La leçon de philosophie : Qu'est-ce que l'art ?
La leçon de philosophie est à la fois un exercice que l'on accompli devant un jury et un cours que l'on donne devant ses élèves. L'enjeu est toujours le même, puisque c'est ce moment où il nous faut faire la preuve de notre capacité à réunir, lors d'un exercice bref, toutes les qualités qui pourront faire de nos cours des moments de philosophie. Voici une leçon sur l'art qui se formule ainsi : Qu'est-ce que l'art ?
Qu’est-ce que l’art ? Si l’on se pose philosophiquement cette question, on devra certainement partir de deux définitions. Une définition antique, partant du grec techné et qui a donné le sens du mot « technique » en français ; puis, du latin ars, qui nous a donné le sens du mot « art ». On peut donc répondre que l’art est ce qui est de l’ordre d’un savoir-faire, donc l’artisanat, et ce qui est de l’ordre de la créativité, et qui donne l’artiste aujourd’hui.
Mais en répondant ainsi à cette question, cela semble très insuffisant. Car, de nos jours, l’art est à la fois ce qui est beau, esthétique (au sens de Baumgarten Aesthetica) et ce qui est conceptuel (voir à ce propos l’art contemporain depuis Marcel Duchamp et son célèbre urinoir renversé).
Peut-on donc enfermer la notion d’art dans une définition restrictive qui nous vient du XVIIIe siècle, et qui prétend que l’art relève essentiellement des « beaux-arts », en théorisant que l’art est ce qui est « esthétique », et se définit donc comme une « science de la connaissance sensible », prétendant ainsi que l’œuvre d’art est un objet dont la perfection sensible, le beau, s'affranchit du bien de manière générale ? Si l’on s’en tient à cette définition, on aurait tendance à penser que la définition de l’art est dogmatique, et qu’elle exclut d’emblée tout ce qui n’est pas de l’ordre du Beau.
Cependant, si cette définition académique a été largement répandue jusqu’au début du XXe siècle, l’artiste Marcel Duchamp s’écarte de la peinture, pour présenter dès 1913 ses premiers ready-mades, qui sont des objets « tout faits » qu’il choisit pour leur neutralité esthétique, notamment ses œuvres Roue de bicyclette (1913) et Porte-bouteilles (1914). Mais c’est véritablement son œuvre Fontaine en 1917 qui va révéler cette technique, et qui revient à prendre des articles ordinaires, prosaïques, et à les placer dans des galeries ou des musées afin de leur ôter toute leur signification d’usage. Élevant ainsi des objets ordinaires au rang d’œuvres d'art par son simple choix en tant qu'artiste, Duchamp renverse la définition de l’art qui se basait jusque-là sur la notion de Beau, pour l’étendre au concept. Une œuvre d’art désormais ne relève plus du domaine esthétique et de la sensibilité, mais de l’idée et du concept. En substituant au beau le concept, Marcel Duchamp n’opère pas simplement une révolution. Il opère un véritable tour de passe-passe, au point de laisser croire qu’il signe à la fois la fin du Beau, mais aussi la fin de l’art.
Or, si l’on se base sur ces deux constats, on se trouve devant un véritable problème philosophique. Pourquoi ? Parce que si l’on peut tout à fait déduire de la démarche de Duchamp que nous faisons l’expérience de la fin du beau, en revanche, dire qu’il signe la fin de l’art, c’est dire très hasardeusement, que la définition de l’art peut être enfermée dans des codes académiques et donc dogmatiques. Ce qui semble philosophiquement assez peu tenable.
Si l’art semble ne recevoir aucune définition possible, en revanche, plusieurs problèmes s‘offrent à nous : si l’art ne trouve aucune définition définitive, peut-on alors dire que l’artisan, qui respecte des principes pour réaliser des ouvrages qui sont soumis aux besoins est un artiste ? Est-ce que l’on peut dire aussi, que tout objet qu’il soit artistique, technique ou usuel est de l’art ? Est-ce que l’on peut aussi affirmer qu’’un enfant qui lacère une toile par exemple, comme le fait Lucio Fontana est un artiste lui aussi ? Aussi, devant la multiplicité des arts, la peinture, la sculpture, la musique, la poésie, le roman, le cinéma, la bande-dessinée, le haute-couture, la haute gastronomie, peut-on dire que tous les arts sont équivalents, ou trouve-t-on une hiérarchie des arts ? Enfin, qui décide de ce qu’est une œuvre d’art et pourquoi celle-ci plutôt que celle-là ? Est-ce le critique d’art ? Le spectateur ? Le temps ?
