Entretien avec Gilles Cosson. Où est passée la verticalité ?
Nous visons une époque sans Dieu, sans morale et sans buts. De transcendance, il semble que nous n’ayons plus besoin. Cela débouche sur un grand vide, que certains questionnent encore, mais pour combien de temps ? Avec l’ancien élève de Polytechnique, et écrivain Gilles Cosson, nous nous sommes demandés où serait bien passée la verticalité dans notre monde vieillissant, et peut-être mourant. Cet entretien est paru dans le site du mensuel Entreprendre, et dans le n°30 de Question de Philo de juin 2023. Il est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Marc Alpozzo : Cher Gilles Cosson, vous êtes un ancien élève de Polytechnique, auteur notamment de romans historiques, de récits de voyage et d'essais philosophiques. Vous avez publié récemment Vers une espérance commune, aux éditions du regretté Pierre-Guillaume de Roux, en 2022, qui est une méditation profonde sur le sens de la vie, la spiritualité, sur le besoin du divin, sur la nécessité d’un monde supérieur. Cette année, c’est un roman, Entre deux mondes, paru aux éditions de Paris Max Chaleil. Votre récit, très agréable à lire, commence sur un accident de voiture. Votre personnage principal est un grand journaliste, qui va, suite à cette mésaventure, faire le bilan de sa vie plus ou moins gâchée. Le titre du premier chapitre est « Où suis-je ? Qui suis-je ? » Pourriez-vous dire que c’est aussi le bilan de notre époque que chacun pourrait faire ? Une époque qui fait suite à 70 ans de paix et de prospérité qui semble être au final plus ou moins ratée ?
Gilles Cosson : Je pense qu’une époque prolongée de paix ne peut pas être considérée comme ratée, tant elle est rare dans l’histoire de l’humanité. Mais il est vrai aussi que la paix manque souvent du souffle vital requis lors de la rencontre avec la guerre, la douleur et la passion. Le verre des années qui s’achèvent est-il à moitié plein, vu à la lumière des grandes découvertes scientifiques et médicales récentes, ou à moitié vide, thème de la désespérance si commune aujourd’hui face à un monde où se sont perdus le sens des valeurs et celui des devoirs ? Là est bien la question.
De mon point de vue, le drame, social ou personnel, agit comme un profond révélateur des ressources profondes d’une société ou d’une personne et constitue une voie privilégiée de la plongée en soi-même à la recherche de l’essentiel face aux catastrophes ou à la mort. La période de tranquillité dont nous sortons est marquée par l’absence de rencontre avec le tragique, au point que la mort elle-même est quasiment sortie du champ, reléguée aux carnets du jour et au silence des familles. D’où l’impression de manque cruel ressenti par l’homme se retrouvant seul et désemparé face à la question éternelle du sens à donner à son existence. Tel est bien le problème d’aujourd’hui et plus encore de demain face aux formidables défis de l’intelligence artificielle, de l’excès d’information déferlant en un torrent mortifère ou des conflits en cours et à venir dont l’amplitude peut aller jusqu’à la disparition de nos sociétés actuelles. C’est la réaction prémonitoire de Stefan Zweig voici un siècle racontant avec regret sa jeunesse heureuse et constatant que l’horizon de sa vie était devenu l’exil pour éviter l’annihilation. Tel est bien le théâtre de mon « Entre deux mondes » où l’humanité aborde à nouveau le temps des épreuves, face auxquelles aucune échappatoire ne sera peut-être possible...
M. A. : À mesure que l’on avance dans votre roman, on découvre un couple au bord de l’implosion, leurs deux ados, Martin et Flore, qui tombent amoureux, aussi, on a l’impression que vous décrivez une époque paradoxale, en recherche de sens, qui a perdu toute direction, tout topos. Les parents de ces ados eux-mêmes sont perdus, emmurés dans un hédonisme devenu creux, de petits plaisirs égoïstes et éphémères. Mais votre roman n’est pas seulement le procès de notre époque, c’est aussi celui de Mai 68, et de sa fausse émancipation, de sa « révolution introuvable », pour reprendre la formule de Raymond Aron. Ne peut-on pas dire que vous faites un diagnostic bien pessimiste d’un monde post-religieux, qui a perdu toute transcendance, qui s’enferre dans l’individualisme et l’immoralisme, signant ainsi sa décadence finale ?
