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Matzneff et les philosophes

Ses jeunes maîtresses et ses vieux maîtres ont toujours été la grande affaire de Gabriel Matzneff. Ses jeunes maîtresses ont occupé sa vie ; elles y ont introduit une bonne dose d’amour et de sensualité, donnant un sens certain à son existence. Ses vieux maîtres lui ont procuré cette « famille esthétique et spirituelle à laquelle on appartient[1] ». Or, appartenir à une lignée de pensée, c’est très nettement se définir un lien ou une filiation et un art de vivre : une diététique. Ce long article a trouvé une place dans l'ouvrage collectif dirigé par F. Georgesco, paru aux éditions du Sandre, en 2010, et sobrement intitulé Gabriel Matzneff. Le voilà désormais en accès libre dans l'Ouvroir.

 

Dès sa plus tendre adolescence, à la diététique, Matzneff associa la religion. Le croisement semblerait-il si curieux ? Avant lui, Nietzsche les intriquait déjà ; lui qui pensait, comme Matzneff d’ailleurs, qu’il n’y a pas d’élévation de l’esprit sans une précaution du corps. De fait, si pour Matzneff, l’un ne va jamais sans l’autre, c’est parce qu’il est bien persuadé qu’il ne pourra jamais assurer seul son salut. « Trop lâche ou trop mou » pour cela, Matzneff demeure convaincu, à raison, que l’homme a besoin d’un « directeur spirituel ».

  Ce directeur spirituel, il l’a voulu composé de règles alimentaires, d’une hygiène de vie et de l’âme, et de tous ses maîtres qui ont inspiré sa pensée, nourri sa vie, contribué à façonner son personnage. On y trouve quelques philosophes et quelques courants qui agirent sur lui comme des « révélateurs » ; qui lui permirent d’accoucher de lui-même. Matzneff a épousé des doctrines comme un « cherchant » ; conscient que ses maîtres lui offraient la possibilité de découvrir ce qui était là, en lui, à l’état latent. Matzneff n’abordera donc jamais la philosophie en universitaire. Et en cela, nous pouvons déjà saluer la démarche « vraiment » philosophique. Car ce qui serait, pour Gabriel Matzneff, de nature à éveiller, décentrer, étonner, se doit d’être un enseignement à agir et non à parler. Cette belle idée, inspirée du stoïcien Sénèque, apporte d’emblée la preuve que la pensée sans l’action ne servirait à rien. Une formule, que Matzneff s’appliquera, sa vie entière ; elle l’inspirera dans toute son œuvre foisonnante et inextricablement mêlée à une existence faite de liberté et de rigueur ; elle révèlera la profonde indépendance d’un homme réfractaire aux courbettes et aux compromissions, et dont le destin épousera essentiellement la sagesse et le désespoir des philosophes antiques et humanistes ; le sens du soupçon des philosophes modernes.     

 

 

  1. Matzneff et les antiques

 

La diététique

 

« Aujourd’hui comme à seize ans, j’ai le feu aux joues quand je lis les noms de Lucrèce, d’Horace, de Sénèque, de Pétrone, de Plutarque, quand mes doigts effleurent l’un de leurs livres […][2] », écrit en substance Matzneff dans son Maîtres et complices. Comment d’emblée ne pas reconnaître l’influence majeure des Latins, la vision du monde antique inspirant sa sensualité, son amour désespéré de la vie, sa tentation de la mort ; une sagesse à l’usage de son existence faite de désordre et de bohème.

 

