L’anthropologisation du Néant. Note sur Sartre
Il nous faut montrer comment le néant apparaît sur fond d’interrogation sur l’être, c’est-à-dire montrer comment la non-coïncidence à soi est possible parce que le pour-soi secrète en lui du néant. Voici une autre longue étude sur la philosophie de Sartre, en accès libre dans l'Ouvroir.
1. Le non-être hante l’être ou la fissure ontologique
Nous sommes parvenus là, à un point capital de notre recherche : c’est la description dialectique du néant dont le principe serait que l’être puisse être son propre néant. Aussi, voilà l’occasion de faire un premier point important pour la suite de notre démonstration : à la différence de Heidegger qui s’intéresse essentiellement à l’être, Sartre porte un intérêt spécifique à l’homme, et dessine avec L’Être et le Néant, une philosophie anthropologique, c’est-à-dire que le philosophe français occupe toute son œuvre à interroger la « totalité qu’est l’homme dans-le-monde » (EN, p. 38), questionnant à la fois la place de l’homme au sein du monde, et ses comportements, ainsi décidé à saisir le sens profond de leur relation. Or, s’il lui faut, pour ce faire, questionner le rapport synthétique qui unit l’homme et le monde, cette interrogation anthropologique ne sera possible que sur fond de questionnement métaphysique à partir de l’existence du néant. Cette question apparaît d’ailleurs dès la partie du livre, – spécifiquement intitulée « Le problème du néant »[1]. Essayons de suivre le philosophe pas à pas.
Première idée sartrienne : le non-être apparaît toujours dans les limites d’une attente humaine. Prenons l’exemple de notre auteur : lorsque je cherche Pierre dans un bar et que je ne trouve pas Pierre, je suis là en train de poser la possibilité de trouver Pierre dans ce bar, ce qui prouve que, dans mon rapport au monde, « le monde ne découvre pas ses non-êtres à qui ne les a d’abord posés comme des possibilités » (EN, p. 41). Tâchons de comprendre : lorsque je cherche Pierre dans un bar, et que je me demande s’il s’y trouve, quelles sont en réalité les questions que je me pose : 1) je pose la question du rapport de l’homme et de l’être-en-soi ; 2) j’interroge l’être même, susceptible, dans cette situation par exemple, de fournir une réponse négative. Or, à ce propos que nous dit Sartre ? Si la négation se pose à partir du questionnement, elle ne relève pas de la « qualité du jugement » donc de la subjectivité. Cherchant Pierre, j’interroge par le regard, par le geste. J’interroge en questionnant. De fait, à ce moment-là, qu’attends-je si ce n’est un « dévoilement de l’être », acceptant dans le même temps l’éventualité d’un non-être, c’est-à-dire une « compréhension préjudicative » du non-être. On constate alors que c’est dans l’interrogation, le sens de la question, que l’on trouve ce que le dévoilement de l’être autorise à savoir le transcendant du non-être.
Deuxième idée sartrienne : l’être n’est donc pas partout. Certes, l’être est absolu en ce sens qu’il s’impose à la conscience, mais elle peut l’interroger, et s’il en est ainsi, c’est qu’il n’est pas tout. Parce que l’être peut répondre aux questions de la conscience par un « oui » ou par un « non », on peut alors dire que l’être est « hanté » par le non-être, par le néant. C’en est la condition nécessaire.
Troisième idée : pour le pour-soi, étant en perpétuel décalage avec lui-même, – par la présence même du Néant qui sépare le pour-soi de soi –, la temporalisation de la conscience joue un grand rôle à partir du manque qui la hante et la condamne à une fuite perpétuelle. En effet, à la différence de l’être en-soi qui est a-temporel, au sein du pour-soi s’entrecroisent deux dimensions : la temporalité horizontale qui permet au pour-soi d’avancer dans le temps en changeant[2] ; la temporalité verticale qui projette le pour-soi dans le monde auprès de ce qui n’est pas lui. Cette possibilité là de se transcender[3] suppose d’abord que l’on peut admettre que le monde est radicalement autre que ce que l’on est.
Désormais nous pouvons comprendre que l’étonnement, le questionnement, l’interrogation philosophique sont rendus possibles par le Néant. L’existence de la négation étant impérative sans quoi l’on ne pourrait interroger l’Être ; le Néant doit nous être donné d’une manière ou d’une autre[4]. Aussi, pour progresser, nous faut-il comprendre à présent trois points fondamentaux concernant l’identité même du Néant :
1) Ni « en dehors » de l’être, ni « notion complémentaire et abstraite » à l’être, le Néant n’a de réalité propre ni ne précède l’être ; il en est la donation même. Le Néant existe au sein même de l’être.
2) Le Néant est au cœur de l’être, sans quoi des réalités – que Sartre appelle « négatités » – telles l’absence, la distance, l’altérité, etc. ne pourraient exister.
