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Le Dasein au milieu du monde. Une expérience de l’appartenance

Dans l’odyssée philosophique heideggérienne l’angoisse a un statut spécifique[1]. Mais que vient donc briser l’angoisse ? Quid de l’angoisse (Angst) ? C’est cette disponibilité affective (Befindlichkeit) fondamentale dans laquelle se situe l’insigne ouverture du Dasein. Il est vrai qu’en toute situation nous retrouvons une « ambiance », c’est-à-dire une « atmosphère »[2]. Aussi, c’est le propre du sentiment de l’angoisse que d’être précisément une affection[3]. Dans cette expérience singulière, ce retrait des étants dans l’indifférenciation, on trouve l’expérience la plus importante de Sein und Zeit ; l’expérience charnière. Mais pour comprendre ce point, il faut commencer par éclairer ce que le philosophe allemand entend par « être-au-monde »[4]. Une formule appelant une double réponse : d’une part, que nous habitons au beau milieu de la familiarité – c’est-à-dire l’expérience de l’appartenance ; d’autre part, que nous risquons n’importe quand l’absolu dépaysement, l’exil, l’inquiétante étrangeté – l’expérience de l’isolement, de l’exclusion de toute appartenance, la rupture. Cette longue étude est parue dans les Carnets de la philosophie, numéro 17, de juillet 2011. La voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.

 

 

La mondanéité du « monde » ou l’absence de lointain

L’é-loignement

 Dans le monde (Umwelt) de Heidegger, les étants ne sont pas tous identiques. Seul l’un d’entre eux, jeté au monde (geworfen), c’est-à-dire sans statut préalablement fixé ni attaches fixes, à peine doué d’un commencement de précompréhension de son être, est capable et intéressé à s’interroger à propos de cet être. C’est le Dasein. C’est ainsi que le Dasein peut dire : « Je suis au monde ». Cela signifie clairement que l’être du Dasein est d’exister. La découverte, ou plutôt la révolution  phénoménologique de Heidegger est précisément ce retour au Dasein comme « être-au-monde », c’est-à-dire In-der-Welt-sein. Mais de quel type de monde parlons-nous ? Autre question : qui donc est cet étant qui vit sur le mode de l’être-au-monde ? Enfin, que signifie « être-à » dans le phénomène d’être-au-monde ? Nous allons répondre plus bas à ces trois questions fondamentales. À présent, considérons que le Dasein est sur le mode de l’existant, c’est-à-dire qu’il habite le monde. Mais comment habitons-nous réellement ce monde, à savoir comment y séjournons-nous ? S’il est possible pour le Dasein de comprendre la totalité de l’étant transcendentalement[5], il lui apparaît comme être-à : c’est-à-dire qu’au même titre que ce stylo est sur cette table, je suis dans le monde, « comme l’eau est dans le verre, le vêtement dans l’armoire »[6]. Je suis donc une partie du monde, comme toutes les choses : ce style, cet ordinateur, cette table, etc. Mais à la différence des choses qui sont des « être-sous-la-main », je ne suis pas une simple chose dans le monde. C’est-à-dire qu’à la différence du stylo, j’ai un monde. Il y a donc un monde pour moi, et c’est à partir de ce monde que je vais me rapporter aux choses. Certes, comme celles-ci, je suis AU monde (In-Sein), ce qui signifierait simplement que je suis dans le monde (Sein in). Mais si je suis dans le monde, au même titre que ce stylo qui me sert à écrire, ou même ce chat qui dort sur mes genoux, ce stylo est sans monde, il ne se rapporte pas au papier sur lequel il écrit, et ce chat est sans monde non plus, et il ne rapporte pas à moi sur lequel il dort. En réalité, lorsque je dis « je suis au monde », étymologiquement, je dis « in », qui provient de « innan ». Cela signifie que j’habite au sens où « je séjourne auprès de – du monde qui m’est familier »[7]. C’est-à-dire qu’il suffit que le Dasein existe pour qu’un monde émerge, et ce sera en premier celui de la préoccupation quotidienne[8].

 Mais reprenons. Heidegger emploie le terme « disposition affective » (Befindlichkeit)[9]pour parler de la situation du Dasein, et montre que le Dasein commence par être au monde en existant. Cependant, si exister, c’est, pour le Dasein, faire l’expérience du monde, cette expérience s’exprime sur le mode de la présence. Donc, en se comprenant de façon toujours provisoire, il doit à la fois se réaliser lui-même dans le sentiment diffus qu’« il est » et dans la projection sans cesse réitérée qu’il a à être. L’étant est à l’intérieur du monde. Le Dasein existe dans le monde avec les choses. Le Dasein est toujours déjà « déterminé » par une certaine compréhension préalable du monde. Or, pour le Dasein quotidien, le monde le plus immédiat est le monde ambiant. Le Dasein est lui-même en ce monde, mais de manière indifférenciée. Ainsi, fait-il l’expérience de la banalité. Mais on ne comprendrait rien à la banalité heideggérienne, si l’on ne comprenait que le Dasein vit au niveau de l’immanence de la quotidienneté. L’ouverture de l’être-au-monde, le surgissement des étants, dans leur donation au Dasein, se trouve enfermée dans la dispersion propre à la « préoccupation ». Dans la « mondanité-du-monde » nous ne sommes plus nous-mêmes, nous sommes « factices ». Cette « facticité » est une existence inauthentique pour le Dasein, précipité dans le tourbillon de la quotidienneté, et soumis à l’emprise du On. Ayant lâché prise avec son être-propre, il s’est laissé submerger par les vapeurs du monde de la préoccupation quotidienne. C’est que Heidegger appelle la déchéance (Verfallen)[10], ce qui désigne la « médiocrité » de l’être-là quotidien aux prises du spectacle et des masques, et dont l’oubli de soi dans la grande mascarade sociale est plutôt tentateur et rassurant. Or, la déchéance est le mode sur lequel le Dasein est quotidiennement au monde[11]. Dans la quotidienneté (Alltäglichkeit)[12] le Dasein montre l’extrême prétention de vivre une vie pleine et authentique. Ça le rassure et le conforte dans l’idée que tout « va bien », alors qu’il n’est en réalité, qu’un « être-jeté » dans le monde, ce qui ne saurait le laisser se penser comme tel. Dans ce déni, le Dasein vit en aliéné. Une aliénation sociale au On[13]qu’exprime le terme allemand Man. Impersonnalité, neutralité, nous nous livrons à une existence sans forme, inauthentique[14]. « Ontologiquement, cela veut dire : tant que le Dasein s’en tient au on-dit, il est coupé en tant qu’être-au-monde des rapports primitifs et véritablement originaux à l’égard du monde, de la coexistence et de l’être-au lui-même. »[15] En d’autres termes, cette vie inauthentique correspond à vivre non par nous-mêmes, mais comme « On » vit.

