Sartre, Existence et liberté
Nous n'aurons jamais assez parlé de Sartre. À la fois, parce qu'il n'a jamais cessé de se tromper, et en même temps, parce qu'il continue de nous inspirer et de nourrir notre réflexion de sa liberté sans condition et sans limite. À partir d'un passage de L'existentialisme est un humanisme, il est tout à fait possible de cerner les enjeux de sa pensée. J'ai publié dans l'Ouvroir un grand nombre d'articles, nettement plus techniques, mais si je suis parti précisément de ce texte de Sartre, que je cite en annexe, c'est pour bien préciser le fondement moral de la liberté sartrienne, et il ne faut pas se dispenser de le préciser, d'autant que cette époque sans Dieu, nous donne à croire que la liberté est gratuite et sans aucune contrepartie. Ce que l'on oublie, ou feint d'oublier aujourd'hui, c'est que la « vraie » liberté ne peut se gagner qu’en conformité à des règles. C'est ainsi, avec Sartre, une bonne manière de remettre les pendules à l'heure.
En ce qui concerne la liberté, il convient d’en justifier la réalité, et d’en montrer les conséquences sur l’homme. Affirmer la liberté humaine conditionne la question de la responsabilité de l’homme et des résultats de son action dans le monde et la définition de l’humanité qu’il définit à partir de ses choix. En effet, si l’homme est libre, alors il ne peut se dédouaner de ses choix ; il ne saurait trouver d’excuses.
C’est ce que Sartre montre dans L’existentialisme est un humanisme, qui fut une conférence que le phénoménologue français a donnée après la guerre afin de clarifier sa philosophie. Il met en lien les thèmes de la liberté, de l’existence et de la morale. Aussi, la philosophie de Sartre est une philosophie athée. Or, en établissant un monde sans Dieu, Sartre recherche à tirer les conséquences de cette absence dans le ciel étoilé des idées. Voilà d’ailleurs pourquoi Sartre se demande si l’homme est né libre, sans nature humaine donnée et figée, peut-il échapper à cette liberté qu’il doit assumer, sans excuses ? La liberté est le fardeau de l’homme, qu’il doit assumer, seuls, sans excuses, car elle exprime l’existence de l’homme qui en précède l’essence, et le condamne à chaque instant à inventer l’homme.
Le texte de Sartre commence par une phrase de l’écrivain russe Fédor Dostoïevski, devenue très célèbre et tirée de son roman Les Frères Karamazov. Alors que son personnage Ivan cherche à connaître les conséquences d’une absence de Dieu, il s’écrit : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis ». Pour le personnage de Dostoïevski l’absence de Dieu se paierait de toute morale, puisqu’il en est précisément la figure régulatrice. Nietzsche avait lui-même réfléchi au 19ème siècle à la mort de Dieu et ses conséquences, dans le Gai savoir à l’aphorisme 125 et dans son ouvrage majeur Ainsi parlait Zarathoustra, montrant que la figure symbolique de l’image de Dieu n’organisant plus les comportements ou les pensées des hommes, emporterait la croyance des hommes en ce Dieu désormais disparu, étant donné que Dieu n’existe que par la foi des hommes. Ne se contentant pas seulement d’un constat sociologique de cette désaffection des hommes envers la religion, il y ajoutait alors un déicide, accusant les hommes d’être les responsables de leur nouvelle condition, et énonçant la crainte du risque de déboucher sur la résurgence de Dieu à travers un nouvel avatar (la science, le progrès, la démocratie, la vérité), et pour le moins de conduire l’humanité au nihilisme (le refus de toute valeur, y compris des valeurs supérieures).
Or, à la deuxième moitié du XXème siècle Sartre en fait « le point de départ de l’existentialisme ». Ce courant de philosophie, très à la mode à l’époque, repose sur une conception de l’existence encore inédite. En parlant de « point de départ » Sartre souligne combien cette conception de l’existence est nouvelle et sans précédent. En effet, il s’agit pour lui de poser un homme nouveau, sans Dieu, sans transcendance extérieure que la sienne. Aussi, Sartre retourne la phrase de Dostoïevski en affirmant que l’absence de Dieu court moins le risque de l’absence de toute morale que l’affirmation de la liberté absolue de l’homme. Autrement dit, une liberté totale, qui engage l’homme. Pourquoi ? Parce que « l’homme est délaissé » nous dit encore Sartre, ce qui veut sûrement dire que l’homme est désormais seul au monde, sans créateur, sans figure tutélaire, sans ligne de route, sans rien qui ne puisse le déterminer précisément. L’adjectif « délaissé » ici est même très fort, car il signifie sans secours, abandonné au milieu du monde, sans aucun chemin tracé d’avance. C’est pourquoi l’on peut dire que « tout est permis ». Mais il ne fait certainement pas le prendre au sens négatif, comme ce fut le cas au XIXe siècle, mais plutôt de manière positive et créatrice (ce que nous verrons plus tard), on peut alors parler des conséquences de la liberté puisque rien ne vient déterminer l’homme ou le contraindre : il ne faut plus lire le mot permis comme une autorisation morale désormais, mais comme la possibilité sans limite d’agir dans le sens qu’il a choisi. Si l’homme est délaissé, c’est parce qu’il ne « trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher ». L’homme est ainsi ramené à sa seule volonté pour agir. Jusque-là, les actions des hommes étaient régulées par une morale qui leur venait de l’extérieur et qui était celle de la religion. Elle était donc une morale qui nous venait droit de Dieu. Mais dans la philosophie de Sartre, qui se pose d’emblée comme une philosophie athée, l’homme est sans Dieu, il ne peut donc s’en remettre qu’à lui-même ; il n’a pas été préalablement créé par un artisan créateur dans un but précis, comme par exemple ce stylo qui a été créé pour écrire ; il est d’emblée déterminé par rien, en-dehors de ses choix et de ses actions. On voit donc dans ce premier moment du texte, que l’homme ne peut nier sa liberté, par exemple au nom d’une contrainte qui lui viendrait de l’extérieur, comme par exemple l’occupation allemande, ou de l'intérieur comme une maladie psychique ; il semble dès le départ, que Sartre veuille nous faire prendre conscience de cette liberté qui est attachée à l’homme, que l’on pourrait nommer une liberté en situation.
