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Entretien avec Jean Winiger « L’œuvre de Grossman nous permet de nous réconcilier avec nous-mêmes »

Jean Winiger est avant tout un comédien. Homme de théâtre, acteur et metteur en scène, il partage sa vie entre Fribourg et Paris. Sa vie de scène est d’ailleurs relatée dans un récit autobiographique : D’où viens-tu, mon grand ? (L’Aire, 2010). Pendant le confinement, l’idée d’un roman germe alors dans son esprit, prenant pour personnages principaux, la Russie et la France, mais aussi l’écrivain Vassili Grossman, l’auteur du monumental Vie et Destin, né en Ukraine, et futur dissident soviétique, suite à une carrière comme journaliste pour le magazine de l’Armée rouge, qui l’aura conduit à documenter la famine en Ukraine planifiée par Staline (l’Holodomor) et la « Shoah par balles ». Alors que le maître du Kremlin a attaqué l’Ukraine, le 24 février 2022, nous nous sommes questionnés ensemble sur l’origine de l’œuvre de l’écrivain russe, né le 12 décembre 1905, à Berdytchiv, en Ukraine, mais aussi sur la littérature russe du XIXème, et sur la possibilité de réconcilier les irréconciliables. De la tragédie du nazisme dans la première moitié du XXème siècle, jusqu’à la guerre de la Russie de Poutine contre l’Ukraine, et la menace d’une apocalypse nucléaire, nous avons essayé de comprendre par quel chemin nous pouvions arriver collectivement à la lucidité, à la paix, et à la lumière. Et cela tombe bien, car c’est précisément le sujet du nouveau roman de Winiger, intitulé Un amour aveugle et muet. Cet entretien est paru dans le site du mensuel Entreprendre, puis dans le numéro 28 de Question de philo du mois de décembre 2022.  Le voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.

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Marc Alpozzo : Vous publiez un roman, Un amour aveugle et muet, sous-titré Une passion française et russe (L’Harmattan, 2021), dans lequel le héros de l’histoire, Pierre Westman, exprime toute sa fascination pour la Russie. Cette fascination a débuté alors qu’il était adolescent, et elle fait écho à votre propre passion pour la Russie, et notamment aux écrivains russes, comme Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov, et, n’oublions pas Grossman. Vous montrez, même si votre roman est paru avant le début de la guerre déclarée par le maître du Kremlin, en 2022, que l’on peut nourrir un attachement à la Russie, sans être « Poutinolâtre », fort heureusement. Que pensez-vous de cette crise terrible aujourd’hui, qui nous faire courir le risque d’une guerre totale ?

 
Jean Winiger :  Cette guerre est pour moi signe de quelque chose de capital que je qualifierais de « fin ou transformation des empires ». C’est peut-être une vue illusoire. Mais c’est un sentiment qui m’est venu en effet de ma fascination pour la Russie, de mes lectures des grands écrivains russes, sentiment partagé avec mes amis de Saint-Pétersbourg et Moscou lors de mes tournées en tant qu’acteur, et tout autant lors de la création en russe de ma pièce Juste un peu d’amour, dont a dit qu’elle avait un ton tchekhovien. Oui, les empires sont tout- puissants, ou le paraissent. Mais l’histoire nous apprend, comme la Bible d’ailleurs, que ce sont des colosses aux pieds d’argile, et qu’un David peut mettre à terre un Goliath avec sa fronde. On prête à l’empereur Marc-Aurèle, pressentant la fin de l’hégémonie romaine avec la venue des Barbares, ce mot : « Qui trop s’étend se désagrège ». Et Grossman, « le grand personnage de mon roman » ne dit pas autre chose dans ses deux romans sur la bataille de Stalingrad qui ont inspiré mon roman.