Aussi, vivre en immersion dans le « On », c’est vivre dans l’absence de lointain. « Jetés », nous sommes en immersion dans un espace qui exclut toute distance. La portée des choses, que nous ne percevons jamais en elles-mêmes, et leur orientation (toujours à leur place) nous empêchent de voir le monde autrement que tel que « On » le voit. Le Dasein est ainsi frappé de cécité ontologique[16]. « Jetés », nous sommes « livrés »[17]. Nous dirons plutôt que nous sommes « embarqués », avec la nette référence pascalienne. Mais nous sommes « embarqués », au sens où nous avons ainsi épousé la mouvance du divertissement, nous vivons auprès du monde « en préoccupation », c’est-à-dire sans distance, afin de ne pas avoir à faire face à nous-mêmes. Et autant dire que, dans le monde ambiant, c’est à peine si le Dasein vit, parce que le « On » auquel le Dasein s’identifie, c’est ni moi, ni toi, ni nous. C’est un « On » impersonnel qui retire au Dasein sa singularité, sa responsabilité. Ce que le Dasein pense, c’est à travers le « On ». Ce que le Dasein dit, c’est tout autant à travers le « On », et ce qu’il fait également. Nous pouvons donc en conclure que le « On » fait le Dasein, et qu’en sa qualité de « On », ça n’est « personne ». Nous sommes véritablement dispersés dans ce monde de la préoccupation qui donne au regard « toute la sureté exigible », ou nous vivons « en tout commerce avec l’étant »[18]. Ce qui signifie clairement que nous vivons en immersion dans le règne des ustensiles (Zeug) [19], de l’usage (§ 15 à 18). Rien de plus familier que les ustensiles, les outils, faisant sens à l’intérieur du réseau de renvois dans lequel ils s’inscrivent. Dans le mode d’être des ustensiles, le monde s’annonce, et il faut attendre que l’ustensile soit partiellement ou totalement inutilisable, qu’il ne réponde plus à son caractère de serviabilité, pour que soudain, il nous encombre, fasse acte de présence.

Et pourtant, il ne suffit pas que l’ustensile nous encombre, nous distrait de notre aveuglement, même un instant, comme cette voiture en panne au milieu d’une avenue de grande circulation, qui soudain, parce qu’elle n’est plus utilisable, se ferait voyante, car encombrante. Ce ne serait en effet pas suffisant, pour que nous soyons soudain détournés de cette familiarité, de cette médiocrité[20], de ce vécu que nous partageons avec « Monsieur-tout-le-monde ». De fait, ce monde qui nous entoure, et qui nous contient à l’intérieur de lui-même, n’amène rien d’autre à proximité de lui, que de l’« utilisable ». Nous n’avons ainsi guère besoin de « discernation » pour attraper, manipuler, utiliser l’ustensile. Plongés dans un monde ambiant, peuplé[21] d’ustensiles, tout ce qui est utilisable est « à-portée-de-la-main », à savoir utilisable dans l’immédiat, et sans que je n’ai à y réfléchir. Par exemple, il me faut écrire cet article, pour cela, je dois me munir d’un cahier et d’un crayon, puis d’un ordinateur et d’une imprimante. Jamais, à aucun moment, je ne serais là dans la « discernation ». Pourquoi le serais-je, puisque « la discernation de la préoccupation fixe ce qui est proche de cette manière tout en tenant compte de la direction dans laquelle l’util est à tout moment accessible »[22]. On détient là toute la subtilité du discours de Heidegger. Posé face au problème de la proximité, il ne s’agit pas seulement d’interpréter ce terme sous l’angle de l’espace, mais également en termes de « place » et d’« emplacement ». De fait, chaque chose doit nécessairement avoir une place dans le monde ambiant, sinon cela ferait désordre. Chaque chose ayant son endroit comme on dirait à un enfant qui n’a d’intérêt que pour le jeu : « Il y a un temps pour tout ! » Toutes ces places assignées à chaque ustensile, sont liées essentiellement à la préoccupation qui définit les « lieux d’appartenance ». Ces lieux d’appartenance organisent notre monde, ont pour fonction symbolique de lui donner un sens, de l’inscrire dans une compréhension collective. Aussi, une chose peut devenir « visible de manière surprenante » lorsqu’elle n’est subitement plus à sa place. Par exemple, dans la toile de De Chirico intitulée Turin au printemps (1914), un artichaut, un livre et un œuf sont posés sur une table, sur fond de drapeau flottant au vent. Coupés de leur usage, déplacés, ils ne renvoient désormais plus à un horizon quotidien et sont ainsi « expressément accessibles comme tel » (SZ, 104, trad. Vezin)[23]. C’est ainsi que l’ustensile « -éloigne » en installant une fausse proximité entre nous et les choses, la préoccupation circonspecte distribuant à chaque outil la bonne distance (proche ou lointaine) en fonction de l’utilisabilité de la chose. « Si l’éloignement doit être évalué, c’est relativement aux déloignements dans lesquels se tient quotidiennement le Dasein que cela se passe alors » (SZ, 105, trad. Vezin). Nous avons des signes (« ici », « là-bas », « là ») qui nous indiquent des lieux, des emplacements ; nous avons des formules de courtoisie dans la langue française lorsque nous nous adressons à un interlocuteur comme le « voussoiement » censé mettre à distance, et le « tussoiement » censé rapprocher les personnes. Nous disposons de tout un arsenal de signes qui nous permettent de comprendre et d’exprimer l’énonciation des « emplacements ». Pourtant, jamais nous n’abolissons la distance avec les ustensiles, tous entiers « guidés par la discernation que promeut la préoccupation. » (SZ, 108, trad. Vezin).