Devant une œuvre d’art, comme la Joconde, Fontaine ou Carré blanc sur fond blanc, on se demande systématiquement ce que l’on voit. Cependant, si l’on peut dire que le regard est en soi un art de pensée, il est parfois difficile de saisir le sens d’une œuvre, notamment lorsque celle-ci requiert un mode d’emploi, comme dans l’art contemporain, ce qui coupe l’œuvre du béotien, ignorant des codes. Est-ce que cela ne nous entraîne pas alors à sur-interpréter ce que nous voyions, ou doit-on d’emblée poser des limites au cadre de la définition de l’art, quitte à ce que le génie de l’artiste les repousse systématiquement, comme avec Duchamp en 1917, ou en 2018, une œuvre de Banksy, la Petite fille au ballon, qui s’autodétruit à la salle des ventes après avoir été vendue ? N’est-ce pas le génie de l’artiste qui donne ses règles à l’art et ainsi en donne une définition toujours temporaire ? Ou doit-on en déduire philosophiquement, à la suite de Daniel Arasse, qu’en matière d’art, on n’y voit de moins en moins ?
En tant que philosophe, ne doit-on pas en déduire que dire à la fois que l’art n’a pas de définition c’est déjà donner une définition à l’art ? Ne pourrait-on pas se risquer à dire que l’art est à la fois une expérience esthétique en propre, et en même temps, un lieu qui oblige le spectateur à sortir de son état de passivité, en le conviant à donner lui-même une définition de l’art, selon la célèbre formule de Duchamp : « C’est le spectateur qui fait l’œuvre », amenant ainsi le béotien à se demander devant des toiles d’art contemporain : « Est-ce que ça c’est de l’art ? » ou encore, « Qu’est-ce que cette œuvre d’art veut dire ? » Devant le sentiment d’incompréhension qui a bien plus de sens qu’il n’y parait dans un premier temps, devant le « regardeur » dubitatif à qui il manque les grilles de lecture, doit-on questionner philosophiquement les dogmes culturels dans lesquels on a enfermé l’art, et ne doit-on pas aussi penser la définition de l’artiste à partir de son travail même, puisque, selon la définition de Duchamp lui-même, l’artiste au travail s’interroge lui aussi, sur ce que serait le résultat de son œuvre ?
Picasso dans son atelier
I. Peut-on définir l’art comme mimésis ?
1. L’art se définit à partir d’une imagination trompeuse
Peut-on commencer par répondre à cette question en considérant l’art comme un moyen d’accéder à la vérité ? En prenant comme base de départ de notre réflexion, que le réel peut être estimé comme n’étant ni vrai ni faux, puisque le réel est et c’est tout, la présupposition que l’art est le seul moyen d’appréhender la multiplicité du réel, afin d’en rendre une compréhension singulière, et unifiée semble possible. Si l’on prend également en compte l’acception contemporaine de l’art, on remarquera que l’art se base sur une émotion esthétique issue de l’œuvre d’art elle-même. L’art serait donc un moyen de rendre le réel intelligible et serait également ce qui est beau. Oui, mais comment définir le beau ? Une définition est-elle seulement possible ? Est-ce que le beau est issu du jugement de goût, auquel cas, il serait entièrement subjectif, relatif à chacun ? Est-ce qu’on peut dire pour mieux préciser cette notion, que le beau est ce qui est de l’ordre de la jouissance esthétique, auquel cas, est beau ce qui relève des sens et de la sensation ? On trouve une première réponse dès l’antiquité, puisque les philosophes grecs attachent la jouissance esthétique à l’œuvre d’art ; et celle-ci relève plutôt d’une jouissance sensuelle qu’intellectuelle. C’est ainsi que l’accès à la beauté n’est alors possible qu’à partir de la vérité, autrement dit, la vérité est l’accès à la réalité et à la beauté véritable. Ce paradoxe est possible, si l’on prend en compte, dans l’Antiquité, l’idée que l’art est comme une mimésis. Autrement dit, l’art est ce qui imite le réel. Cela veut donc dire, que le cinéma, le théâtre, l’opéra, les Beaux-Arts, la poésie, la littérature, un concert de rock ne sont que des leurres, des illusions, des copies trompeuses d’une réalité cachée au spectateur. Voilà qui est intéressant philosophiquement, car cela veut dire que les arts nourrissent les croyances, la doxa. L’œuvre d’art renforce les souffrances et les incompréhensions, les mystères de la réalité. Il n’y a pas de vérité possible par l’art. De plus, l’art n’est pas non plus de l’ordre du beau, car le beau est selon Platon, ce qui est de l’ordre de la vérité qui éclaire le réel. On trouve alors, selon cette définition platonicienne de l’art, une contradiction avec l’acception contemporaine, dans la mesure où, selon Platon, la lumière de la beauté et de la vérité est ce qui éclaire les choses réelles, tandis que l’art n’est que l’apparence à ces choses réelles, voire une aspiration à la beauté à travers la figure d’Éros. Qu’est-ce que cela