En Russie, je me suis senti rien et tout, du monde et inadapté au monde ; cela je l’exprime à travers mon personnage de Pierre Westman. Mais lui est démuni face à cet état, alors que beaucoup de mes amis russes, et tant d’humains certes minoritaires sur toute la surface de la planète, et moi avec eux, avons la ferme conviction que rien n’est figé, accompli et définitif, que quelque chose d’idéal dans l’humain et la nature peut modifier le cours des choses, faire entrevoir une autre « civilisation » une autre vie, meilleure ; et ce quelque chose est une force de l’esprit et du cœur, celle d’un Gandhi, d’un Mandela ; cette force est ce que j’appellerais la part divine de notre être, dont la fraternité est le résultat. Il y a donc toujours des raisons d’espérer. J’essaie de le dire dans mon roman.


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Vassili Grossman à Berlin, en 1945

 

M. A. : Vous n’êtes pas à votre premier livre. Mais avant l’écriture, vous êtes d’abord un acteur de théâtre. Votre personnage Pierre Westman est un Savoyard d’Entremont, et il est lui-même homme de théâtre. Séduit par les auteurs russes, il découvre Vassili Grossman. Pour ceux qui ne connaissent pas Vie et destin, ce roman-monstre, l’écrivain russe y constate au quotidien, les mécanismes qui poussent au silence et à la passivité, à la délation et à la trahison, ainsi qu'à l'exécution des plus sinistres besognes. Grossman met en parallèle dans son roman, le système communisme et le système nazi. Votre personnage découvre Grossman pendant le confinement, veut le monter sous forme de pièce de théâtre. En parallèle, vous racontez une passion amoureuse entre une jeune Russe et ce Français, une sorte d’amour impossible, ce qui est assez annonciateur de la situation actuelle entre la Russie et l’Ukraine. Dans cette aventure, le personnage découvre que seule la bonté permet de résister à toutes les contraintes. Pourquoi ce lien entre deux systèmes totalitaires féroces, et pourquoi cette référence avec la bonté ? Je pense bien sûr, à la phrase de Dostoïevski, « la beauté sauvera le monde », prononcée par le prince Mychkine, et qui entrainera l’écrivain russe à montrer que c’est en réalité la bonté qui peut sauver le monde.

 

J. W. :  Merci, vous avez souligné l’essentiel de mon livre. La scène entre le SS Liss et le bolchevik Mostovskoï, montre en effet le parallèle que Grossman fait entre Hitler et Staline. Grande scène à la Dostoïevski rappelant celle d’Ivan et du diable dans Les Frères Kamarazov. Scènes dont je m’inspire pour la confrontation de Pierre Westman avec la directrice du musée Youssoupov, et la présence fantasmagorique de Raspoutine. On voit là que le théâtre, mon métier, ne s’efface pas dans mon écriture romanesque ! Et l’acteur Pierre Westman a quelque chose de moi, évidemment ; et en amour. Il vit avec Assia Tchouïkova un amour difficile, impossible, souvent conflictuel, comme avec le sujet de l’Ukraine, un amour qui ne peut aboutir à l’union charnelle. Cet amour ne sera réalisé qu’au moment où ils seront définitivement et tragiquement séparés. J’ai voulu exprimer par là le doute qui m’est venu dès mon enfance sur les insuffisances de l’amour charnel, celui qui exclut la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre, le travail de conscience sur soi-même et l’autre, sans quoi le don de soi physique n’est qu’un passe-temps sans avenir. Et ce don de soi, qu’est-il, se demande Pierre ? Il pressent que s’il n’est pas totale bonté, il ne sera que plaisir momentané ou pansement sur ses blessures. La bonté va devenir sa recherche en puissance pour devenir en acte. Progressivement, la bonté va lui permettre de mieux s’aimer et se comprendre, de vaincre ses pulsions dévastatrices, pour ensuite mieux aimer et comprendre les autres, et Assia. Et cette source de bonté est attirante parce qu’elle est aussi beauté. Thomas d’Aquin dit que « la beauté est la splendeur du vrai » ; vous avez raison de corriger ce vrai en disant qu’en réalité c’est la bonté qui peut sauver le monde.