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Rudolf Augstein et Martin Heidegger,
Todtnauberg, Suisse (Digne Meller-Marcovicz)


 Du Moi au soi, la mienneté (Jemeinigkeit)

 

  α. Qui est le Dasein ?

  Essayons de creuser. Qui donc est ce Dasein en tant qu’être-au-monde ? S’il est le plus souvent « accaparé par son monde »[24], il est cet être qui dit : « je ». Le Dasein dit : « Je suis », ou encore : « Moi, je ». Or, le « je suis » du Dasein qu’il s’agit d’entendre au sens du « j’existe », pose précisément le problème ontologique de l’ego, ou de sa possible inadéquation à l’ego existant. Et au § 25 de Sein und Zeit Heidegger le répète, si la plupart du temps le Dasein dit « je suis », il n’est presque jamais lui-même. Qui donc est ce « je » qui parle ? « Sans doute le Dasein, sitôt qu’il se parle à lui-même, se dit toujours : je le suis, et finalement ne le dit jamais si fort que lorsqu’il n’est « pas » cet étant. »[25] Entendons-le donc ainsi : la question du « moi » de l’ego se pose sous la forme d’une permanence qui demeure malgré les changements. Le Dasein est confronté aux autres, mais en tant que sujet. Or, dans le terme « sujet », on retrouve l’étymologie latine subjectum, désignant ce qui est placé en dessous, ce qui est sous-jacent, et qui subsiste sous les changements. Alors, bien évidemment, on trouve cette idée chez Heidegger, qu’il y a en nous une unité et une permanence. L’identité du sujet, c’est ce qu’il est, et ce qui fait qu’il est et demeure le même. Mais l’identité en dépit de sa situation problématique est celle d’un sujet qui se connaît sans savoir tout de soi, ou tout du moins, en assumant ce qui lui échappe. D’où l’idée, que l’ego doit être interrogé en direction de son sens existential, et en dehors de sa pré-compréhension ontologique. D’où également l’idée, que le monde que je partage avec autrui, c’est-à-dire la « coexistence des autres »[26], ne doit pas occulter une grande question phénoménologique : celle de l’expérience de soi. Nous savons que le monde du Daseinest Miltwelt, c’est-à-dire « monde commun ». Cependant, en posant la question de l’identité du Dasein, nous ne posons pas la question du Dasein avec les autres. Nous nous demandons : qui est ce Dasein au quotidien ? C’est-à-dire que nous introduisons précisément dans notre problématique, celle de la mienneté (§ 25). En d’autres termes, nous nous demandons : qui est le soi plongé en immersion dans le « On » ? Certes, nous savons que vivant en immersion, le Dasein se plie aux comportements, il épouse les vécus de la « multiplicité » ; il n’est donc pas soi, car il s’identifie systématiquement à ce que l’on fait, et à ce que l’on dit. En établissant une herméneutique de soi, Heidegger nous décrit un Dasein pris par la mêmeté (Selbigkeit). Or, parce qu’il ne sait se distinguer du monde ambiant, le Dasein se perd lui-même, vit sur le mode de l’« autre », de la dé-possession de soi[27]. « […] la plupart du temps le Dasein n’est pas soi-même », car il partage l’existence avec autrui, il coexiste avec autrui. Il faut prendre acte de l’importance de la notion de Mit-Dasein. De fait, la question « Qui suis-je ? » n’est pas seulement ontologique. Elle est également ontique. Il nous faut alors interpréter l’ipséité « de manière existentiale » (SZ, (117), et ne point céder à la tentation d’analyser le Daseinen le dissolvant dans l’anonymat du monde ambiant ou de l’être-avec (Mitsein). Comment alors caractériser « les autres » ? Heidegger apporte une réponse très intéressante : « […] cela ne désigne pas simplement : tous ceux qui restent en dehors de moi, ce dont s’extrait le je ; les autres, ce sont plutôt ceux dont la plupart du temps, on ne se distingue pas, parmi lesquels on est aussi. Cet être-là-aussi avec eux n’a pas le caractère ontologique d’un être-là-devant-« avec » au sein du monde. « Avec » va de pair avec Dasein, « aussi » veut dire à égalité d’être, c’est-à-dire d’être-au-monde discernant et préoccupé. »[28] Comprenez qu’autrui vit avec moi au beau milieu du monde. De fait, je ne suis jamais seul dans le monde, au sens où je puis bien être seul au milieu du désert. Je ne ferais pour autant jamais l’expérience de la séparation d’avec autrui, à l’inverse par exemple, du personnage de Mowglie dans Le livre de la jungle de R. Kipling, qui, souvenons-nous, fut ce petit garçon volé dans un village par le tigre Shere Khan, avant d’être sauvé par un clan de loups, puis pris sous la protection d’une panthère et d’un ours. Or, que devons-nous retenir de cet exemple ? Le personnage de Kipling n’ayant jamais vécu au sein des hommes, au point de ne leur ressembler en aucune manière, eût pu se trouver un jour livré à lui-même, abandonné par ses protecteurs, sûrement n’eût-il jamais ressenti la moindre solitude ni le moindre isolement, le Mitdasein n’ayant absolument aucune signification pour lui. De fait, même si je me retirais du monde des hommes, je resterais marqué par l’être-avec. Aussi, s’agit-il de se méfier d’opposer la mienneté à l’altérité[29]. Le Dasein se tient au contact du monde ambiant, à proximité, préoccupé. Il se tient même dans le « souci mutuel » (SZ, 121). Car cela n’occulte en aucune manière les rivalités, la compétition et le besoin de se distinguer des autres. Mais tout cela est réalisé collectivement, c’est-à-dire sur le mode du « On ». La course aux distinctions est livrée au « On » : on brigue les mêmes diplômes, les mêmes concours, les mêmes grandes écoles, les mêmes postes prestigieux, les mêmes prix honorifiques. Le « je » ayant été ainsi confisqué par le « On ». Voilà pourquoi, « On fait partie des autres et on renforce leur puissance. »[30] Parce que la dictature du « On » a tout envahit. Lorsqu’on visite la ville de Florence par exemple, on ne manque pas de faire un tour par La Galerie des Offices ; on accepte de sagement patienter des heures entières dans des files d’attente interminables, et ce, même si l’on ne goûte rien à l’art, et que l’on ne se sent point ému par une quelconque toile de maître. On lit les auteurs à la mode, on les juge comme les critiques littéraires prestigieux les jugent ; on pense selon les codes moraux ambiants. Et l’on se révolte par ce que l’on dit révoltant. « Le on qui n’est rien de déterminé et que tous sont, encore que pas à titre de somme, prescrit le genre d’être à la quotidienneté. »[31]