Cela l’entraîne donc à agir « sans excuses », puisqu’il ne peut s’en remettre à rien ni à personne. Cette formule est intéressante, surtout pour la suite de notre analyse, car on perçoit déjà qu’elle engage la volonté de l’homme et par conséquent sa responsabilité. Cette liberté est une liberté sans condition. Or, qu’est-ce que ça veut dire ? On sait que la liberté a toujours été une notion très complexe à laquelle, depuis l’Antiquité, les philosophes ont attaché une grande importance et un grand soin à la penser de plusieurs manières : sous l’angle de la liberté politique, métaphysique, anthropologique. Sartre amène un tout nouveau volet à la notion de liberté, en la plaçant au-dessus de tout. De cette liberté ontologique, attachée essentiellement à l’homme, Sartre montre que l’homme ne peut se définir que par elle. L’homme est libre et il ne peut remettre en question cette liberté en se réfugiant dans des excuses de circonstances. Par exemple, durant l’occupation allemande, une personne ayant été contrainte de dénoncer un ami résistant à la Gestapo, ne peut se dédouaner de n’avoir eu d’autres choix que de se plier à ce qui était exigé d’elle, car elle avait le choix de ne pas répondre. Elle avait même le choix de ne pas choisir, puisque ne pas choisir est encore un choix. Il n’y a donc pas d’échappatoire à cette liberté. Ce que l’on doit sûrement entendre dans cette formule énigmatique pour la pensée, c’est que Sartre définit la liberté humaine d’un point de vue ontologique reposant sur le choix d’agir, Il s’agissait donc de comprendre dans cette première partie que l’absence de Dieu implique une liberté sans limite pour l’homme et sans excuses, ce qui entraîne la responsabilité des choix de l’homme. Quelles vont être les conséquences de cette nouvelle liberté humaine que Sartre nous présente ?
Sartre, en 1968
Sartre place l’homme au centre de sa propre liberté. Et il pose la condition même de cette liberté, ainsi que la conséquence. Il introduit l’inversion inédite d’une formule classique en philosophie, à savoir « l’essence précède l’existence ». Si l’on prend, au sens ontologique, le mot, « essence » que l’on peut rapprocher de la nature d’un être, on peut alors dire ce que c’est ce qui appartient nécessairement à l’être vivant ou la chose, c’est ce qui fait qu’un être est ce qu’il est, c’est ce qui constitue son identité, sa permanence par rapport à ce qui, en lui, est accidentel, lié aux circonstances, contingent. On peut dire par exemple, que l’homme est par essence un être mortel, qu’un coupe-papier est par essence, destiné à couper du papier, qu’il existe, mais avec ses caractéristiques propres (par exemple il est effilé, acéré, avec telle effigie, telle forme, telle matière, etc.) Cependant, qu’en est-il appliqué à l’homme ? C’est là où cette formule vient nous donner la réponse. Puisqu’on a vu dans la première partie que l’on ne pouvait plus présupposer l’existence d’un Dieu créateur, plus d’artisan de l’homme, alors l’homme commence par exister ; il surgit dans le monde, il se rencontre. Il continue sa phrase en nous expliquant que l’on ne trouve aucun concept d’homme préétabli auquel on pourrait et devrait se conformer. Il ne pourra jamais se référer à « une nature humaine donnée et figée ». En renversant la perspective classique depuis Platon, qui défend une approche essentialiste : l’essence précède l’existence, et qui engage la philosophie grecque et les philosophies suivantes à étudier l’Être, nous sommes alors engagés par Sartre à désormais étudier l’existence de l’homme et sa conséquence première, qui est la liberté. Si l’on fait un crochet par l’étymologie grecque « Ex-sistere », qui signifie : « se projeter hors de soi », cela revient alors à dire que l’homme existe en ce qu’il n’est rien de défini, et qu’il devient ce qu’il a décidé d’être, ce qui semble peut-être plus éclairant. On comprend mieux pourquoi la notion de liberté apparaît à la suite de cette proposition. En effet, l’homme si l’homme n’a pas de « nature humaine » alors c’est qu’il crée son existence en se choisissant, ce qui reviendrait à dire qu’il est à l’inverse des objets qui ont une nature, une fonction déterminée, comme par exemple le coupe-papier dont on a parlé plus haut. Ainsi, l’homme est libre, il « est » liberté. Ce qui revient à dire que cette liberté l’habite, elle est coextensive à son être même. Il ne peut donc échapper à cette liberté. Échappant au déterminisme de la nature humaine, il n’y a pas de loi, pas de force extérieure, pas de contraintes qui pousse cet homme à agir plutôt dans ce sens ou dans cet autre sens. On peut alors parler d’une liberté pleine et entière, qui repose entièrement sur l’homme lui-même.