Or, que reproche-t-on à l’auteur de Vénus et Junon ? Son libertinage. Son tempérament donjuanesque. Ses amours décomposés. Et s’il ne faut pour autant, confondre « entre le mythe de Don Juan et le tempérament donjuanesque » de Matzneff, c’est parce que néanmoins, notre ami a le sens de l’idéal aristocratique enseigné dans les grandes morales stoïciennes ou épicuriennes de la période antique : luxure élégante, sensibilité, esprit raffiné. Don Juan est un « pauvre type », malheureux, dépendant du désir de l’autre, sans cesse à la recherche de ce désir, cynique, imbu de sa personne et pervers. Pas étonnant donc que Matzneff prenne clairement ses distances avec ce mythe, à mille lieux de la morale qui a été le fil conducteur de toute sa vie. Mais quelle est cette morale ? D’une part, sans rigueur ni tempérance, pense Matzneff, il n’y aurait point de bonheur possible. D’autre part, il s’agit de toujours garder en tête que le « relâchement », ou le « laisser-aller » son nos pires ennemis. « Donjuaniser, dit donc Matzneff, soit, mais à condition d’être capable de constance[3]. » Attention néanmoins à la nuance, et quoi que puisse prétendre le plus démocrate d’entre nous, l’hédonisme de Pétrone, les otia dia célébrés par Lucrèce ne sont le propre que d’un petit nombre. Lorsque la société de consommation s’en mêle, elle transforme cette morale aristocratique en « beauferies » abjects, « vulgarité moutonnière ». Car il n’existe aucun sens du plaisir sans diététique. C’est-à-dire sans un sens de l’art de vivre, mais tout autant de la « sobriété » ; sobriété qui, chez Matzneff, s’étend jusqu’à la table elle-même. Il retient autant cet adage d’Apicius, que bien plus tardivement dans l’histoire des idées, de Nietzsche ou de Byron. L’auteur de Yogourt et yoga pense à leur suite que « la maîtrise du corps et celle de l’âme sont une aventure unique[4]. » A l’encontre du platonisme (que Nietzsche combattait également) ou du néo-platonisme, Matzneff adopte une morale et une méthode pour vivre heureux : réconcilier le corps et l’âme afin qu’ils se magnifient ensemble. À l’instar de Sénèque (mais également de Nietzsche qui s’inspire de Byron[5]), « la sagesse est une macrobiotique[6] ». Cela signifie en clair, qu’il ne saurait y avoir de vie heureuse sans un sens rigoureux d’une diététique mêlant un souci de la nourriture et du poids ; impliquant la sobriété d’un esprit vigilant, face aux plaisirs illicites ou superflus.

 

Le tempérament frugal, bohème, amoureux, dandy de Matzneff ne va donc pas sans un goût profond pour la mesure et des règles que l’on s’est prescrites. De quoi étonner ces mauvais lecteurs qui n’auraient vu en l’homme qu’un cabotin, amateur de femmes et de débauches.

On trouve un ascétisme, une spiritualité, et une métaphysique qui sont à Matzneff, le rempart vigilant contre toute dissolution du moi dans la barbarie du nombre et le jeu de l’hypocrisie sociale, autant que la ligne de conduite et de vie qui le sauveront de cette renonciation d’être soi. Car la première des sagesses qu’adopte Matzneff à la suite des philosophes antiques, et précisément latins, c’est de s’accepter, d’accueillir avec une innocente désinvolture ce qu’il y a en soi de contradictions, de « vérité multiple » et de « tourbillon avoué de passions inconciliables ». La seconde est d’accepter son sort sans se rebeller. Par exemple, nous explique-t-il, « certains de mes amis ont déploré l’apathie avec laquelle j’ai subi la cabale qui a mis fin à ma chronique hebdomadaire que, de 1977 à 1982, je donnais au Monde. Ils ont regretté que je n’aie répondu que par un haussement d’épaules aux intrigues qui aboutirent à mon éviction. […] Ils n’ont pas aimé le ton ironique et courtois avec lequel, dans ma chronique d’adieu, j’ai masqué mes blessures, et ma défaite[7] ». Mais n’est-ce pas là pourtant ce que les stoïciens nous apprennent, à savoir nous attacher à ce qui dépend de nous et nous détourner de ce qui ne dépend pas de nous ? Voilà qui est fait. Et bien fait. Sans quoi, comment pourrions-nous préserver notre bonheur ?

 

          La vie heureuse

 

Le bonheur. Voilà un mot, un sentiment qui traverse toute l’œuvre de l’auteur du Taureau de Phalaris. Il ne détient aucune recette ; il n’a ni méthode ni certitude. Matzneff avance, dans sa vie solitaire, sans se soucier de maintenir intacte sa vita beata. Parce que le bonheur n’a pas de normes. Sans règle, il n’est pas universalisable. C’est une inconnue métaphysique qui ne dépend que du hasard. Matzneff en est profondément convaincu : « Une vie où le bonheur serait continu est impossible[8]. » Mais si c’est le cas, c’est parce que Matzneff, cet amateur, ce dilettante éclairé qui nage dans les mers des morales romaines, stoïciennes, épicuriennes pour apprendre à bien vivre, ne cherche dans l’enseignement des grands-maîtres, que des leçons applicables à sa propre vie ; sceptique face à la raison pratique ; ne croyant guère en la toute-puissance de la raison théorique en matière de vie heureuse.