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Vie et destin, Vassili Grossman, édition française, 1980

 

M. A. : Votre roman est en partie autobiographique, c’est un prêtre qui vous a donné à lire L’éternel mari et Le Joueur, je crois, tous deux de Dostoïevski. Vous en vouliez à ce moment-là à votre père de faire trop d’enfants, et vous l’avez retrouvé dans ces deux romans du romancier russe du XIXème siècle. Votre père était un joueur, et un éternel mari aimant sa femme. Pouvez-vous dire que Dostoïevski vous a accompagné toute votre vie ?

J. W. : Dostoïevski a été mon auteur d’adolescence et de jeunesse. Mais j’ai dû, à l’aube de l’âge adulte, m’en distancier car ma passion pour lui était telle que je m’identifiais à lui, par exemple en devenant malade du foie. Dostoïevski disait : « Je parlais, je rêvais Schiller » et moi je parlais, rêvais Dostoïevski. J’ai pu remettre à le lire sans danger quand j’ai eu fait un travail sur moi-même en essayant de comprendre mes modes de fonctionnement. Alors j’ai pu mieux lire Le Joueur et L’éternel mari, en n’accablant plus mon père, en l’aimant pour ce qu’il était, un être fondamentalement bon. Cela, je l’ai exprimé dans la scène où Pierre découvre à l’Ermitage le tableau de Rembrandt, Le retour de l’enfant prodigue. Je dois dire encore que grâce au théâtre et la découverte de Tchekhov j’ai pu me réconcilier avec l’humanité des êtres, fictifs ou réels, devenir leur frère sans plus m’enthousiasmer déraisonnablement, comme je le faisais pour Dostoïevski et sa foi. On peut comprendre en cela la part russe de mon caractère !


M. A. : Votre titre est inspiré de Grossman, et tiré de Vie et destin : « L’amour aveugle et muet est le sens de l’homme ». Comment entendez-vous cette phrase, et pourquoi l’avoir choisie pour titre de ce roman ?

J. W. : Je réponds à votre question avec le texte même de Grossman : « Le secret de l’immortalité de la bonté est dans son impuissance. Elle est invincible. Plus elle est insensée, plus elle est absurde et impuissante et plus elle est grande. Le mal ne peut rien contre elle ! Les prophètes, les maîtres de la foi, les réformateurs, les leaders, les guides ne peuvent rien contre elle ! L’amour aveugle et muet est le sens de l’homme. Quand j’ai lu, relu, puis dit à haute voix ces mots, un je ne sais quoi de fulgurant s’est imposé en moi ; cet amour aveugle et muet devenait quelque chose de moi, vécu dans mes amours ratés ; mais si j’ai introduit le « un » à amour aveugle et muet, c’était par pudeur et aussi avec le désir de partager mon ressenti avec d’autres, futurs lecteurs. Il y a de l’obscurité dans amour aveugle et muet, du velours foncé des chambres retirées des amants, quelques notes d’une musique pouvant devenir une symphonie, celle de l’exaltation, du plaisir total, de la célébration de la Vie.

M. A. : Un autre passage de Vie et destin me semble éclairer votre roman : « Est-il vraiment possible que la vie soit le mal ? Le bien n'est pas dans la nature, il n'est pas non plus dans les prédications des prophètes, les grandes doctrines sociales, l'éthique des philosophes... » Vous, qui pensez que la bonté sauvera le monde, comment voyez-vous cela, si le Bien n’est pas dans la nature ? Pensez-vous que le mal soit exclusivement en l’homme ?

