Faut-il repenser l’humanisme ? Parution ces jours-ci d’un collectif de 33 intellectuels majeurs
Un livre important sort ces jours-ci. Le titre est le suivant : L'humain au centre du monde. Pour un humanisme des temps présents et à venir. Ce collectif, dirigé par Daniel Salvatore Schiffer autour de 33 intellectuels majeurs, paraîtra ce 7 mars 2024 aux Editions du Cerf.
Entre le monde d’hier et le monde de demain, on trouve notre temps présent, temps présent où plus rien ne semble aller de soi. Et précisément pas l’humanisme ! Nous nous tenons à l’orée d’une période inédite de l’histoire, celle du post-humanisme, celle du transhumanisme, et celle de la révolution de l’idée même d’humanisme portée depuis plusieurs siècles. À l’horizon de cette nouvelle histoire, le philosophe Daniel Salvatore Schiffer a eu l’idée de réunir trente-trois intellectuels majeurs afin de réfléchir à l’humanisme à venir, voire de repenser l’humanisme pour ce nouveau siècle déjà bouleversé.
La guerre menace, la fin des ressources naturelles fait craindre le pire, le réchauffement climatique affole, mais nous sommes encore là. Nous nous tenons là au milieu de l’effondrement de nos certitudes, dans l’immense chaos de nos évolutions et avancées, américanisation par la technique, asséchement spirituel par le progrès, Daniel Salvatore Schiffer ayant sûrement raison de nous rappeler, grâce à Baudelaire, que « nous périrons par où nous avons cru vivre ». Car depuis 1945, l’homme vit sans Dieu, seul au milieu de l’univers. Abandonné, laissé pour compte, jeté au monde, condamné à une liberté amère et entière. C’est aussi, dans ce contexte, que ce livre prend place, puisque, dépossédé de tout message, de toute étoile, de tout signe dans le ciel, l’homme ne doit désormais sa survie qu’à ses propres forces. On dira que c’est dans ce malaise que ce livre s’est écrit. Emmenée par le philosophe Daniel Salvatore Schiffer, qui avait déjà dirigé deux précédents collectifs, un sur Salman Rushdie (Éditions de l’Aube, 2022), et un autre sur Repenser le rôle de l’intellectuel (Éditions de l’Aube, 2023), une équipe de philosophes et d’écrivains a planché sur la difficile question du renouvellement de l’humanisme pour ce siècle. Et c’est dans un contexte extrêmement tendu que de nombreuses plumes célèbres et importantes ont réfléchi à divers thèmes, mais aussi « aux dangereuses dérives, qu’elles soient idéologiques, politiques, scientifiques, technologiques ou épistémologiques, qui pèsent, potentiellement, sur le monde actuel : la globalisation, l’intelligence artificielle, le transhumanisme, le wokisme, la cancel culture, les « sensitivity readers », l’invasion des jugements normatifs et règles moralisatrices, la multiplication des interdits, la régression des libertés individuelles, le complotisme, les fake news, la frénésie du buzz, [...] la dictature du numérique, la surpuissance des réseaux sociaux, le cyber-harcèlement, la primauté du virtuel sur le réel, la perte de rationalité, l’appauvrissement du savoir et de la langue, la baisse généralisée du niveau intellectuel dans l’enseignement scolaire, l’écriture inclusive, le conformisme ambiant, la remise en question de la laïcité, le communautarisme séparatiste, le retour du nationalisme, la montée des extrémismes, le terrorisme islamiste, le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme aussi bien que l’islamophobie, la prolifération des guerres et conflits, la menace nucléaire, le dérèglement climatique, la crise énergétique, l’aggravation des épidémies, la précarité sociale, [...] », tel que l’écrit Daniel Salvatore Schiffer dans sa très longue introduction à l’ouvrage.
C’est ainsi que la boussole étant brisée, l’homme se doit de redéfinir l’humanisme pour faire front à la technocratie, l’omniprésence de la technique, mais aussi son omnipotence. Comment encore écrire en toutes lettres le mot « Humanisme », tel que le fait l’écrivain franco-marocain Tahar Ben Jelloun, dans un sublime poème, qui s’essaie à y réfléchir, « En ces temps où l’homme est devenu indigne de tout » ? Peut-être est-il possible de le faire, tel que nous le préconise Marie-Jo Bonnet, dans un article où elle essaie de trouver une espérance humaniste dans « une civilisation biotechnique qui programme l’obsolescence de l’Homme, et avec elle, la fin de l’humanisme. » La question n’est pas anodine, et il est heureux de voir se poser, dans ce livre essentiel pour nos temps modernes, la vraie question : comment assumer le progressif et paradoxal anéantissement de l’homo sapiens au profit de l’homo numericus ? En bref, de quoi ce posthumain à venir sera-t-il le nom ? C’est Pierre-André Taguieff qui tente d’y répondre dans un très beau texte, écrivant contre l’écoterrorisme, la criminalisation de l’humain, et disant qu’il n’y a pas plus « prodigieux », « merveilleux » ou « admirable » que l’homme, appelant, dans le sillage de Nietzsche, à un « surhumanisme ».
