Arthur Schnitzler, Je suis un poète !
Tiré du fonds posthume de l’auteur viennois, cette longue nouvelle raconte l’impossible idéal d’une jeunesse éternelle, les paradoxes de la liberté de l’artiste et l’obsession de la reconnaissance par la société mondaine. Cette chronique est parue dans le Grand Genève Magazine, numéro 7, d'avril 2016. Elle est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
« Monsieur Edouard Saxberger rentrait chez lui après la promenade et montait lentement l’escalier menant à son appartement. » C’est par cette première phrase, d’un récit inédit d’Arthur Schnitzler, que nous entrons dans l’existence morne et réglée d’Edouard Saxberger, un vieux fonctionnaire dont la vie admirablement rangée l’a éloigné de sa jeunesse et de ses rêves de gloire d’antan, à tel point qu’il en a quasiment oublié son unique œuvre lyrique publiée naguère. Et c’est dans cette vie molle et étriquée, que Wolfgang Meier va faire effraction, par une belle journée d’hiver, et bouleverser une tranquille existence bourgeoise, en proposant au vieux fonctionnaire, retraité de ses ambitions artistiques, de renouer avec ce passé ancien, et de reprendre la plume pour continuer une œuvre, jadis laissée à l’abandon, après les folles illusions de gloire d’une jeunesse perdue dans les limbes du temps et de la mémoire trépassée.
D’abord interloqué, Edouard Saxberger va rapidement se laisser convaincre, au point de se laisser duper par l’image que lui renvoie le cercle de jeunes poètes nommé « Exaltation ». Il se rappelle alors l’époque où il fut, lui-même, un jeune poète exalté, composant une œuvre lyrique intitulée « Promenades », et rêvant de gloire et de postérité. Rappelé par ces jeunes admirateurs aux bons souvenirs de ces temps anciens, notre vieil homme voit désormais son existence de fonctionnaire comme un masque tragique, derrière lequel il s‘est glissé, suite aux espoirs déçus, pour se réfugier, et se cacher durant des décennies. Régulièrement traité en « maître » et en « idole » par son jeune public d’admirateurs, il finit par véritablement se prendre au jeu, et un soir, va jusqu’à affirmer à un pauvre type qui cherche à faire quelques vers : « Je suis un poète ! »
Carte postale - Vienne
Voici donc la bohème littéraire, présentée par Arthur Schnitzler, dans la jeune Vienne, et aussi une parodie des cercles littéraires, où s’y jouent les masques et les postures, adoptés par de jeunes artistes imbus d’eux-mêmes. À la lecture de ce récit, écrit originellement pour une revue, et abandonné au fond d’un tiroir, on comprend que Schnitzler est allé piocher dans sa propre expérience pour décrire ce cercle de jeunes poètes très fiers, qui se veulent loin des modes, et des arrivistes qui les suivent, des arrogants se tenant en marge, « hors des sentiers battus ». Gloire tardive est également la dialectique négative entre la création artistique et l’existence bourgeoise, le caractère superficiel et creux de l’idéal d’un « art authentique et chaste », la vacuité du désir de célébrité et de gloire. C’est également un récit à clé, dans lequel Edouard Saxberger aura vainement tenté de renouer avec son inspiration et son lyrisme de jeunesse, avant de réaliser que tout ce petit monde avait élaboré une vaste stratégie pour conquérir les journaux et évincer les vieux messieurs hostiles à la littérature. Gloire tardive questionne le pourquoi de la création artistique, l’insubmersible cruauté du microcosme littéraire où les égos s’affrontent, et l’intraitable solitude de l’artiste. C’est d’ailleurs dans le dernier paragraphe, que tout le tragique de l’existence du poète se trouve subitement mis en lumière : « encore un sur lequel je me suis fait d'illusions, se disait-il, et il se sentait très seul tandis qu’il cheminait lentement par les rues désertes en direction du café. »
Arthur Schnitzler
Arthur Schnitzler, Gloire tardive, trad. de Bernard Kreiss, postface de Wilhelm Hemecker et David Österle, Albin Michel, 2016.
(Chronique parue dans le Grand Genève Magazine, n°7, avr-mai-juin 2016)