veut dire, si ce n’est, que même la définition de la beauté demeure inaccessible à l’homme pour Platon, et seul un mouvement dialectique sans fin, vers cette beauté absolue, se confondant avec la vérité absolue est possible, mais alors, l’émotion esthétique doit laisser place à l’émotion purement intellectuelle, ce qui laisserait à penser que l’émotion esthétique est pour Platon, une sensation purement et simplement sensuelle. On ne peut donc connaître le Beau, toujours selon Platon, qu’en quittant le domaine de l’art pour celui de la philosophie d’autant qu’au livre VII de la République, le disciple de Socrate accuse l’artiste de n’être qu’un imitateur, c’est-à-dire un être qui produit des copies trompeuses de la réalité. Par une œuvre d’art, on ne fait jamais l’expérience de la beauté véritable, mais plutôt celle des ombres projetées sur la paroi, dont l’art est un des miroirs. L’émotion esthétique est alors un leurre, car elle ne doit rien à la vérité. Elle nait même d’une confusion ontologique, prenant le risque d’égarer le spectateur, qui confondra les ombres avec la vérité, car il sera soumis au jeu de l’émotion. La critique de Platon porte alors sur l’art comme image de l’image de l’Idée, même si, lui-même, a recours très souvent à un type de discours qui est de l’ordre de l’imagination et qui est le mythe, afin de nous dire ce qu’est l’Être et la vérité.
À voir aussi :
Art, de Yasmina Reza - passage culte !
2. L’art est ce qui produit le vrai à partir de l’imagination
Cependant, ceci étant établi, ne peut-on pas dire toutefois, à l’inverse de la conception platonicienne de l’art, que c’est bien l’imagination qui produit le vrai, et nous ouvre l’accès à l’Être ? Si Platon nous a montré que l’artiste est un imitateur à l’inverse de l’artisan, qui nous ouvre essentiellement à des êtres particuliers et à des apparences trompeuses, Hegel apporte un flagrant démenti à cette thèse. Selon le philosophe allemand, l’art est la présentation de l’absolu, dans une triade qui comporte l’art, la religion et la philosophie. Bien sûr, l’art produit une vérité inférieure à ce que peut produire la religion et la philosophie, mais il constitue pourtant, le chemin qui prépare l’accès à la vérité absolue. La religion et la philosophie portent en elles une vérité de l'art à un degré plus élevé, certes, mais l’on trouve aussi une vérité immanente à l'art lui-même, parce que le vrai se trouve déjà là dans l'art. Par conséquent, si l’on peut penser l'art en termes de vérité c'est parce qu'il est déjà par lui-même un mode d'être du vrai, étant donné que la forme sensible n'est pas une simple enveloppe. Si l’on continue de suivre la thèse de Hegel dans son ouvrage Esthétique, on peut d’ors et déjà dire que la vérité de l'art s’entend comme la vérité à l'œuvre dans l'art. Et, comme l'art n'est rien hors des œuvres d'art, ou plutôt hors des mouvements produisant les œuvres d'art, la vérité de l'art est vérité en œuvre dans l'œuvre. Si donc il y a vérité de l'art c'est que l'art est surtout une pensée ne pouvant s'exprimer autrement qu’au moment où elle se présente. De plus, à l’inverse de Platon, selon Hegel, l’œuvre d’art n’est pas une simple imitation de la nature, créant un sentiment esthétique. Pourquoi ? Parce que la beauté que l’on trouve dans une œuvre d’art ne vient pas de l’artiste lui-même, de l’esprit qui est en elle. On ne peut donc parler à ce moment-là de beau artistique inférieur au beau naturel. C’est même plutôt le contraire. Parce que l’on trouve toujours l’Esprit dans une œuvre d’art, il en ressort une valeur spirituelle que présente un événement, saisit et jaillissant de manière plus vive et plus visible que ce qu’il nous est loisible de connaître dans le domaine de la vie réelle et non artistique. Aussi, si l’art est le lieu d’émergence de l’Esprit divin, il est aussi une occasion pour l’homme à travers les œuvres d’art de prendre conscience de lui-même. On peut même répondre à notre question, en disant, à la suite de Hegel, que l’art a pour fonction de dévoiler un contenu, qui est celui de l’Esprit en train de se former, et que le progrès de l’art dont parle Hegel, toujours dans son Esthétique, parvient au point final d’une harmonie de l’Esprit et de la forme artistique, lorsque l’art parvient au niveau le plus élevé lorsque l’idée et sa représentation expriment le vrai. Est-ce qu’il est possible cependant, de parler de la fin de l’art, comme Hegel le présuppose, en parlant de l’art romantique, dans lequel l’art se dénaturalise et se libère de la matière ? Est-ce que l’art moderne ne vient pas remettre en question cette définition de l’art, au point de brouiller la définition que nous venons à peine d’évoquer, afin de montrer que plusieurs définitions sont possibles, ou plutôt qu’aucune ne peut convenir de manière dogmatique ?