D’où ce problème philosophique : où est le soi ? Où se trouve-t-il ? Il est précisément absorbé. Car chacun est l’autre, et nul n’est soi-même. Aussi, pourrais-je toujours me revendiquer un statut d’exception, comme le font certains artistes, certains adolescents, ou quelques marginaux, entrés en guerre contre le « On », cette âpre lutte ne saurait être engagée contre le bon ennemi. Car mon seul ennemi véritable n’est autre que le « moi », en réalité replié sur lui-même. Le « On » demeurant indestructible. Donc, de primes abords, et le plus souvent, « On » est, ce qui signifie qu’être « soi-même » veut expressément dire se reprendre soi-même en échappant à cette fuite devant soi, dans la dictature du « On ».

 

β. L’ouverture et la fermeture du Dasein

 

Nous l’avons à présent compris. Le Dasein est au monde. Or, cela veut dire qu’il se tient dans la possibilité de se déployer, donc d’être soi-même, tout autant qu’il se tient dans la possibilité d’être absorbé par le « On », donc d’être parfaitement inauthentique. Le chapitre 5 de Sein und Zeit étudie précisément ces possibilités, en s’attardant sur l’éclaircie, cette Lichtung, qui est le propre du Dasein d’être au monde son propre là. Or, si le Dasein peut se tenir dans cette ouverture, car « le Dasein est son ouverture »[1], il le peut sur le mode de l’affection (1), de la compréhension (2), et de la discursivité (3). Afin de comprendre ce qui se joue dans la crise d’angoisse. Mais voyons cela plus en détails.

 

L’affection et l’humeur dépouillée

L’affection[2] est sur le mode ontique une tonalité (Stimmung[3]Gestimmtsein), celle d’être bien ou mal disposé. On pourrait ainsi lire, sous la plume de Heidegger, que l’entendement n’est pas suffisant pour l’ouverture du Dasein à la vérité. Un lien se trouve là avec ce qui est le plus familier en lui, dans l’expérience de lui-même, dans un sentiment de lui-même éprouvé dans la facticité. Aussi pourrait-on avancer l’idée que le climat phénoménologique heideggérien conjugue à la fois l’atmosphère générale, c’est-à-dire « objective », et l’humeur du Dasein, c’est-à-dire le phénomène subjectif, dans la conquête du vrai, et ainsi de lui-même. Mais sûrement devons-nous suivre l’analyse de Jean Greisch, et affirmer que cette tonalité précède cette distinction classique de l’objectif et du subjectif pour résider dans une existence pathique[4]. « Dans l’être d’humeur le Dasein est toujours déjà découvert selon une disposition donnée comme cet étant auquel le Dasein a été livré en son être comme l’être qui a, en existant, à être. »[5]Mais cette tonalité, cette  résonnance qui est au fond de tout sentiment, et qui s’expérimente dans la facticité, implique autant une ouverture « spécifique » qu’une fermeture. Car si l’affection est cette disposition donnée au Dasein d’être sa propre ouverture, elle peut tout autant être prise en otage par le « On », et ainsi constituer une fermeture à soi-même. Le « On » annihilant cette prédisposition à l’humeur (Stimmung) censée révéler l’être-jeté du Dasein.

Or, les affections ne sont pas de simples « états d’âme ». Elles ont un sens de révélation ontologique au sens le plus fondamental du terme. Par exemple, il peut m’arriver assez régulièrement de ne plus savoir où j’en suis, d’être d’humeur maussade, de ne pas aller bien. Qu’est-ce que cette Stimmung me révèle à moi-même ? Suis-je en état de me poser la question ? L’être a bien ce pouvoir de nous accabler, de peser ainsi sur nous comme un fardeau (SZ, 134). Je ressens en moi quelques dissonances. Aussi, celles-ci peuvent apparaître à des moments anodins, alors que je suis plongé dans la quotidienneté la plus anodine. C’est le passage d’un monde enchanté à un monde désenchanté[6]. Car « dans l’affection, le Dasein est toujours déjà transporté devant lui-même, il s’est toujours déjà trouvé »[7]. Notre être-au-monde permet à l’affection de nous mettre au plus prêt en contact avec la chose, au point que cette révélation précède la perception cognitive. Le Dasein peut donc se trouver comme se fuir. Il a le choix. Or, la plupart du temps, le Dasein cherche à fuir, voire à neutraliser ce qui l’affecte. Il n’est pas spontanément prêt à accueillir en soi cette donation. Fait aggravant, dans le monde de la préoccupation, je ne suis jamais libre de révéler ma vraie humeur. Mais surtout, « jamais nous ne devenons maîtres de l’humeur en nous dépouillant de toute humeur, mais au contraire en faisant chaque fois jouer une humeur antagoniste. »[8] Il suffit de vérifier l’ampleur de la description phénoménologique de l’humeur dans l’ouvrage de Heidegger, pour comprendre combien l’affection, représentant une dimension fondamentale du suis, est neutralisée par le « On ». Le Dasein pourra bien sûr se laisser affecter, c’est-à-dire être de bonne ou de mauvaise humeur. Mais cette ouverture à lui-même est le plus souvent esquivée par le divertissement. C’est pourtant dans ces comportements de fuite en avant, que je comprends ce qu’il m’arrive. Aussi, est-ce là, le premier caractère ontologique fondamental de l’affection.