3) L’Être est et le Néant n’est pas. Ils vivent indépendamment l’un de l’autre. Mais seul l’Être « peut se néantiser ». C’est-à-dire que, pleinement positif, l’Être n’implique pas le Néant, mais dans leur rapport mutuel, il permet au Néant de se néantiser[5].
Aussi, est-ce précisément par cette fissure ontologique que la liberté vient au monde. Nous allons à présent le démontrer.
Le grand oeuvre de Sartre, paru en 1943
2. L’homme ou l’être par qui le néant arrive dans le monde
On vient d’établir que le non-être « hante » l’être. Il nous faut à présent montrer que c’est par l’homme que le non-être arrive au monde. À ce propos, Sartre nous dit : « Il est évident que le non-être apparaît toujours dans les limites d’une attente humaine. C’est parce que j’attends à trouver quinze cents francs que je n’en trouve que treize cents. C’est parce que le physicien attend telle vérification de son hypothèse que la nature peut lui dire non. Il serait donc vain de nier que la nature peut lui dire non. Il serait donc vain de nier que la négation apparaisse sur le fond primitif d’un rapport de l’homme au monde ; le monde ne découvre pas ses non-êtres à qui ne les a d’abord posés comme des possibilités. »[6] Essayons de comprendre. L’être ne se nie pas lui-même. Il ne s’exprime pas non plus. Il est. Seul l’homme peut, par son pouvoir de création et de transformation, se nier, se transformer. Pour cela, l’homme formule un dessein. Il questionne le monde qui l’entoure. Il interroge la nature et s’interroge par la même occasion. C’est dans cette seule logique que nous pouvons comprendre le propre de la négation. En interrogeant le monde ou un objet en particulier, l’homme, par sa qualité de jugement, donne une valeur à ce qu’il interroge. Par exemple, si ma voiture a une panne, ou ma montre est à l’arrêt, je vais interroger le carburateur ou les bougies de la voiture, le mécanisme de la montre ; je vais interroger le mécanicien ou l’horloger. Je n’attends bien sûr pas un jugement de leur part mais un « dévoilement d’être » à partir duquel je pourrai alors formuler un jugement. Pour résumer, lorsque j’interroge l’être d’une chose, je prends le risque d’un « dévoilement d’être » comme celui d’un « non-être ». Par exemple, ma montre pourrait ne rien avoir. Ce Néant d’être implique néanmoins la remise en question de l’être. Qu’a-t-elle cette montre ? Elle n’a rien. Vérifions cette idée : L’être est, et il ne peut rien lui arriver d’autre qu’être. Seul « le Néant est la possibilité propre de l’être et son unique possibilité »[7], ce qui veut dire que l’en-soi ne peut par nature avoir de possibles. Le pour-soi, donc l’homme, est l’unique étant en mesure de se tenir face à ses possibilités. Car l’homme seul dispose du moyen d’interroger. Par le questionnement, l’homme sort l’être de sa massivité, de son en-soi. L’être étant ce qu’il est ne peut sortir de son être, se dépasser vers toute possibilité de lui-même. Il lui faut un être qui ne soit pas ce qu’il est, et qui soit ce qu’il n’est pas. C’est-à-dire l’homme. Donc un être qui s’interroge, et qui se tient face à ses possibilités. Prenons l’exemple de la destruction : la nature ne s’autodétruit pas, dit Sartre. Elle ne fait que modifier et redistribuer les masses d’êtres. L’homme en revanche, par son activité interrogatrice détruit la nature. D’abord parce que l’homme interroge l’être, introduisant là, une néantisation, par « le découpage limitatif d’un être dans l’être » (EN, p. 43). Interrogeant l’être, l’homme transcende l’être. Il fait advenir le Néant au monde, parce qu’en son être même, il est question de néant, ce qui veut clairement dire dans l’exemple cité, qu’envisageant la nature, il la met en question. Or, pouvant ainsi la mettre en question, il dispose du pouvoir de la transformer, de la nier, de la retourner contre elle-même. Il porte donc en lui le pouvoir de l’anéantir, ce dont ne dispose pas un cyclone, même si ce dernier cause un nombre considérable de morts. Le cyclone ne transforme rien, car il ne remet rien en question. Il est. Ce sera donc l’homme lui-même qui jugera que le cyclone fut meurtrier. En soi, le cyclone ne l’était pas. C’est ainsi que l’on peut considérer la célèbre formule sartrienne : « l’homme est l’être par qui le néant vient au monde »[8]. En interrogeant la masse d’être, l’homme se met en dehors, et dispose ainsi du pouvoir de néantisation de l’être.
Il est sûrement utile de préciser ici, que la négation du monde est possiblement explicable par l’image de la même manière. Pour la conscience imageante, le monde est une totalité synthétique réelle, tandis qu’en même temps, elle fait de l’objet imagé un néant par rapport au monde.