Andy Warhol, en 1982
II. En définissant l’art est-ce qu’on ne manque pas l’objet même de l’art qui est de déborder toute définition ?
1. La fin du beau en art
C’est Alexander Gottlieb Baumgarten qui, en 1735, opère un renversement dans l’histoire de la philosophie sous l’étiquette de « naissance de l’esthétique », en s’appuyant sur une nouvelle théorie de la sensibilité, vue désormais comme faculté de connaissance parallèle à la raison, et qu’il range sous le nom d’« esthétique » (aesthetica). En classant ainsi la sensibilité à un rang nouveau, qu’il place à un niveau comparable à la raison, Baumgarten opère une véritable révolution. En 1914, c’est un autre renversement dans l’histoire de l’art, cette fois-ci opéré par l’artiste Marcel Duchamp. Ce dernier a acheté et installé dans son atelier, un banal séchoir à bouteilles, qui fait désormais grand bruit dans le monde de l’art. À quoi faisons-nous face ? À la création du premier ready-made, qui est un objet « tout fait » promu au rang d’œuvre d’art, par le choix et le geste de l’artiste, et qui bouleverse la théorie esthétique et marque la naissance de l’art conceptuel. Ce moment de l’art est problématique dans la démarche qui est la nôtre, puisque nous cherchons à trouver une ou plusieurs définitions de l’art, et, nous nous plaçons ici du point de vue de l’art, où nous rencontrons plutôt plusieurs problèmes. En effet, dans la première partie de cette leçon, nous avons établi que nous regardions l’image en art, comme ce qui est synonyme de la représentation. Devant la Roue de bicyclette (1913) ou le Porte-bouteille (1914) ou encore dans Fontaine (une pissotière renversée) de Duchamp, il n’est pas rare d’entendre les gens s’exclamer : « Ça c’est une œuvre d’art ? » Or, en quoi consiste cette question/exclamation ? Elle s’exprime en réalité sous forme de fausse question et de vraie affirmation, puisqu’elle se situe au cœur de la vraie problématique de l’art moderne. Si l’on questionne la réalité de l’art conceptuel à côté de la réalité de l’art figuratif, on ne peut ignorer un écart d’abord sémantique entre les deux. Il y a d’abord un problème de signification de l’art conceptuel, puis un problème d’apprentissage. On peut alors saisir l’art conceptuel sous deux angles : l’ange de la voie historique et la voie de l’approche conceptuelle. Du point de vue historique, le terme même d’« art conceptuel » renvoie au mouvement artistique qui s’est développé durant le XXe siècle. C’est d’ailleurs dans cette perspective, que l’on peut dire que des œuvres d’art telles que celles de Duchamp ou encore celles de Joseph Kosuth ou Jiri Kovanda ont renversé la notion de Beau en art pour lui substituer celle de concept. En détruisant la théorie de l’esthétique en art, les artistes conceptuels vont lui préférer celle de l’idée. Ce qui veut dire que l’art est désormais non plus ce qui est de l’ordre du beau, mais ce qui engage le public de manière intellectuelle, en n’impliquant pas la moindre expérience esthétique et/ou émotionnelle. À partir du XXe siècle, l’artiste est donc désormais un auteur de significations plutôt qu’un homme aux compétences techniques fines. Il peut, comme l’artiste Ben Vautier, ne pas savoir dessiner, ou bien ne pas maîtriser correctement les techniques du dessin ou de la gouache. Qu’importe ! Cela ne remet point en cause son statut d’artiste, puisque, ce que l’on trouve désormais au cœur de l’expérience artistique c’est plutôt l’idée et non plus l’objet artistique. Cela suit d’ailleurs la définition donnée par Joseph Kosuth : « L'art comme idée en tant qu'idée. » Ceux donc qui s’exclament : « Ça, ce n’est pas de l’art ! », devant un ready-made de Duchamp, ou devant la toile Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch ou, plus récemment, la création de l'Art infinitésimal d'Isidore Isou, ouvrent, sans le savoir, une vraie controverse philosophique : si l’on affirme que l’art conceptuel n’est pas de l’art, n’est-on pas en train de dire que l’on détient la stricte définition de l’art, et que l’on est en mesure de dire ce qui est ou n’est pas de l’art ? N’est-ce pas une affirmation paradoxale avec le vœu même de l’art, qui est libéral et qui échappe à tout critère de définition ?