Ça n’est guère curieux de la part de ce lecteur assidu des philosophes antiques. Matzneff n’a jamais séparé les moralistes des tragédiens ou des dramaturges. Et lorsqu’il se construit un modèle de vie personnelle pour une vie heureuse, il fonde le socle de celle-ci sur trois grandes notions que les philosophes, des Grecs à nos jours, ont presque tous combattu : la passion, le désir, et le plaisir. À l’instar de ces grands personnages cornéliens ou raciniens, Matzneff a toujours célébré la passion, quitte à en subir les contrecoups. Les attentes, les élans, les fièvres. Racine ou Corneille l’ont inspiré dans ses emportements amoureux, les stoïciens et les épicuriens lui ont donné les médicaments pour résister au chagrin, une fois la passion rompue. Et ce, même si une longue tradition philosophique a combattu avec ardeur les passions du corps, les supposant nocives pour l’âme. Son goût pour le plaisir, il ne le partage pas non plus avec les philosophes antiques. D’abord, parce que les stoïciens refusent de confondre l’idée de bonheur et de plaisir. Ensuite, parce qu’ils identifient le bonheur au souverain Bien ou à la vertu, et que le plaisir, n’étant que le résultat éphémère d’une impulsion, ne lui est en rien nécessaire. Epicure ne serait guère plus – ou, serait-il alors, un Épicure matzneffisé ! – en accord avec Gabriel Matzneff, et ce, même s’il croit au plaisir comme seul moyen de parvenir au bonheur, puisque la recherche du plaisir, pour ce fondateur de l’école épicurienne, est essentiellement l’atarxia et l’anomia. Vivre heureux dans la tranquillité de l’âme et l’absence de peines du corps ! Loin de la conception que nous en livre Matzneff, dans ses essais, ses romans, ou encore ses journaux intimes.

On peut alors aisément comprendre que l’idée d’Epicure selon laquelle, même placé dans le cuivre incandescent du taureau de Phalaris, le sage dira « Que ceci est agréable ! que je n’en suis pas ému ![9] », n’ait pas la cote auprès de Matzneff. Cette possibilité de bonheur, même sous la torture, pour le sage épicurien ne saurait être entendue de Gabriel Matzneff, parce que le sage a appris à surmonter les plaisirs corporels ; l’auteur de L’archange aux pieds fourchus a lui, au contraire, tenté toute sa vie de réconcilier la frugalité gourmande et le sens de la mesure ; l’élan dionysiaque et la consolation métaphysique.

 

Aussi, cette tentation stoïcienne de vouloir surmonter la souffrance en niant, à la fois la vie, les désirs, et le corps lui-même, Matzneff à la suite de Nietzsche, ne l’accepte pas. Il accepte la mesure, la tempérance, la rigueur et la vertu ; il refuse ce déni des plaisirs, du goût de la vie, et cette réduction du bonheur à une simple absence de douleurs, – sans néanmoins la négliger. Mais elle ne saurait suffire ! D’autant que la douleur, il l’accepte toute entière. Courageusement ! Il l’accepte tant qu’elle demeure inférieure quantitativement dans une même journée, une semaine ou une année, à ces moments fugaces, éphémères de bonheur partagé ou solitaire. Pour le comprendre, il suffit juste de l’écouter : « Une journée où, de dix à douze heures, vous avez souffert d’une douloureuse crise de gravelle, puis où, de trois à sept, vous avez tenu dans vos bras la jeune personne que vous aimez, n’est pas une journée uniment heureuse : c’est une journée où vous avez connu deux heures de malheur et quatre de bonheur[10]. »

Matzneff ne refuse pas la souffrance. Pour le chrétien, la souffrance est ce sésame qui lui assure une entrée au paradis. Pour Matzneff, en excellent lecteur de Nietzsche, on ne saurait accueillir en soi le plaisir, sans recevoir en contrepartie le même degré de peines. Et, en maître ès ruptures, les multiples et variées possibilités de douleurs l’ont traîné du paradis à l’enfer, sans que notre homme n’en ait rien fait. Ayant également renoncé aux obligations, et par conséquence logique, à la sécurité, le courage fut alors nécessaire pour ce preux chevalier métaphysique, afin de surmonter la souffrance des incertitudes des lendemains.