Dans cette fuite, le Dasein n’en n’est pas moins posé « devant le « que » de son là »[9]. Il est ainsi renvoyé au caractère énigmatique de toute son existence, et ce, même si le rationalisme ou l’irrationalisme le nie. Il s’agit, dit Heidegger, de se défaire de cette fausse opposition foi contre savoir, pour s’en remettre à l’expérience sentimentale, c’est-à-dire à l’être-jeté. Les passions de l’âme nous délivrent du poids de l’existence, nous dit encore Heidegger.

En réalité, cette délivrance n’est qu’une possibilité. Car les passions de l’âme peuvent tout autant représenter une fermeture. L’humeur pouvant « bloquer » cette appréhension de soi, sur le mode de la refermeture. Jean Greisch fait justement remarquer qu’avant même d’être un animal rationale, l’homme est avant tout pour Heidegger, un animal affecté[10]. Voilà que nous sommes prévenus.

Cela nous amène au second caractère de l’affection : le sentiment existential, ni « intérieur » ni « extérieur », est simplement un mode d’ouverture de l’être-au-monde (SZ, 136). Qu’est-ce à dire ? « L’être-intoné ne se rapporte pas de prime abord, écrit Heidegger, à du psychique, il n’est pas lui-même un état intérieur qui s’extérioriserait ensuite mystérieusement pour colorer les choses et les personnes. Et c’est en quoi se manifeste le second caractère d’essence de l’affection. Elle est un mode existential fondamental de l’ouverture cooriginaire du monde, de l’être-Là-avec et de l’existence, parce que celle-ci est elle-même essentiellement être-au-monde. »[11] Nous n’avons pas un rapport au monde modelé simplement par le « sentiment ». Certes, pour Heidegger, il ne s’agit pas de dire : « ceci est la vérité, c’est mon sentiment ! » pour énoncer clairement le vrai. Ce serait le mé-comprendre, et lui faire dire que toutes les opinions se valent, et que les vérités scientifiques n’ont aucun poids face à ce que je ressens sur le monde de la sensibilité. En réalité, il y a ici une difficulté philosophique que l’on pourrait formuler sous cette question : à qui s’adresse-t-on pour trouver le vrai ? Serait-ce le rôle des psychologues et des psychanalystes, ou bien celui des philosophes ? Il n’est guère évident de suivre ici Heidegger qui, pour se tirer de cette difficulté, recourt à l’exemple aristotélicien. « Ontiquement, écrit-il, ces phénomènes sont connus depuis longtemps sous le nom d’affections et de sentiments et ils ont toujours fait l’objet de traitement philosophique. »[12]

Or, la tradition philosophique d’Aristote considère que la sensibilité est l’ouverture pleine de l’être au monde, comme ouverture de sa vérité. Soit. Tenons-nous à cette explication.

 

Compréhension et dissolution

La deuxième structure existentiale qui caractérise la manière dont le Dasein peut bien se tenir au monde, c’est le comprendre (Versteben). Or, que signifie le comprendre dans le texte de Heidegger ? Comprendre pour le Dasein signifie à la fois se comprendre et comprendre son monde. Étant « en vue de soi », le Dasein est ouverture à soi, et il est fin pour soi-même. Le comprendre devant être analysé comme être à la hauteur d’une situation, ou pouvoir y faire face par soi-même. Le comprendre est donc ici à la fois une structure théorique, l’entendement et la raison, mais également une structure pratique : être sa propre possibilité. Heidegger résorbe ainsi la dualité classique réalisme/idéalisme en montrant que le Dasein doit être considéré comme être des possibles. Ce qui veut précisément dire, que pour comprendre le Dasein dans sa structure ontologique, il faut partir de ses possibilités, car elles sont sa plus pure « réalité ». Le Dasein n’est pas toujours le décideur de ses possibilités. Mais il dispose de suffisamment de marge de manœuvre. D’ailleurs, le Dasein se projette sans cesse vers des possibles, même s’il n’en a pas toujours conscience. Il lui arrive très souvent d’analyser ces possibles comme « maniables », « employables », etc. C’est précisément là le Dasein pris au piège du « On », même s’il dispose toujours des moyens de se comprendre, c’est-à-dire de se comprendre comme immergé dans le « On », et de comprendre ce qu’être et exister veut dire. Cela signifie que, toujours, il est en mesure de se dire « Deviens ce que tu es ! », c’est-à-dire soit à toi-même la vérité de ton être, deviens cet Autre de toi-même, celui qui n’est plus influencé, gouverné par les sirènes de la préoccupation, mais qui est advenu à lui-même. D’autant que le Dasein a la possibilité de se comprendre à partir de son monde, et ainsi choisir une vie authentique ou une vie inauthentique[13]. Il réside encore là, une difficulté dans la thèse de Heidegger, qu’il nous faut éclairer : comment le Dasein peut-il ainsi advenir à la connaissance de soi ? Il s’agit d’être attentif à ce que nous dit Heidegger : malgré les vapeurs du « On », il n’y a pas véritablement d’aveuglement du Dasein, car il est clairement transparent à lui-même. Il peut se comprendre comme « On » se comprend, comme il peut se saisir, non à partir de ce qu’il voit de lui-même, – il ne faudrait pas confondre le Dasein avec un simple spectateur ! –, mais sur le mode de l’ouverture à soi-même. Évitons alors d’y voir toute forme d’intuition intime.