2. Le beau en art est-il une illusion ?
Continuons donc notre analyse en posant une nouvelle question : faut-il véritablement définir l’art à partir du beau ? Si l’art conceptuel signe la fin du beau, peut-on dire pour autant qu’il signe dans le même temps la fin de l’art, sans entrer dans quelques contradictions ? Car, soyons honnêtes : prenons l’étude du sentiment du beau et du jugement d’appréciation chez Kant par exemple. Qu’est-ce que l’on apprend ? Que le sentiment du beau est relatif et entièrement centré sur le sujet qui l’éprouve, ainsi que sur le jeu de ses facultés. Selon les thèses de Kant, c’est la subjectivité qui mène à la beauté et rien d’autre. Or, si le sentiment subjectif de beau est le seul guide dans l’appréciation d’une œuvre d’art, cette définition nous place devant une difficulté majeure, qui est celle du relativisme. Car cela relèverait surtout d’une définition de l’art ne dépendant que du beau, et qui trouve en soi ses propres limites. Cela montrerait aussi que, cette affirmation devant une œuvre d’art conceptuelle « Ceci n’est pas de l’art ! », ne serait philosophiquement pas tenable. D’abord, parce que tel que le montre Kant, le jugement esthétique étant essentiellement subjectif, peut facilement être assimilé à l’arbitraire. Et cela s’explique par ce fait qu’aucune opinion dans ce domaine ne peut se prétendre plus légitime qu’une autre. La difficulté s’accentue alors, lorsqu’on continue avec Kant, et que l’on constate que lorsqu’on dit qu’un objet est de l’art parce qu’il est beau, cela revient à la fois à exprimer un jugement esthétique, fondé sur un sentiment de plaisir éprouvé par un individu, mais aussi, à prétendre en affirmant ce jugement, à l’assentiment d’autrui, et donc à l’universalité. Or, prétendre précisément à l’obtention de cet assentiment ce n’est obéir à aucune nécessité. On doit alors s’attendre aux désaccords et aux appréciations convergentes ce qui suggère, à la fois que le « goût » est subjectif, mais que le « bon goût » au contraire est objectif. Tâchons de comprendre : puisque le « bon goût » s’établit sur des critères entendus, et que notre jugement subjectif ne peut jamais être déterminé par le cercle étroit de nos intérêts, il n’est alors pas faux d’affirmer que l’art est une activité liée à des valeurs positives, et qu’il procure à l’homme un plaisir ou une augmentation de sa liberté et de sa conscience grâce au sentiment de beau ; qu’il peut même, selon certains philosophes comme Hegel, être pensé comme appartenant divin, à travers les notions d’enthousiasme ou de sacré. Mais il nous reste encore à examiner l’aspect créateur du travail, sans chercher à opposer de manière figée l’activité dont le but est utilitaire, ou technique, à celle qui n’aurait comme fin que le beau. D’abord, on doit s’accorder sur le fait que, si l’artiste se distingue par bien des côtés, du technicien ou de l’artisan, il s’en éloigne en réalité, dans la mesure où il s’affranchit de la répétition ; aussi, si l’on fixe au moins provisoirement la terminologie dans ce sens, on dira que l’artisan s’affranchissant au moins un instant de la répétition devient alors lui-même un artiste, et que, dans la nature même de la technique, la maîtrise, le savoir-faire et la réflexion appliquée sont le propre du travail de l’artisan, puisque l’artisanat tire sa valeur du renouvellement d’une fabrication. C’est donc en cela que se distingue de la création artistique, qui se donne au contraire pour priorité l’invention formelle. Aussi, les définitions que l’on donnait jusqu’ici à l’art, comme relevant de la technique (savoir dessiner, sculpter, réaliser des vers de poésie, etc.) ou du beau semble alors caduques, devant les nouvelles perspectives que nous offrent l’art moderne.