J. W.: J’ai des doutes, parfois des indices de certitudes quant au « péché originel » enseigné par mon Église catholique. Ce péché, cette faute originelle serait dans la nature de l’homme et dans la nature elle-même ? Oui, bien sûr, tant de mal infligé aux humains, aux bêtes, à la nature peut accréditer ce péché originel. Je l’ai pensé. Puis, pour chercher à être plus juste avec moi-même et avec les autres, pour être meilleur acteur aussi, j’ai fait un travail psychanalytique sur mes maux et échecs parfois répétés de la tradition familiale, sociale, etc. Cela a été pour moi une sorte de révélation, de révolution. Mon Église catholique pointait souvent le mal dans le corps, la sexualité. Et voilà qu’un événement inimaginable changeait la donne : la contraception. On pouvait faire l’amour de façon consentie sans ruser avec la procréation, sans n’être qu’objet mais sujet. Rousseau que je lisais apportait un éclairage intéressant : le mal n’est pas inné mais conséquence de l’éducation, de la culture. J’ai retrouvé cette intuition chez beaucoup d’écrivains russes, Tchekhov en particulier, dans ses nouvelles surtout où cet agnostique ne sépare pas la foi et le doute, le bien et le mal, nous permettant ainsi de ne pas désespérer de la condition humaine.

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L’auteur Vassili Grossman, à Schwerin, en Allemagne, en 1945. 

 

M. A. : Vous avez débuté votre roman, en plein confinement, où une pandémie obligeait les États du monde entier, à enfermer les populations chez elles. Sans faire de rapport direct, il est étonnant que vous mettiez en lien un roman qui raconte le poids écrasant de l’État sur les individus, dans la dictature des deux plus terribles idéologies du XXème siècle, et ce roman de théâtre et d’amour, véritable hommage à la Russie, par ailleurs. Il y a d’ailleurs, ce passage intéressant à la page 200 : « Face au mal qu’apporte un État à la société, à une classe, à une race, la bonté insensée pâlit-elle en comparaison de la lumière qu’irradient les hommes qui en sont doués ? Elle est cette beauté folle, ce qu’il y a d’humain en l’homme, elle est le point le plus haut qu’ait atteint l’esprit humain. » Comment conciliez-vous tout cela ?

J. W. : Lire, entendre, recevoir de tels mots que vous citez, n’est-ce pas être proche, ami, frère de Grossman ? J’ai vu tant de personnes en Russie qui essayaient de concilier ce que vous mentionnez de Grossman. Toujours nous avons des irréconciliables à concilier. C’est le fondement de la démocratie. Cette démocratie qui n’a pas vu le jour en Russie, - et en Chine -mise à mal aux USA depuis Trump, déniée par les populistes européens et du monde entier. Certains d’entre eux en appellent à la religion pour donner une réponse aux imperfections de la démocratie et de la vie en général. Ils ne font qu’utiliser la religion à leurs fins, à leurs appétits de pouvoir, de domination. Hélas, en croyant même à leur bon droit, comme ce qui se passe aujourd’hui au Kremlin.

Mon roman, je le dis très sincèrement, est une reconnaissance que j’ai voulu rendre aux grands auteurs russes, par eux à mes amis russes, et reconnaissance à Grossman. Son œuvre nous permet de nous réconcilier avec nous-mêmes, avec les autres, avec la science et la foi, avec les bêtes, la nature. Clin d’œil du destin : le lien du russe Grossman avec l’Ukraine par sa mère ouvre un champ de possible conciliation et réconciliation entre républiques russes, entre États, si on refuse l’hégémonie d’empires n’agissant que pour leurs seuls intérêts, alors que d’urgence une autre forme de relation est à construire, qu’on peut appeler partage. Mes personnages de Pierre et d’Assia pourraient conclure en disant que ce partage serait leur amour qui d’amour aveugle et muet les conduira à la lucidité, à la paix, à la lumière.

 

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Jean Winiger

 

Jean Winiger, Un amour aveugle et muet. Une passion française et russe, L’Harmattan 2021.

 

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En couverture : Vassili Grossman en Allemagne, à Schwerin, en 1945. © Collection privée Fedor Guber – Les Films du Poisson documentaire/WWII/Collection Christophe L.

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