En réalité, c’est la liberté même du Dasein qui est déjà, et dès le départ, engagée dans un double sens. Il a la possibilité de se mé-comprendre, de se perdre soi-même dans l’inauthenticité du monde de la préoccupation ; il lui est toujours possible de retrouver la lucidité néanmoins, c’est-à-dire de se re-saisir soi-même, ou de se ré-approprier la compréhension de soi à partir de la compréhension impropre du « On ». Le Dasein est ce seul étant qui peut choisir entre le sensé ou l’insensé, donc le compréhensible et l’incompréhensible. Cette articulation de sens, que Heidegger comprend à partir de la « vue », n’est pas fondée sur les vues sensibles, mais sur une compréhension ontologique circulaire, qui représente sûrement l’éclaircie.

 

La discursivité et le bavardage

Il nous faut donc comprendre qu’entre « disposibilité »[14] et entendre, la dissolution dans le « On » nous coupe d’une réelle compréhension de ce dont on parle, ou du monde. C’est précisément le problème de l’énoncé, qui « vaut depuis longtemps comme « lieu » primaire et véritable de la vérité »[15]spécialisation particulière de l’explicitation, et dans lequel nous partons toujours de la préoccupation. Pour saisir cette nuance très subtile, imaginons que nous nous saisissions d’un marteau. Imaginons que celui-ci soit « lourd », et qu’il apparaîtrait tel dans l’usage. L’énoncé va mettre en évidence le « poids » du marteau. L’énoncé va déclarer : « ce marteau est lourd », et ainsi propager par « ouï-dire » une détermination du marteau qui partirait de sa lourdeur. Car l’énoncé montre à autrui. C’est-à-dire qu’il donne à voir. On pourrait alors parler d’énoncé apophantique. L’énoncé énonce l’enracinement du marteau dans le monde pragmatique de la préoccupation, c’est-à-dire qu’il procède à une démondanéisation du marteau. Qu’est-ce à dire ? Jusqu’ici, le marteau qui était appréhendé comme « à-portée de-la-main » subit soudain une modification ontologique et est désormais appréhendé comme « sous-la-main », c’est-à-dire ce sur quoi on énonce. « Ce que la logique prend pour thème, écrit Heidegger, avec la proposition qui énonce catégoriquement, par exemple, « le marteau est lourd », elle l’a, préalablement à toute analyse, toujours entendu aussi « logiquement ». Sans qu’on y prenne garde est déjà présupposé comme « sens » de la proposition : la chose-marteau a la qualité de la pesanteur. »[16] Nous faisons là une lecture herméneutique de l’expérience, comme si nous disions « Encore trop lourd celui-là » ou « Un autre marteau, s’il vous plait ».

Aussi, voyons-nous qu’avec l’énoncé, nous sommes entrés dans l’ordre du langage. Entre « Rede » le « discours » et « Sprache » le langage[17], on trouve la problématique du comprendre. Plusieurs problèmes se posent alors à nous : comment s’articule le discours ? Qu’est-ce qui le précède ? Est-ce le langage ? « Le discours (die Redeest existentialement cooriginaire avec l’affection et le comprendre »[18], répond Heidegger. Comprendre signifie donc se projeter un monde comme totalité et significativité. Dans le comprendre, on trouve l’expression, et donc, l’articulation d’un sens. Aussi, la discursivité originaire du Dasein s’exprime comme être-au-monde, c’est-à-dire que le langage dont il use n’est pas une intériorité qui s’extériorise, mais il est une de ses possibilités d’être coextensif à la disposition et au comprendre tels qu’ils adviennent à la parole dans le parler. Ainsi, tout discours est discours sur… C’est la référence. Puis, il y a ce dont on parle, c’est la signification. Enfin, il y a ce que l’on partage, c’est la communication. Or, quand on est « à l’écoute », on est nécessairement tourné vers les autres, puisque lorsqu’on parle, l’un des deux écoute. Il s’agit donc de comprendre ceci : à la parole appartient l’écoute/l’entendre et le faire silence. Le premier correspondant à cette ouverture primaire du Dasein en tant qu’être-au-monde compréhensif et être-Là avec les autres. Le second témoignant du parler véritable. « Qui se tait dans la conversation peut beaucoup mieux « donner à entendre », c’est-à-dire accroître l’entente, que celui qui n’est jamais à court de parole. »[19]

Or, le Dasein qui parle pour parler dans le monde de la préoccupation, veut également voir pour voir. Il est littéralement absorbé par le spectacle du monde ; il regarde pour se distraire. Il se plait à baigner dans le bruit et l’affairement. Le Dasein est atteint d’instabilité, de dispersion et de bougeotte[20]. « Le souci se change en préoccupation des possibilités de voir le « monde », celui-ci se réduisant, pour celui qui est arrêté et au repos, à son aspect[21]. » Mais soyons attentif à ce que nous dit Heidegger : si le Dasein regarde, dit-il, ça n’est qu’avec le souci de voir pour voir.

Et tout devient alors, pour ce Dasein bavard et curieux, équivoque (Zweideutigkeit). Ce troisième et dernier mouvement de la déchéance est le mode impropre de l’explicitation. Pourquoi ? Parce que ça signifie vivre en totale immersion dans le règne du bavardage (Gerede)[22], cette parole fausse, en « roue libre », par laquelle on communique en répétant ce qui a été dit, perdant l’être-réel dans le bruissant tissu des « palabres » ou de la « redite ». C’est-à-dire que toute « nouveauté » authentique est aussitôt ramenée au su et vu de longue date, et ainsi anéanti par le bavardage et la curiosité. Bien sûr, on pourrait croire que le « vide » de cette communication limitée à redire serait « interdit » au domaine public. C’est en réalité tout le contraire. « Cela la favorise » − la communication fonctionnant en boucle, car le « on-dit » ne prend plus la peine de remonter à la base de son discours, répétant inlassablement ce qu’on-dit. Le bavardage, que l’on peut aisément comparer à l’opinion et sa claire évidence, est désormais « fermeture », et renvoie de lui-même à la curiosité (Neugier)[23].