G. C. : Mai 68 a été le révélateur des grandes mutations à venir, donnant à chacun une plus grande liberté et une plus grande maîtrise de sa vie sans pour autant combler le besoin de rattachement à plus grand que soi qui est un des ressorts les plus profonds de l’humanité. D’où sans doute le sentiment de quasi échec qui a envahi l’espace contemporain. Ainsi les acteurs de notre univers déstabilisé se trouvent-ils face au problème du vide sidéral qui baigne notre époque. Pour sortir de cette situation angoissante, j’ai tenté de définir un chemin de renouveau dont le livre « Vers une espérance commune » est en effet le reflet, au même titre que la conférence intitulée « À la recherche du sens de la vie », disponible sur le site GillesCosson.com. Selon moi, à la lumière des récentes découvertes de la science, la spiritualité nécessaire au monde dans lequel nous entrons, nous fera à la fois sujets et acteurs du cosmos pensant, avec comme conséquence pour chacun une responsabilité accrue.
Les parents comme les enfants de mon « Entre deux mondes » se voient donc confrontés, s’agissant des questions économiques, climatiques ou géostratégiques, à une époque bouleversée et ils vont essayer de définir chacun à leur façon une voie de solution où le retour au silence, la beauté de la musique et la grandeur de l’amour vont jouer un rôle essentiel. Mais ces substituts aux références transcendantales d’autre fois vont-ils suffire à résoudre leurs tourments, c’est la question que pose le livre même si l’espoir en un monde meilleur n’est pas totalement perdu.
M. A. : Le jeune Martin est en quête du père, ce qui est assez rusé de votre part, puisqu’avec l’idéologie féministe depuis bientôt 40 ans, on se demande aujourd’hui où sont les pères, à force d’être attaqués, vilipendés par une politique toujours plus offensive contre le patriarcat, le mâle blanc ; Flore est une jeune adolescente rebelle, donneuse de leçons, qui veut rééduquer ses parents, se pensant autorisée à faire des sermons du haut de ses trois pommes. N’est-ce pas là, le signe d’un pourrissement des relations entre les générations qui vous dénoncez ?
G. C. : J’y verrais plutôt la revendication d’une très jeune fille refusant comme il est fréquent à cet âge, le conformisme ambiant - disons la pensée unique pour parler le langage d’aujourd’hui -, qui domine le milieu favorisé qui est le sien. Mais, alors que l’on attend d’elle un regard critique sur un patriarcat honni par ses congénères les plus motivées, son cœur tendre va la jeter dans les bras de l’amour, celui d’un garçon, artiste comme sa mère, cherchant à défaut d’un référent paternel - le mâle blanc si décrié peut-être ? - le réconfort d’une âme sœur, ce qui reste jusqu’à preuve du contraire la plus belle aventure humaine que deux êtres peuvent rencontrer.
M. A. : Par ailleurs, vous dénoncez la fin de l’autorité, en affirmant votre désir de voir à la tête de la France un descendant de l’empereur Napoléon. Croyez-vous qu’un vrai chef autoritaire puisse revenir au pouvoir, à défaut de revoir le retour de la monarchie ? Pensez-vous vraiment que la France a besoin de renouer avec l’autorité d’un pouvoir fort ?