 

 

La mort volontaire

 

Néanmoins, si la souffrance est le pendant obligé du plaisir, si l’on veut accueillir la vie et l’intensité en soi, elle n’en présente pas moins des limites. C’est Sénèque, une fois de plus, cité par Matzneff dans un article de jeunesse, maintes fois lu et relu par un Montherlant se donnant la mort à la fin de sa vie, qui dit : « bien mourir, c’est échapper au danger de mal vivre[11]. » Sénèque est un stoïcien qui, à l’encontre de la condamnation platonicienne, invite le sage à se donner la mort plutôt que vivre une fin de vie faite de souffrances vaines.

« Nous ne pouvons nous plaindre de la vie pour la raison qu’elle ne retient personne. La condition de l’homme est bonne, nul n’étant malheureux que par sa faute. La vie te plaît ? Vis. Elle ne te plaît pas ? Tu peux retourner d’où tu es venu[12]. » Sous la plume de Matzneff, voilà de quoi de nouveau irriter : en 1959, il écrit un texte sur le suicide chez les romains ; en 1978, il prononce à Djerba, un colloque sur le suicide philosophique[13]. Matzneff est cet homme qui a le goût de la vie, et de la liberté. Sa vision du suicide n’est donc pas celle d’un dépressif qui déprécierait la vie. Ce serait là encore l’avoir bien mal lu ! Néanmoins, à quoi tient cette dernière ? Comme le craquement d’une allumette dans la nuit, elle se résume à un bref instant dont il s’agit de profiter jusqu’au bout. Soit. Mais à condition de n’être pas prisonnier de cette vie-là. De conserver ce qui nous est le plus précieux : notre liberté. Écoutons donc Matzneff, lui-même, qui ne manquera pas, là encore, d’en effaroucher quelques-uns : « La vie est une aventure passionnante, qui mérite mille fois d’être vécue. Mais si nous devons apprendre à bien vivre, nous devons également, si le cas y échoit, apprendre à bien mourir. Personne ne souhaite voir sa maison en flammes, mais le jour où, par malheur, la maison flambe, nous sommes contents de pouvoir nous en échapper par l’issue de secours. Le suicide est cette porte de secours. Laissons-la entrouverte[14]. »

 

Cette pensée, à la fois très controversée et lucide sur la mort volontaire, est le propre de l’acte philosophique stoïcien. Plus précisément, et contre toute attente, le suicide philosophique est selon le stoïcisme un acte purement moral. Car ne sera moral, pour cette école, que ce qui dépend de nous. Ce qui sera indifférent ce qui ne dépend pas de nous. Le regard lucide que porte donc notre écrivain orthodoxe sur le suicide, est largement inspiré de cette morale stoïcienne qui subordonne le bien et le mal au bon et au mauvais. Sera bien toute attitude qui accepte ce qui arrive comme voulu par le destin. Il y a donc là un renversement sidérant de notre manière ordinaire de voir les choses, de nos jugements de valeur toujours dépendants des conventions sociales ou de nos passions. Matzneff a approuvé et intégré cette pensée à propos du suicide à laquelle le stoïcisme a donné ses lettres de noblesse, à l’inverse de toutes ces écoles tel le pythagorisme, le platonisme ou encore le néoplatonisme qui le condamnait : le sage vit tant qu’il veut ; le vulgaire tant qu’il peut. « […] jusqu’à sa mort l’homme beau doit rester beau, consigne Matzneff dans ses carnets intimes. Errol Flynn a été beau jusqu’à son dernier jour. C’est un modèle que j’entends imiter[15]. »

 

Voilà donc qui est clair à présent : cet héritage antique, ces lettres gréco-latines, a donné à « ce Français d’origine étrangère »[16], l’apatride, ces racines nécessaires, une mémoire, une transmission. « Plaisir du latin, joie du latin, jouissance de cette âpre et mélodieuse écriture. Une vie sans latin vaudrait-elle d’être vécue ? Je ne le pense pas[17] », écrit Matzneff. Un héritage capital, qui a fondé l’humanisme français, et qui a inspiré la philosophie du soupçon de Schopenhauer et Nietzsche.         