De fait, dans la vie impropre, nous avons peur (Furcht). De l’ennui, des opinions des autres, de ne pas être à la hauteur des critères du succès matériel ou psychologique. Cette peur fait partie du flux banal, préfabriqué du sentiment collectif. Elle se nourrit et se fuit par les bavardages inconséquents, le flot ininterrompu des banalités, des nouveautés, des clichés, du jargon, de la fausse grandiloquence[24].

Certes, lorsque nous sommes absorbés par le grand torrent de la quotidienneté, il nous semble qu’échapper à notre condition ne peut être possible. Nous sommes aveugles, et ne voyons pas que cette absence de lointain dans laquelle nous sommes plongés est cette proximité nécessaire avec nous-mêmes. Qui plus est, le Dasein ne s’y intéresse pas outre mesure, car il n’est pas conscient de sa « chute en lui-même à partir de lui-même. » Pris dans le mouvement perpétuel du monde, du bavardage, et du quotidien, ou tiraillé par l’ennui quand il essaye de s’extraire du grand tourbillonnement du « On », le Daseinn’est donc point conscient d’être ainsi dépossédé[25].

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Pourtant, le Dasein a à être. C’est-à-dire qu’il doit répondre de son être, et donc choisir entre diverses façons d’exister. Telle est la « question de l’existence ». En réalité, le Dasein n’a que deux possibilités fondamentales d’exister. Ces possibilités principielles ont été traduites en français par les termes d’authenticité et d’inauthenticité (eigentlichkeit/uneigentlichkeit)[26]. Qu’est-ce à dire ? Le Dasein détient le pouvoir de se fuir lui-même, de se méconnaître et de se mécomprendre. C’est même l’une des possibilités de cet être qui s’ouvre à lui en tout premier lieu. C’est-à-dire que le Dasein peut avoir un rapport inauthentique à soi-même, aux autres, au monde, à l’espace, au temps et à la mort. Nous venons de le voir à l’instant. Mais il peut autant avoir face à tout cela un rapport authentique[27].

Ce qui veut dire que s’il dispose des moyens de se méconnaître et de se mécomprendre, il dispose d’autant de moyens de se comprendre lui-même, et de comprendre son être. Par la même occasion, ça lui donne l’entier pouvoir de comprendre en général, et notamment l’être des autres étants, c’est-à-dire l’être des étants qu’il n’est pas lui-même. La subjectivité doit donc être avant tout interprétée à partir de l’horizon de l’existentialité. Le plus souvent, ce je comme substrat de mes actes n’est qu’une dégradation due au fait que le Dasein s’est perdu dans l’existence inauthentique du souci quotidien et qu’il s’est interprété à la manière des étants intra-mondains auprès desquels il s’affaire. Vivant à l’écart de lui-même, aliéné nous avons dit, la déchéance, le rythme d’une vie dépossédé ne peut être perçu sans un sentiment révélateur qui amènera le Dasein à la « lucidité ». Se fuyant lui-même dans le divertissement rassurant du « On », il sera mis en face de son propre être. Ce sera le rôle du phénomène de l’angoisse.

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Martin Heidegger dans son jardin à Freiburgundatiert

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[1] Voir mon article, « La nuit de l’angoisse », Les carnets de la philosophie, n°15, jan-mars 2011.

[2] Cf. Jean Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, Paris, PUF, 1994, 2003, § 29, p. 176 sq.

[3] Nous utilisons la traduction ici de E. Martineau plutôt que celle de F. Vezin qui traduit par « disposibilité » ; or le terme Befindlichkeit reflète l’affectivité générique du Dasein, c’est-à-dire en tant que structure ontologique la condition de transcendantale possibilité de la joie ou de la tristesse, de la peur, de l’horreur, de l’effroi, du courage, du dégoût, du ressentiment, de la frustration ou de l’ennui. Or, d’une part, ces sentiments tiennent plus chez Heidegger de la situation affective, - même s’il ne cherche pas à établir une cartographie de l’affectivité -, que de la disposibilité, d’autre part, l’angoisse elle-même est souvent considérée comme une Grundbefindlichkeit c’est-à-dire une situation affective fondamentale. Aussi, tout l’enjeu du phénomène de l’affectivité pour Heidegger réside dans le pouvoir révélateur de certaines dispositions affectives.

[4] Martin Heidegger, Etre et temps, Paris, Gallimard, 1986, trad. F. Vezin et hors-commerce, de E. Martineau, Authentica, 1985, (SZ), § 12.

[5]« L’étant qui est sur le mode de l’existence est l’homme. L’homme seul existe. Le rocher est, mais il n’existe pas. L’arbre est, mais il n’existe pas. Le cheval est, mais il n’existe pas. La proposition : « L’homme seul existe » ne signifie nullement que seul l’homme soit un étant réel et que tout le reste de l’étant soit irréel et seulement une apparence ou la représentation de l’homme. La proposition : « L’homme existe » signifie : l’homme est cet étant dont l’être est signalé dans l’Être, à partir de l’Être, par l’in-stance maintenue ouverte dans le décèlement de l’Être. »

M. Heidegger, Was ist Metaphysik? (WM), trad. Henry Corbin, et R. Munier pour l’Introduction et la Postface, Paris, Gallimard, 1938, p. 35, trad. H. Corbin.

[6] SZ, § 12, (54), trad. E. Martineau.

[7] Idem.

[8] Mais encore celui de la science ou de l’art. Ça n’est néanmoins pas notre propos ici

[9] Cf. SZ, 134-5., § 40. De Waelhens traduit ce terme par « sentiment de la situation », Martineau par « affection », et Zarader se propose de traduire par « sentiment de se trouver là », (cf. M. Zarader, La Patience de Némésis, Chatou, Les Editions de la Transparence, 2010, p. 150, note 2.)