Fontaine, de Duchamp, 1917
III. Peut-on définir l’art à partir du génie ?
1. Le génie est ce talent qui donne ses règles à l'art
Nous avons abordé la différence entre production et création, afin de fixer une définition de l’art, s’il l’on doit vraiment en trouver une. Or, nous avons également discuté du beau en art. Pourtant, il a été difficile jusqu’ici d’établir une définition définitive, comme si, en en donnant une, celle-ci serait toujours trop restrictive. Il est possible toutefois de trouver une sortie par le haut à cette impasse philosophique « supposées », en évoquant la notion de génie, et, en imaginant que celle-ci ait un sens. Commençons par en définir la notion : pour ce faire, on reprendra la définition classique et l’on dira que c’est un talent particulier qui permet la réalisation de la beauté et de cette énigme qui recouvre la genèse d’une œuvre exceptionnelle. On peut alors dire que le génie est précisément une faculté créatrice qui se distingue du simple talent. Pourquoi ? Parce qu’il est cette capacité rare à innover ou à inventer, là où le talent n’est capable que de reproduire. Difficile pour la doxa cependant, de ne pas voir, dans le génie, une personnalité excentrique dont le talent le plus visible est de déconcerter le sens commun, à la manière de Dali ou de Picasso qui l’ont merveilleusement incarné. Le génie est pourtant la notion que nous pourrions utiliser pour définir l’œuvre d’art, et nous allons le démontrer en évoquant Kant, qui, dans sa troisième Critique, insiste sur le fait que le génie emprunte des voies qui lui sont propres, en montrant qu’il rapporte le génie à la nature et au don, ce qui permet l’originalité dans la création. Ce que désigne alors le terme de génie selon Kant, c’est ce privilège de l’artiste, à qui l’on reconnaît le pouvoir de produire la beauté. Ajoutons à cela, que le philosophe allemand souligne aussi, que le génie n’obéit jamais à une inspiration aveugle, mais qu’il est plutôt le créateur des contraintes qu’il s’impose. C’est ainsi qu’il dit que « le génie est le talent (don naturel) [...] qui donne des règles à l’art ». Ces quelques arguments nous montrent alors, que si le génie s’oppose au savoir-faire, donc à la technique se transmettant par un apprentissage, c’est parce que l’on peut attribuer l’origine du génie à la nature. Kant montre que la création artistique ne partage pas certaines caractéristiques du métier, dont elle doit donc être soigneusement distinguée, et que, seule la nature peut expliquer le pouvoir du génie, sans chercher à se demander ce qui conditionne les individus lorsqu’ils sont touchés par celui-ci. Il y a alors quelque chose chez l’artiste qui n’a rien à faire avec son savoir-faire, ou avec l’acquis, en action ; ce que Kant désigne par nature, est alors quelque chose dont l’origine est inédite, et qui ne saurait rien enseigner, mais qui apporte des exemples de la beauté que d’autres, par l’exercice de leur jugement, pourront prolonger en respectant la voie de leur propre originalité. En nous rappelant l’approche platonicienne de l’inspiration, Kant fait du génie un être qui recèle dans sa nature le pouvoir de créer, alors que d’autres n’ont que celui, proprement nommé le talent, de refaire ce qui a déjà été fait. La véritable œuvre d’art émanerait donc du génie de l’artiste, ce qui serait suffisant à expliquer pourquoi des œuvres comme Fontaine de Duchamp, 5 Part Piece (Open Cubes) in Form of a Cross de Sol LeWitt, Card File de Robert Morris, etc. sont exposés à Beaubourg, tandis qu’une toile respectant scrupuleusement les codes académiques du XIXe siècle, mais peinte au XXe, n’entrera jamais dans aucun musée. La question que l’on se pose alors est celle d’une interprétation de l’art. Si l’on suit l’analyse de Daniel Arasse dans son livre On n’y voit rien, disons les choses à sa suite : « Si l'art a eu une histoire et s'il continue à en avoir une, c'est bien grâce au travail des artistes, et entre autres, à leur regard sur les œuvres du passé, à la façon dont ils se les sont appropriées. Si vous n'essayez pas de comprendre ce regard, de retrouver dans tel tableau ancien ce qui a pu retenir le regard de tel artiste postérieur, vous renoncez à toute une part de l'histoire de l'art, à sa part la plus artistique. » C’est ainsi que l’on peut dire, qu’il n’existe aucun artiste qui n’est pas digéré d’abord l’histoire de l’art, selon un regard qui lui est propre, afin de rendre une œuvre postérieure à une précédente, comme une œuvre qui permet à l’histoire de l’art d’avancer et de se prolonger. L’art est donc loin d’être une simple copie de ce qui se voit. Mais ce n’est pas une expérience du regard unique. C’est très probablement aussi, le regard de l’artiste qui change notre propre regard sur l’œuvre, et qui définit ce qu’est l’art ou ce qui n’en est pas. Daniel Arasse explique que La Joconde de Léonard de Vinci, fut un tel étonnement pour le regard, que l’artiste lui-même, mit au moins cinq ans pour peindre cette toile, et au moins vingt pour l’aimer. Mais c’est d’autant plus difficile de voir cela de nos jours, que notre regard s’est habitué à cette toile, et ses innovations techniques et artistiques, car on l’a bien trop vue, au point de ne plus le comprendre.