Reprenons l’exemple de Pierre que je cherche dans ce bar. Au moment, où je cherche Pierre, à la fois je saisis d’un seul et même mouvement le monde dans sa totalité, mais je saisis également le monde comme monde-où-Pierre-n’est-pas. Pour ce faire, la conscience ne doit pas demeurer engluée dans le monde, mais doit pouvoir lui échapper. Et c’est justement parce qu’elle a ce pouvoir d’imaginer que la conscience n’est pas un étant intra-mondain, chose parmi les choses, telle l’eau dans le verre, ou une chambre dans une maison. On pourrait alors parler, à la suite de Sartre, de « recul néantisant » (EN, p. 117), pour précisément dire que l’être produit un néant au sein de l’être. De fait, il nous est aisé de comprendre que la conscience n’est pas un être en-soi, mais suppose dans l’existence de son être son propre néant[9]. Cet être qui échappe à l’être en posant une question, se met entre parenthèses du monde par ce recul néantisant sous forme d’interrogation, suspendant ainsi son jugement. Aussi est-ce dans cette non-coïncidence à soi que le pour-soi secrète en lui-même du néant. On dira de ce trou d’être, à la suite de Sartre, qu’il est une « fissure intrasconscientielle ». Ce rien séparant le pour-soi de lui-même permet alors la sortie de soi vers le monde, disons la transcendance, et ainsi sa présence au monde.
Rappelons-nous : la conscience est vide. Si celle-ci produit de la négation, ça n’est évidemment pas à la manière d’une chose, comme si la négation « habitait » la conscience, mais parce que le non-être hante l’être à l’intérieur de nous et à l’extérieur. Ce que Sartre souhaite précisément dire lorsqu’il écrit : « L’Être par qui le Néant arrive dans le monde est un être en qui, dans son Être, il est question du Néant de son Être : l’être par qui le Néant vient au monde doit être son propre Néant. Et par-là il faut entendre non un acte néantisant, qui requerrait à son tour un fondement dans l’Être, mais une caractéristique ontologique de l’Être requis »[10]. Cette anthropologisation du Néant radicalise la contingence du Néant sur le plan ontologique. Or, Sartre réévalue philosophiquement le Néant sur fond d’interrogation. Et quand l’homme formule la moindre question, c’est toujours l’être qu’il interroge. Ce dernier ne pouvant être interrogé dans sa totalité que sur le mode d’un jugement affirmatif ou négatif, c’est systématiquement entaché du risque d’une négativité qu’il sera ainsi questionné. Pouvant ainsi anéantir – même provisoirement – la masse d’être grâce à son pouvoir de mise en question, l’homme, ou tel que Sartre l’appelle, « la réalité-humaine » peut ainsi modifier son rapport avec cet être. « Pour elle, mettre hors de circuit un existant particulier, c’est se mettre elle-même hors de circuit par rapport à cet existant. En ce cas elle lui échappe, elle est hors d’atteinte, il ne saurait agir sur elle, elle est retirée par-delà un néant. Cette possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l’isole, Descartes après les Stoïciens, lui a donné un nom : c’est la liberté. »[11]
Ce long passage de L’Être et le Néant est absolument capital. D’abord, parce que Sartre y introduit enfin l’idée fondamentale de la liberté humaine. Mais également parce qu’il justifie cette liberté qui s’impose à l’homme comme sa seule essence. En effet, doué du pouvoir d’imaginer, d’interroger, de douter, de percevoir, de désirer, etc., la réalité-humaine est un être qui échappe à l’être, en pouvant à la fois néantiser le monde et se néantiser lui-même. De fait, la réalité humaine n’étant pas un être en-soi, l’homme dispose de ce pouvoir d’échapper aux lois déterministes qui fondent l’ordre du monde, ce qui en fait clairement un « homme libre ». La liberté étant néantisante selon Sartre, il faut la comprendre comme un « petit lac de non-être » offrant les moyens à l’homme de s’arracher à soi et à l’être.
Sartre écrivait dans la même pièce que Beauvoir, Paris en 1970
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[1] EN, Première partie.
[2] Cette métamorphose permanente attachée au pour-soi est le propre même de sa liberté.
[3] Sartre emploie le terme de transcendance pour parler de quelque chose qui nous dépasse, qui est hors de notre présent immédiat.
[4] « La condition nécessaire pour qu’il soit possible de dire non, c’est que le non-être soit une présence perpétuelle, en nous et en dehors de nous, c’est que le néant hante l’être. » EN, pp. 46-47.
[5] Il est à noter que le Néant ne le pourrait par lui-même, car n’a pas en lui-même la force nécessaire
[6] EN, p. 41.
[7] Ibid, p. 121
[8] Ibid, p. 60.
[9] Il est à noter ici que Sartre reproche à Hegel comme à Heidegger de fonder des conceptions très insuffisantes du néant, ce dernier ne trouvant sa place dans la structure de l’être ou du Dasein. (Voir EN, p. 47 sq).
[10] EN, p. 59.
[11] EN, p. 61.