  

 

  1. Matzneff et les classiques français

 

La confession de soi

 

Cette idée très stoïcienne qui nous recommande de ne nous préoccuper que de ce qui dépend de nous, et de nous détourner de ce qui ne dépend pas de nous, nous conseille par conséquent de nous désintéresser de la richesse, de la célébrité et des carrières politiques. Cela nous entraîne aux Essais de Montaigne dont le moins que l’on puisse dire, c’est que Matzneff lui doit beaucoup. Emportant dans son paquetage de bidasse, les confessions de cet ancien maire de Bordeaux qui, neuf ans après la mort de son ami intime La Boétie, se retire dans son château de Montaigne afin d’entrer en quête d’une vie faite d’authenticité, et ainsi rédiger ses premiers commentaires. Ce grand lecteur des philosophes antiques a aidé Matzneff à ne plus avoir peur de ses contradictions ni de ses passions ; à ne plus craindre de les confesser dans ses livres.

 

Est-il utile de rappeler ici que Gabriel Matzneff a consigné dans des carnets noirs Moleskine®, son journal intime, tenu au jour le jour[18], ne cachant rien de ses « amours décomposés », de ses angoisses, de ses colères, de ses déceptions, de son désespoir ? Une scandaleuse absence de pudeur pour certains, mais qui a fait de lui, un écrivain de la mémoire : un homme qui déteste oublier, renier ou encore effacer ; un écrivain qui couche tout sur le papier, fait de son existence une œuvre, maintien en vie, voire ressuscite, s’il le faut, ses amours oubliés. Ce courage de la confession publique, il le doit à Montaigne lui-même. L’écrivain du « moi » (que Pascal accusait d’être haïssable), l’écrivain des profondeurs de l’âme, le héros philosophique de l’introspection. Se montrer sans masques ; prendre le risque de se livrer dans sa plus grande « vérité ». Ce pari, loin du narcissisme honteux que l’on lui prête, est un acte de bravoure : celui de ne rien esquiver ; d’oser être ce que l’on est ; de conserver intacts les évènements d’une vie que la mémoire aurait autrement dévorés. Une tentative réussie de concilier Héraclite, la métaphysique du devenir, et Parménide, le découvreur de la permanence.

Cette révélation de soi, cette confession publique qui vous met en danger, Matzneff l’a toujours assumée, et ce, depuis son adolescence. « Écrire son journal intime, c’est la confession auriculaire ; le publier, c’est la confession publique[19]. » Dévoiler ses plus intimes détails de sa vie amoureuse ; nourrir ses livres de ce qu’il a vécu. « Je ne suis pas un écrivain de l’imaginaire, écrit-il. Peut-être est-ce à cause de cela que je tiens l’oubli du passé pour une horrible impiété, un péché contre l’esprit[20]. » On ne trouve pas énormément de journaux intimes dans la littérature française. Et l’on n’en trouve assez peu d’aussi complets que ceux de Matzneff, dont l’obsession se résume à ne point faire d’impasses, quitte à prendre le risque du pilori, des cabales orchestrées par la « bien-pensance ». C’est dans le texte de Montaigne, que l’auteur de Calamity Gab apprend à trouver le courage d’être véridique, contre la société moutonnière, dont l’objectif est de « nous mettre sur des rails, (de) nous imposer un moule, (de) nous faire jouer « un personnage d’emprunt[21] » ».

 

    Entre humanisme et moralisme

 