[10] La déchéance (Verfallen) n’est pas une « dégradation d’être » depuis un mode supérieur, mais le mode sur lequel le Dasein est quotidiennement au monde.

[11] Ce terme ne doit en aucune manière être entendu selon une signification négative, ou théologique comme le seraient les termes de « chute » ou de « défaut ».

[12] SZ, § 5, § 9, § 11.

[13] G. Steiner traduit par « Ils » in Martin Heidegger, Paris, « Champs essai », Flammarion, 1981. Une traduction qui nous semble impropre, dans la mesure où le mot allemand Man employé par Heidegger exprime le caractère proprement impersonnel et abstrait que le « On » fait parfaitement ressortir.

[14] Une « inauthenticité » qu’il s’agit moins de comprendre comme un « ne plus être au monde » qu’une fascination par le « monde » et par l’être – avec des autres au sein du « On ».

[15] SZ, § 35, (170), trad. F. Vezin.

[16] L’expression est de M. Zarader, op. cit., p. 152,

[17] G. Steiner accuse cette traduction du mot allemand Überantwortung d’être « boiteuse », « avec sa claire connotation d’une « responsabilité envers ce à quoi nous sommes livrés » - à une actualité, à un « là », à une présence complète et enveloppante. » op. cit., p. 117.

[18] SZ, § 15, (67), trad. F. Vezin.

[19] Que Vezin traduit par le néologisme « util ». On peut également traduire par « outil ».

[20] Il ne s’agit pas ici d’interpréter le qualificatif de « médiocrité » sous un angle moral, mais tel que Vezin le traduit par « l’être-dans-la-moyenne ».

[21] J. Greisch, op. cit., p. 148.

[22] SZ, §22, (102), trad. F. Vezin.

[23] Voir à ce propos l’analyse de M. Zarader, qui confronte les thèses de Heidegger et les toiles de De Chirico, « La part de l’ombre » in La Patience de Némésisop. cit., p. 149 sq.

[24] SZ, § 25 (114), trad. F. Vezin.

[25] Ibid, (116), trad. F. Vezin.

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[1] SZ, §28, (133), trad. E. Martineau.

[2] F. Vezin traduit par « disposibilité ».

[3] Selon M. Haar, traduire véritablement « Stimmung » entendrait que l’on additionne en un seul mot : vocation résonnance, ton, ambiance, accord affectif subjectif et objectif. Cité par J. Greisch. (Cf. J. Greisch, op. cit., p. 176.)

[4] J. Greisch, Ibid, p. 177.

[5] SZ, § 29, (135), trad. F. Vezin.

[6] J. Greisch, op. cit., p. 178.

[7] SZ, (135), trad. E. Martineau.

[8] SZ, (136), trad. F. Vezin. 

[9] Idem.

[10] J. Greisch, op. cit., p. 182.

[11] SZ, (137), trad. E. Martineau.

[12] SZ, (138), trad. F. Vezin.

[13] Considérons ici que la traduction de Martineau fait autorité ; celle de Vezin étant assez peu convaincante de « vrai » ou « non ».

[14] Traduction de Vezin pour « affection ».

[15] SZ, § 33, (154), trad. E. Martineau.

[16] Ibid, (157), trad. F. Vezin.

[17] La traduction est de J. Greisch, op. cit., p. 204. Martineau traduit par « dire » et « parler », et Vezin par « dire » et « langue parlée ».

[18] SZ, § 34, (161), trad. E. Martineau (modifiée).

[19] Ibid, (164), trad. F. Vezin.

[20] Cette traduction de Vezin exprime le mot allemand Aufenthaltslosigkeit que l’on pourrait traduire à la suite de J. Greisch par « incapacité de séjour » exprimant bien le « déracinement existential » du Dasein qui semble désormais n’habiter nulle part, incapable qu’il est de saisir ce qu’il est et où il se trouve. (cf. J. Greisch, op. cit., p. 222.)

[21] Idem, (172), trad. F. Vezin.

[22] Il est à noter que le terme allemand Gerede n’est pas à confondre avec le terme Geschwätz que l’on pourrait traduire par « papotage » et qui serait ici purement négatif. Or, dans l’esprit de Heidegger, le bavardage doit être pris ici dans un sens positif, même si, la positivité du phénomène est tout de même difficile à respecter tout au long du §. (Cf. La remarque très intéressante de J. Greisch, Op. cit., p. 216 sq.)

[23] Qui n’est pas sans rappeler le divertissement pascalien. Voir, Pensées, 139, « Divertissement ». Le divertissement est pour Pascal tout ce qui détourne (divertere) l’homme de « penser à soi », c’est-à-dire de penser à sa condition de mortel, de découvrir son néant. Fuyant dans les distractions, ou les occupations plus sérieuses, l’homme s’affaire à occuper chaque jour son esprit afin de s’interdire de penser à sa misère et sa mort prochaine.

[24]« Le Dasein cherche le lointain mais il ne s’en approche que pour s’en faire un spectacle. Le Dasein se laisse prendre uniquement par le spectacle du monde. » SuZ, § 36, (172) trad. F. Vezin.

[25] Méfions-nous néanmoins de considérer la déchéance comme un obstacle majeur à l’existentialité du Dasein : elle en sera la condition même. Aussi, l’analyse de la déchéance n’est-elle en réalité qu’une « première tentative, encore « locale », de dépasser une vision purement « partielle » du Dasein et d’appréhender l’unité structurelle qui sous-tend les phénomènes du bavardage, de la curiosité et de l’équivoque » (cf. J. Greisch, op. cit., p. 229).

[26] Mais il appartiendrait de traduire plutôt par les termes du propre et de l’impropre. Voir à ce propos la précision très significative que Jean Greisch formule dans son Ontologie et temporalité. Op. cit., p. 114.

[27] On peut d’ailleurs dire, à la suite de J.-L. Marion, que  l’inauthenticité et l’authenticité définissent ensemble l’essence du Dasein. (Cf. J.-L. Marion, Op. cit., p. 192)

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