C’est ainsi une philosophie morale à hauteur d’homme que ce livre vise à vérifier. Daniel Salvatore Schiffer a bien raison d’y revenir, notamment avec l’aide de Levinas, Elsa Godart s’y référant également à juste titre afin de présenter son concept d’altérisme, qui est, dit-elle, « cet humanisme des temps cybermodernes ». La plupart des textes jalonnant cet ouvrage sont accessibles à condition que le lecteur soit de bonne volonté. On est emmené par des plumes aussi diverses que celles de Renée Fregosi qui affirme que l’humanisme est un combat, l’écrivain Boualem Sansal qui questionne sans ironie, hélas, le lien entre l’humanisme et Ornicar, la journaliste et essayiste Nora Bussigny qui alerte les atteintes du wokisme aux fondements de notre démocratie « de manière assumée et sans équivoque », ce qui fait, que mêlé à l’humanisme, cela crée un antagonisme dangereux, l’avocat Arno Klarsfeld qui s’interroge sur la montée très inquiétante de l’antisémitisme, ou encore Jean-Claude Zylberstein, qui, dans une courte lettre d’un étrange pessimisme, écrite au lendemain du 7 octobre 2023, et adressée à Daniel Salvatore Schiffer, avoue tristement ne pas voir d’humanisme à l’horizon, mais plutôt l’avènement d’une nouvelle barbarie.
D’autres intellectuels, plumes singulières et importantes pour notre époque, jalonnent cet ouvrage, notamment Luc Ferry qui interroge les deux âges de l’humanisme afin de questionner le second qui, à l’inverse du premier, « fondé sur une apologie du droit et de la raison, de la République, de la science et des Lumières », « prend chaque jour davantage en compte les dimensions affectives de l’existence humaine en tant qu’elles conduisent vers une véritable sacralisation de l’humain comme tel », Rachel Khan qui rappelle avec raison que l’humanisme doit être sauvé d’un monde où la haine est répandue par les réseaux sociaux et les nouveaux thuriféraires de l’humain dans le seul but de diviser la société. Je pense aussi à Michel Maffesoli qui fonde tout son discours sur le « caritas » comme « humanisme intégral », Robert Redeker qui propose un excellent papier dans la grande tradition de la philosophie moderne, convoquant Heidegger, Sartre, Foucault, Althusser, afin de nous expliquer que l’humanisme sans la métaphysique c’est un arbre sans les racines, or, c’est d’autant plus judicieux, que l’on doit en effet se demander comment penser l’homme sans penser ce qui le dépasse ? comment penser l’humanisme sans accepter aujourd’hui, depuis la fin de la métaphysique, que nous sommes plus grands que nous ? l’argument critique de l’essentialisme ayant tout aboli, ou encore Romaric Sangars dont on connait le talent avéré, qui affirme, certainement avec raison, que l’existentialisme est un nihilisme. Évidemment, j’en oublie, que l’on me pardonne. Mais ce qui a surtout importé au philosophe qui a réuni toutes ces figures majeures de la pensée de ce début de siècle, c’est précisément que le traitement de la question de l’humanisme soit « libre et non partisane, critique et non fanatique, ouverte et non manichéenne, tolérante et non sectaire, anticonformiste tout en étant respectueux d’autrui, en harmonie avec ce « type de héros en qui s’unissent l’aptitude à l’action, la culture et la lucidité » dont parlait magnifiquement bien Malraux, dessinant là la figure de l’intellectuel moderne, dans ses illustres Conquérants (1928). » Tout est sûrement dit là.
Depuis le premier tome de ce triptyque, Salman Rushdie, en passant par le deuxième Repenser le rôle de l’intellectuel, ce troisième et dernier tome a pour priorité de dessiner la figure de l’intellectuel de demain, qui doit être libre et non-partisane, sincère et honnête, ouverte et héroïque. Ce livre a très probablement tenté de répondre à ce projet, conscient que l’enjeu est capital, pour notre avenir et l’avenir des générations futures.
L'humain au centre du monde. Pour un humanisme des temps présents et à venir. Sous la direction de Daniel Salvatore Schiffer :
Luc-Olivier d’Algange, Marc Alpozzo, Dominique Baqué, Florence Belkacem, Tahar Ben Jelloun, Marie-Jo Bonnet, Nora Bussigny, Jean-Philippe Domecq, Samira El Ayachi, Luc Ferry, Renée Fregosi, Elsa Godart, François Kasbi, Rachel Khan, Arno Klarsfeld, Michel Maffesoli, Jean-Marie Montali, Bruno Moysan, Véronique Nahoum-Grappe, Françoise Nore, Céline Pina, Robert Redeker, Pierre-Yves Rougeyron, Stéphane Rozès, Romaric Sangars, Boualem Sansal, Jacques Sojcher, Pierre-André Taguieff, Patrick Vassort, Alain Vircondelet, Olivier Weber et Jean-Claude Zylberstein.