Montaigne est le disciple d’Héraclite, de Pyrrhon, d’Epicure et de Plutarque. Sa passion pour la vérité ; cette joie élégante qui a le sens de l’incarnation et le respect de la vitalité du corps ; son mépris pour un enseignement trop universitaire qui met de côté l’action. Cet humanisme de Montaigne lui a donné la force de se peindre, d’observer et de donner à voir ses humeurs, ses inclinations, ses fantaisies, ses maladies, ses vertus et ses vices. Cette approche de soi, décomplexée, dégagée de toute moraline condamnant sans appel, ce que l’on a étiqueté de « littérature égotiste », cette philosophie de l’affirmation (qu’il partage avec Nietzsche), il la doit là encore à Montaigne. Aussi, s’agit-il ici tout de même de préciser que les Essais ne sont en aucune manière une autobiographie. « Ce sont mes gestes que j’escris, c’est moy, c’est mon essence[22] », confesse Montaigne. Ayant en détestation les modèles, rejetant toute théorie de l’existence pour se préoccuper de la seule pratique, refusant les programmes philosophiques et les dogmes qui vont avec, Montaigne est le propre même de l’écrivain qui rédige ses Essais, pour à la fois affirmer l’originalité de ses expériences à toutes les pages, et par ricochet, présenter un homme qui ne craint pas de se jeter dans la vie à corps perdu. On y reconnait bien évidemment Matzneff, qui, inspiré des Latins, comme nous l’avons déjà vu, préfère l’action aux bavardages dogmatiques, s’est toujours moqué du panurgisme moral, qui condamne les écrits sur le moi. Autre parallèle possible entre les deux écrivains : cette conception de la vie accordant une place principale au corps et à l’instant présent. « La morale, le sens du bien et du mal, n’ont rien à voir avec le lit ou la table. Il y a des salauds chastes et des libertins au cœur noble et bon. Il y a des buveurs d’eau méchants et de charmants ivrognes. Gueuletonner avec des amis aussi gourmets que moi, coucher avec une jeune personne qui me désire et que je désire, voilà des actes parfaitement innocents. Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat[23]. »

 

Voilà donc un vrai tempérament d’homme de lettres passionné, aimant l’amour ; cette inspiration, il ne la retrouve pas seulement chez Montaigne, mais également chez La Rochefoucauld, écrivain, artiste et homme libre qui trempa « sa plume tantôt dans l’encrier chrétien et tantôt dans l’encrier païen[24] ». Mais La Rochefoucauld est un moraliste. Or, de la morale, Matzneff se méfie. Lorsque le duc explique le dessein des maximes en expliquant que « la vertu des anciens philosophes païens, dont ils ont fait tant de bruit, a été établie sur de faux fondements, et que l’homme, tout persuadé qu’il est de son mérite, n’a en soi que des apparences trompeuses de vertu, dont il éblouit les autres et dont souvent il se trompe lui-même lorsque la foi ne s’en mêle point[25] », cela sent la stratégie. Oui ! Mais voilà ! Comme le précise Matzneff, malgré cela, La Rochefoucauld ne fut jamais inscrits au moindre programme d’un institut théologique ou cité dans un sermon dominical. Et pour cause : La Rochefoucauld, comme Byron, Casanova, Dostoïevski, ou Matzneff lui-même, était attiré par « les tendrons ». Et Matzneff ne peut là, s’empêcher de penser à ces « nouveaux inquisiteurs », qu’il abhorre, et qui s’emploieraient à « vertueusement faire monter au bûcher », ces écrivains inscrits hier; ou aujourd’hui, sur ces listes sulfureuses, condamnant le libertinage, le jansénisme, le cynisme ingénu[26], etc.

De fait, et malgré le christianisme galopant dans ses maximes, si La Rochefoucauld reçoit les faveurs de Matzneff, c’est d’abord parce que ses textes sont d’inspiration épicurienne, d’autre part, c’est parce que moins qu’un éducateur au sens scolaire du terme, La Rochefoucauld fut « un séducteur, un initiateur[27] ».

 

Un initiateur, comme quelques autres, dans la bibliothèque de Gabriel Matzneff, parmi lesquels nos deux modernes : Nietzsche et Schopenhauer.                     

 

  1. Matzneff et les modernes

 

Le désespoir

 

C’est cet « adolescent byronien, révolté, nihiliste, écorché vif[28] » qui fit la découverte du plus grand pessimiste de l’histoire de la philosophie : Schopenhauer. Ce philosophe allemand qui n’hésitait pas à braver le grand Hegel, en programmant à Iéna, ses cours aux heures pendant lesquelles le grand maître de la dialectique triadique enseignait. Le père du monumental Le Monde comme volonté et comme représentation. L’éducateur de Nietzsche.