Card field, de Robert Morris
2. Le génie rend visible
On peut alors suivre l’artiste Paul Klee afin d’approfondir cette idée, et entendre qu’il oppose deux conceptions de l’art et de sa fonction : d’abord celle attribuée aux antiques comme Platon et Aristote qui dit que la tâche de l’artiste est d’imiter la nature, mais aussi celle plus post-moderne de l’art, et partagée par l’auteur, qui déclare que la tâche de l’artiste est de pouvoir exprimer le réel. Or, c’est précisément ce qu’il veut dire, lorsqu’il écrit : « La peinture ne reproduit pas le visible, elle rend visible. » L'art nous montre une autre façon de voir le monde, ce qui pallie cet enfermement qui est le nôtre dans notre subjectivité et ainsi dans notre incapacité à accéder au réel. Si l’on prend par exemple Le verrou, peint par Fragonard en 1777, on voit dans la partie droite du tableau un jeune homme qui enlace une jeune femme se pâmant et le repoussant. Dans sa main droite le jeune homme pousse un verrou du bout du doigt et de manière assez irréaliste. Or, toute la partie gauche du tableau est occupée par un lit dans un grand désordre. À propos de ce tableau, Arasse dit la chose suivante : « À droite le couple, à gauche rien. » C’est ce « rien » qu’il nous faut questionner ici. Arasse dit que ce rien occupant la moitié du tableau souligne que, s’il n’y a pas de sujet il y a toutefois des plis, des draperies, dont on ne sait pas comment elles sont suspendues. Or, c’est ce « rien » magnifiquement peint, qui révèle singulièrement le plein ; le désordre de la literie s’il est narrativement incompréhensible, révèle tout de même que l’acte a été consommé ; et, pour le comprendre, ce « rien » dans lequel l’on retrouve le genou, les seins, le sexe d’une femme et le désir masculin. Si l’on continue d’écouter Daniel Arasse, le « rien » c’est l’objet du désir. Et, si donc, la partie gauche du tableau n’est pas narrative, alors disons que l’on voit ou que l’on ne voit pas que certes, il n’y a rien, mais qu’il y a quelque chose qui est proposé en même temps. Voilà, donc, comment l’on peut analyser ce qui est de l’ordre de l’art : l’art, c’est ce que l’œuvre ne nomme pas, et que le spectateur doit voir. Ce qui est de l’ordre de l’art est ce qui revient au spectateur de voir ou de ne pas voir, ce qui peut revenir à dire à la suite de Marcel Duchamp que « c’est le regardeur qui fait l’œuvre ». Il nous est donc possible d’affirmer maintenant, que ce qui est de l’art, c’est ce qui surprend ; mais l’art est aussi ce qui demande au spectateur de regarder, donc à effectuer un parcours, un va-et-vient du détail à l’ensemble et vice-versa ; c’est aussi ce qui relève de l’acte de scruter puis embrasser l’œuvre du regard, et enfin, de réfléchir, car, pour Arasse, regarder c’est réfléchir. Certes, on ne devra pas faire fi, non plus, des critiques faites à l’art en général, dont celle du sociologue Pierre Bourdieu, qui accuse de manière assez ironique et critique, cet amour de l’art, qui ferait du « bon goût » et de la « fréquentation des œuvres d’art » la marque d’appartenance à une classe sociale. N’hésitons pas à opposer toutefois à son analyse, quelque peu réductrice, qu’elle éclaire les usages sociaux de l’art, mais qu’on ne peut réduire le sentiment esthétique à l’amour de l’art, car il existe tout de même un sentiment authentique de la beauté artistique, et celui-ci n’est pas réservé à ceux qui le miment par intérêt ou en ont hérité, mais à ceux qui font la démarche de cultiver leur sensibilité, ce que l’on a montré dans la première partie de notre analyse. On peut aussi, reprocher à l’art d’être utilisé comme moyen de valorisation, ou comme refuge financier, mais c’est alors s’attaquer à une croyance en sa valeur réelle, et cela aurait pour conséquence un tarissement de la création par rapport à une attente, à l’idée qu’une civilisation ne peut se passer de l’art, ce qui conduirait à dire que « Ben Vautier ça n’est pas de l’art », ou, La petite fille au ballon, détruit au moment de son acquisition dans une vente aux enchères chez Sothersby’s que, « c’est une vraie supercherie ». On peut enfin évoquer, à la suite de Walter Benjamin, un autre phénomène qui menacerait notre rapport à l’art, comme création ou contemplation, et qu’il appelle la « réception des œuvres », puisque l’objet industriel menace l’œuvre d’art en ce sens qu’elle est devenue reproductible. C’est donc son statut qu’il faut sûrement questionner maintenant, car il a changé par rapport à ce qu’a été une œuvre d’art dans le passé. La reproduction des œuvres d’art modifie les conditions de la contemplation, et c’est précisément le changement de destination de l’œuvre rejaillissant sur sa forme même, qui doit nous amener à nous demander désormais si c’est l’art que l’on doit questionner ou son destinataire. C’est donc bien à la réception que l’on doit s’intéresser pour terminer, et dire, que l’art a