G. C. : Dans le cadre d’un livre sans illusion où règne un cynisme souvent féroce, j’ai avant tout cherché à distraire le lecteur par l’apparition d’un être hors norme, convaincu par son hérédité de prince tsariste, des bienfaits du retour à l’autorité, celle attendue d’un empereur dont les Français ont parfois le regret, parce que symbolisant la foi dans les destinées d’une France fière de son passé glorieux. Les deux Napoléons, le successeur de la révolution pour l’un et de la seconde république pour l’autre ont caractérisé une époque de retour à l’ordre associée à une certaine prospérité, mais qui s’est chaque fois très mal terminée. L’autorité, pour être admise durablement, demande donc à s’incarner dans un personnage exemplaire, ce qui est rarement le cas dans la France d’aujourd’hui…Et sur ce plan, de déclarations illusoires aux promesses non tenues, nous attendons toujours celui ou celle qui saura incarner l’espoir…
M. A. : Vous écrivez dans une époque sans Dieu, et vous semblez vous en plaindre. Nietzsche affirma à la fin du XIXème siècle que Dieu était mort, parce que la foi était morte en l’homme. Cette époque sans foi (ni lois) vous apitoie, et vous avez écrit un essai, Vers une espérance commune (2022), dans lequel vous appelez au retour à une religion ouverte. Vous ne rejetez ni la spiritualité, ni le mysticisme, bien au contraire. Vous montrez, à raison, je crois, que l’homme a besoin de croire, qu’il a soif de transcendance, de sacré. Or, nous sommes dans une société qui vit la fin de la chrétienté, c’est-à-dire une société issue d’une religion, la religion chrétienne, de la sortie de la religion, pour reprendre le mot de Marcel Gaucher. C’est l’ère du désenchantement. La providence de Dieu a été transférée à l’État qui est devenu État providence. Les individus se sont repliés sur eux-mêmes, et se fatiguent à rechercher leur identité propre ; nous en sommes avec la transidentité et la loi sur l’euthanasie, à revendiquer l’auto-engendrement et l’auto-anéantissement, refusant à quiconque d’interférer dans nos désirs, qu’ils soient rationnels ou irrationnels. Votre roman s’intitule Entre deux mondes, est-ce à dire que vous voyez cette époque comme un épuisement, car nous sommes coincés dans un entre deux ?
G. C. : Je crois comme vous que la dérive des désirs de chacun vers une indépendance absolue, s’associant à la fin d’une époque, celle de la chrétienté dominant l’Occident, nous jette dans un monde à risques où, en l’absence de tout règle admise par tous, l’individu ne sait plus quelle direction choisir. Ce peut être le rôle d’une doctrine laïque, rappelons-nous les « hussards de la République », ou religieuse, telle que ressentie de façon poignante par Simone Weil :« L'homme voudrait être égoïste et ne peut pas. C'est le caractère le plus frappant de sa misère et la source de sa grandeur», Etty Hillesum disant : Même si on ne nous laisse qu'une ruelle exiguë à arpenter, au-dessus d'elle il y aura toujours le ciel tout entier. Sans doute est-ce dans ce sens qu’il faut rechercher un chemin d’avenir ? Certes une foi imposée peut avoir de redoutables effets, l’inquisition du passé et l’islam intégriste du présent le montrent, mais l’absence de toute référence est pire, car créant un individualisme excessif débouchant sur un nihilisme destructeur. Seuls peuvent réussir dans la définition d’une règle dépassant sans les renier les legs du passé les guides dotés du courage et de l’empathie nécessaires, tels ceux qui ont permis à l’humanité de traverser de grandes souffrances mais aussi d’aboutir à de grandes réalisations.
M. A. : Je terminerai cette entrevue par une question qui sera peut-être le titre de cet entretien : où est donc passée la verticalité ?
G. C. : je crois que notre époque d’immenses découvertes et d’amples inquiétudes rend difficile en matière matérielle une verticalité forte du pouvoir car l’initiative individuelle, facteur de progrès économique, social, voire simplement de survie pour notre espèce, s’accommode mal de cette façon de gouverner. Il suffit de regarder autour de nous pour mesurer les limites de l’État providence ou de l’autoritarisme militaire. Je crois que la seule verticalité acceptable dans ce domaine est celle de l’efficacité qui, diffusant du sommet vers la base, soude par-delà les discours creux et les allégations illusoires les êtres désireux de progresser ensemble vers l’avenir incertain qui nous attend.
Quant à la verticalité spirituelle, elle pose le problème du rapport à la transcendance, incarnée par Celui que j’ai appelé dans de précédents ouvrages « l’Esprit qui Veille », disons pour résumer, Dieu, et je crois qu’une réponse individuelle à une question aussi fondamentale demande, par-delà les fractures politiques et religieuses un minimum de cadre institutionnel commun. Ce sera peut-être le thème d’un prochain livre …
Cet entretien est paru dans le n°30, Question de Philo, Juin 2023.