Farouche ennemi des systèmes philosophiques, homme d’une unique pensée, tous ses thèmes de prédilection tournent autour de la connaissance, de l’art, de la femme, du style, etc., cet ermite, ce polémiste brillant, ce pessimiste amer ennemi de la volonté a ébloui Matzneff dès leur première rencontre. D’abord, parce que Schopenhauer a prétendu toute son existence s’en tenir à la vérité, cette âpre et terrible vérité, mais surtout parce que « cet épicurien aux mœurs sybarites […], amateur de bons vins et de jeunes personnes du sexe, n’a assurément aucune leçon dionysiaque à recevoir de Nietzsche[29] ». Il est vrai que Nietzsche, le philosophe du « oui », de la joie tragique, a vécu bien des années d’errances, sans relâchement, contraint par la maladie, en 1879, de renoncer à sa chaire de Bâle ; fuyant ses douleurs, sa maladie, peut-être même se fuyant lui-même ; vagabondant entre Gêne, Venise, Sils Maria, Èze, Nice. Un destin brutalement brisé à Turin, en 1889, sombrant soudain dans une démence irréversible qui le condamna à dix dernières années de vie littéralement végétative.

Profondément marqué par Dostoïevski, n’ayant eu de cesse de le lire, et de le méditer, ils partageront ensemble, cette fascination pour l’athéisme mystique, la tentation de l’antéchrist. Parce que son œuvre ne se veut ni systémique ni dialectique, Nietzsche n’aura de cesse, d’un livre à l’autre, d’affirmer une pensée, puis d’apporter la pensée contraire. Par exemple, le christianisme qu’il a combattu avec une âpreté sans égale, il l’accusera d’être l’invention perfide des faibles, une apologie de la défaite, de la lâcheté, de la souffrance et de la mort. Mais on trouve également sous sa plume, des pages entières où son admiration pour la personnalité singulière du Christ, laisse profondément perplexe. Nietzsche que l’on a longtemps accusé d’être lui-même l’antéchrist, combattant avec un héroïsme fascinant la faiblesse, la soumission, l’abdication de la volonté de l’homme du troupeau, lui opposant l’homme inspiré par la volonté de puissance, – et ainsi, portant à l’hégémonie la figure symbolique du Christ crucifié, parce qu’elle représentait ce qu’il disait détester –, ne pouvait néanmoins faire autrement que séduire Matzneff l’orthodoxe. Certainement, parce qu’il est aussi le père du Zarathoustra, et qu’il a, dès son premier ouvrage, La naissance de la tragédie, célébré la figure dionysiaque, au point de s’y identifier jusqu’à la démence au fil de ses livres et de sa vie : « L’art dionysien lui aussi veut nous convaincre de l’éternelle joie de l’existence ; seulement, nous ne devons pas chercher cette joie dans les apparences, mais derrière les apparences. Nous devons reconnaître que tout ce qui naît doit être prêt pour un douloureux déclin, nous sommes forcés de plonger notre regard dans l’horreur de l’existence individuelle […][30]. »

Cet esprit dionysiaque face à l’aspect profondément tragique de la vie, Matzneff l’a épousé dès son adolescence, et ne s’en est jamais défait. On peut lire, dans son Maîtres et complices[31], de très belles pages qui sont consacrées à ce maître de vie, et la tentation ne fut pas trop grande, de lui accorder un bel éloge. Ce pourfendeur de toute pesanteur, cet amateur de la danse et de la liberté créatrice, ce philosophe de l’affirmation et du thème prométhéen du surhomme a permis à Matzneff de triompher de la vulgarité petite-bourgeoise, de surmonter la détresse de sa tentation au désespoir. Il y a également son ami Cioran, avec lequel il partage sa passion pour les philosophes latins, Schopenhauer, Byron, et pour la diététique. Il lui accorde également de très belles pages[32].

Cioran est reconnu pour avoir été ce grand professeur de désespoir en philosophie. Pourtant, Matzneff le voit bien autrement. Il écrit : « Cioran nous aide à supporter l’horreur d’être et même à l’aimer. » Sa peine à vivre, à assumer la cruauté du réel, il l’affronte avec Cioran et le philosophe qu’il admire le plus : Schopenhauer.