évolué selon plusieurs étapes : d’abord, l’œuvre d’art a été considérée comme un objet sacré, puis elle s’est offerte à notre contemplation dans les musées, ce qui a entrainé une modification insoupçonnée de l’art même, puisque les nouvelles possibilités techniques de reproduction ont amplifié cette nouvelle destination des œuvres ; enfin, l’œuvre d’art a été redécouverte sous la forme d’arts nouveaux, comme la photographie, le cinéma, la bande-dessinée, etc., qui sont des arts de masse, et dont l’essence est une indéfinie reproduction, sans originaux, en dehors du réel même sur lequel ils proposent un certain regard. C’est précisément cela qui fait dire à Walter Benjamin, qu’« originairement, la prépondérance absolue de la valeur cultuelle avait fait avant tout un instrument magique de cette œuvre d’art, qui ne devait être, jusqu’à un certain point, reconnue comme telle que plus tard ; de même, aujourd’hui, la prépondérance absolue de sa valeur d’exposition lui assigne des fonctions tout à fait neuves, parmi lesquelles il se pourrait bien que celle dont nous avons conscience – la fonction artistique – apparût par la suite comme accessoire. Il est sûr que, dès à présent, la photographie et, plus encore, le cinéma témoignent très clairement en ce sens. » On terminera alors, en disant que, ce qui est de l’ordre de l’art, c’est l’œuvre dans laquelle il demeure une part de magie originelle ; cela permettra de laisser penser que Ben Vautier a raison lorsqu’il dit que « Tout est art ». On répondra à cette affirmation, qu’est art ce qui témoigne à la fois d'une excellente connaissance de l'histoire de l'art et d'une innovation nouvelle et radicale de ce qu’a été l’art jusque-là. Cela nous donne alors l’occasion, avant de finir, de faire émerger une philosophie de l’art, qui met en lien l’œuvre et le spectateur : ce qui est art c’est ce qui émancipe le spectateur. Paul Klee disait « L’art c’est ce qui donne à voir », et celui qui voit, c’est précisément le spectateur (qui regarde au sens de Duchamp). Si l’on suit à ce propos les analyses de Jacques Rancière, ce dernier écrit : « Le spectateur aussi agit, comme l’élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vues sur d’autres scènes, en d’autres sortes de lieux. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui » (Le spectateur émancipé). C’est ainsi que l’on peut dire, que le philosophe français met en question l’examen de « la conscience spectatrice », telle qu’elle peut se construire dans les multiples expériences esthétiques : théâtre, photo, vidéo, installations plastiques, etc. Le regard du spectateur assiste alors à la dispersion des pratiques artistiques en dehors des lieux institutionnels consacrés à l’art, ce qui préfigure le projet d’émancipation individuelle et collective. On peut donc conclure, que l’art est ce qui aujourd’hui agit comme médium émancipateur, au moment même où se réalise l’abolition entre l'opposition entre l'agir et le passif ; le regard et le faire (ce qui nous fait alors comprendre les structures contribuant dans ces oppositions entre domination et sujétion. N’hésitant pas jusqu’à comparer la volonté d'abolir la distance à la relation pédagogique du maître et de l'élève ou du savant et de l'ignorant, Jacques Rancière montre que l’art renverse les rôles, un peu comme dans les pièces de Bertolt Brecht, incitant le public à échanger sa position de spectateur passif pour celle de l'enquêteur actif, ou Antonin Artaud qui place le spectateur dans l'illusion théâtrale afin de lui rendre l'intégralité de ses énergies vitales, ce qui nous enjoint à repenser la frontière entre l'art politique et la politique de l'art, et à se demander si l’art ce n’est pas en définitive de la politique.
Conclusion
De nos jours, on dit de l’art qu’il s’adresse à tous. Avec les moyens de communication de masse, l’art s’est largement répandu au point d’occuper les différents aspects de la vie de tous les jours. Toutefois, dans ses formes contemporaines, l’art est considéré comme de plus en plus hermétique pour le grand public, au point d’en devenir difficile d’accès, considéré comme réservé à quelques initiés, et remis en cause dans son statut même. Nous avons vu que l’art pouvait être considéré comme une imitation de la nature, ou ce sur quoi se fixait notre compréhension de la nature. On pouvait aussi assimiler l’art au beau et à l’innovation technique, mais l’art, selon notre définition, est surtout ce qui relève à la fois du génie, d’une bonne compréhension de l’histoire de l’art, et d’un souci de faire évoluer sa définition dans l’histoire de l’art, en inventant de nouveaux moyens de voir l’art et de comprendre l’intelligibilité du monde.
Avec Ben Vautier, en 2013, dans sa galerie rue Vernier, à Nice. (photographie : D.R.)
En ouverture : la pièce de Yasmina Reza, Art, avec Charles Berling (Marc), Alain Fromager (Serge), Jean-Pierre Darroussin (Yvan)