dire « enfant de ». Alors vous avez des enfants de chichourle, c’est le nom provençal de la jujube, de p…, mais inutile de dire que je ne vais pas vous sortir ce mot, bref, vous avez mille et un enfants. La descendance enfantine de Marseille est formidable. Vous avez raison. L’apport marseillais va avoir un apport très important dans le français moderne, et le langage argotique. Le langage policier par exemple, mais même Pagnol est argotique. D’ailleurs, il y a beaucoup à en dire de Pagnol. C’est un homme que j’aime beaucoup, et je crois que Marseille lui doit énormément. Mais comment vous dire ? Je crois qu’il n’a pas fait que du bien à Marseille. Je crois qu’il en a accentué la caricature, et pas le côté profond qui, à mon avis, ne peut pas être séparé du côté léger.
Paul Lombard (1927-2017) en robe d'avocat dans son cabinet à Paris
Paul Lombard, Dictionnaire amoureux de Marseille, éditions Plon, 2008.