 

La pharmacie de Matzneff

 

Plus encore que Nietzsche lui-même selon Matzneff, Schopenhauer est ce philosophe exigeant qui affronta l’énigme de l’existence non sans un remarquable courage. Celui de la vérité. Et si, pour autant, Schopenhauer pense que la vie est un incessant pendule entre souffrance et ennui, rongée par la puissance d’un vouloir-vivre irréversible, une solution se montre toutefois possible : tout bonnement nier ce vouloir-vivre. Une sortie de secours offerte aux âmes supérieures. Et Schopenhauer de citer Byron, écrivant sur le mode romantique : « Are not the mountains, waves and skies, a part/Of me and my soul, As I of them[33]. » A travers les phénomènes particuliers, l’artiste génial sait saisir et contempler les idées, puis induire ces états de contemplation auprès du public. Cette solution offerte comme alternative à cette vie de souffrances sans trêves que représente le monde du vouloir et du désir, où l’on y brigue une charge, où l’on y désire un emploi, où l’on souhaite y prendre un état, aux contacts répétés des textes de Schopenhauer, Matzneff a su échapper, devenir cet homme et artiste libre qui écrivit et vécut toute son existence durant, sans craindre les fougues de la société du spectacle et des censeurs.

Schopenhauer fut ce médicament, cet éducateur qui apprend à vivre, et à bien vivre. Chestov également, qui l’inquiéta et le tint éveillé ; lui permit d’assumer sa foi. À l’instar de Chestov d’ailleurs, Matzneff pense que « parler des autres n’est qu’un subterfuge pour parler de soi, se confesser avec le maximum d’impudeur[34] ». Eh oui ! Schopenhauer, Nietzsche, Chestov, Berdiaeff, Dostoïevski sont ces « aventuriers tragiques » qui ont, non seulement inspiré l’œuvre et la vie de Matzneff, à la fois en la bouleversant et la structurant, mais lui ont été, autant que les antiques, un médicament et un révélateur de soi.

 

Voilà pourquoi Gabriel Matzneff a fait de tous ces philosophes des maîtres de vie. Il a lu, assimilé, mâché leurs textes, vécu auprès d’eux, cheminé avec eux, habité le monde en leur compagnie. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’une telle complicité est là, fort encourageante, pour l’ensemble d’entre nous.

 

(Paru dans Gabriel Matzneff, Collectif dirigé par F. Georgesco, Ed. du Sandre, 2010)

 


[1] Maîtres et complices, (MC) Paris, coll. « La petite vermillon », La table ronde, 1999, p. 13.

[2] Idem, p. 19.

[3] Idem, p. 105.

[4] Le taureau de Phalaris, Dictionnaire philosophique,(TP),Paris, coll. « La petite vermillon », La table ronde, 1994, p. 87, « Diététique (2) ».

[5] Auquel Matzneff consacrera un livre, La diététique de Lord Byron, Paris, La Table ronde, 1984, repris en Folio-Gallimard, 1987.

[6] MC. p. 75.

[7] Idem, p. 19, « Acceptation ».

[8] TP, 52, « Bonheur (1) ».

[9] Cf. TP, p. 8 et sq., et MC, p. 45 et sq., Le défi (D), Paris, coll. « La Petite Vermillon », La Table ronde, 1965, 1977, 1988, 2002, p. 154 et sq.

[10] TP, p. 52.

[11] « Le suicide chez les romains », D, p. 147.

[12] Sénèque, Lettres à Lucilius, n°70, cité par G. Matzneff, Idem, p. 149-150.

[13] Cf. « Le suicide philosophique » in Vous avez dit métèque ?, VM, Paris, La Table ronde, 2008, p. 183 et sq.

[14] Idem, p. 198.

[15] Carnets noirs, 2007-2008, Paris, Léo Scheer, 2009, p. 321.

[16] VM. Voir précisément sa préface, p. 5 et sq.

[17] TP, p. 142, « Humanisme ».

[18] Douze tomes au total, s’étendant de son adolescence à nos jours (1953-2008).

[19] MC, p. 98.

[20] TP, p. 186, « Mémoire ».

[21] MC, p. 100.

[22] Essais, II, 6, 50, 1588-1592.

[23] MC, p. 104.

[24] Idem, p. 115. (Voir également son ouvrage Comme le feu mêlé d’aromate, Paris, La Table ronde, 1969, (repris dans la collection « La petite vermillon » en 2008) dans lequel G. Matzneff partage avec son lecteur, ce grand moment de son existence où il se convertit, dans un ouvrage qui problématise à la fois la création et la créature, entre joie tragique, aspiration dionysiaque, désespoir et désenchantement, et volonté de puissance.)

[25] Lettres au père Thomas Esprit du 6 février 1664, cité par G. Matzneff, MC, p. 112.

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Commentaires

  • Un très bel article qui figure en bonne place dans un volume de qualité.
    Excellente journée.

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