Or, s’il n’y a plus de nature humaine il n’y a plus de distinction préétablie du bien et du mal, et cela semble engager l’homme dans une exigence morale de la liberté, là encore totalement inédite. Sartre va d’ailleurs rappeler son hypothèse métaphysique en la reposant : « si [...] Dieu n’existe pas », est-ce l’on peut parler de dissolution des valeurs morales ? C’est donc bien à nouveau à ce débat moral que Sartre fait référence, mais pour le préciser cette fois-ci. On a vu qu’il avait éclairé la situation de l’homme, dont il a donné une définition stricte : « l’homme est liberté ». Or, prendre en charge sa liberté, c’est faire face dans un premier temps, à la désertion de toute morale ancienne, puisque tout ce qui a constitué jusqu’ici la morale, autrement dit les valeurs et les ordres, qui légitimaient notre conduite n’ont plus cours depuis que Dieu n’existe plus. C’est désormais à l’homme qu’il revient de prendre en charge ces valeurs-là. Ce qui peut nous intéresser en tant que lecteur, c’est que Sartre s’adresse à nous en nous montrant que si la liberté est désormais une valeur suprême pour nous Modernes, elle est aussi la source des valeurs, et ainsi, si la liberté humaine est à présent indépassable, car l’homme est liberté, il devient aussi la source des normes. On voit combien ce passage vient problématiser la morale, et même l’exigence morale qui a perdu depuis que Dieu n’existe pas toute signification ontologique. Plus rien ne peut légitimer les conduites humaines si ce n’est, les normes morales dont l’homme sera à l’origine.
Il n’est donc plus possible pour l’homme de trouver des valeurs pré-établies dans le ciel intelligible, qu’il lui suffirait simplement d’appliquer. Affranchies de ces anciennes valeurs, dissolues avec l’absence de Dieu, l’homme ne peut recourir à aucune justification ou ni excuse, puisqu’il détient aujourd’hui le pouvoir d’initier ou de commencer par lui-même toute action et d’en être véritablement l’auteur. Lorsqu’on lit Sartre, il nous semble que le ciel est vide, il n’y a donc pas plus de normes morales, pas plus de bien ni de mal a priori. En effet, il n’y a plus d’intellect suprême qui ait pu forger ces notions. C’est désormais à l’homme de décider ce qui est bien et de ce qui est mal, ainsi que de ce que doit être l’homme, puisqu’il est dans le monde « seul et sans excuses ».
Sartre part du sens ontologique de la liberté chez l’homme, afin de montrer que, dépossédé de toute nature humaine a priori, l’homme n’a pas d’autre alternative que d’aller chercher en lui les normes morales auxquelles il décide désormais de se référer pour agir ; il devient la seule source des normes et règles morales lorsqu’il décide d’agir. Or, qu’est-ce que cette idée engage ?
Sartre et Beauvoir, dans les années 70
Une phrase, devenue célèbre, et qui synthétise à elle seule la philosophie de Sartre et le paradoxe de la liberté sartrienne, s'énonce ainsi : « l’homme est condamné à être libre ». De sa liberté, il ne peut s’en défaire. Elle le charge comme un fardeau. C’est sa terrible condamnation. Être libre pour l’homme, parce qu’il n’a pas de nature intrinsèque ou d’essence selon Sartre, et parce qu’il a une conscience est auto-réflexive, il est entièrement libre de se déterminer. On peut se demander comment cet homme peut bien être ainsi libre, sans nature humaine, puisqu’il ne s’est pas créé lui-même ; par-là il partage avec l’objet, qui lui est déterminé par son essence, comme par exemple l’arbre qui n’est pas libre de choisir son destin et doit vivre sa vie selon sa nature, on ne peut évidemment pas dire qu’un arbre est « condamné à être libre ». Alors, qu’est-ce qui distingue l’homme de l’arbre ? L’homme à sa différence est « jeté dans le monde » : il va d’abord exister en tant qu’existant, puis se définir ensuite, ce qui correspond à l’étymologie du mot « Ex-ister » : être hors de : hors du (néant). Si l’homme n’a donc pas d’essence, il est par conséquent « responsable de tout ce qu’il fait », nous dit Sartre à ce moment clé du texte. On voit que la notion de responsabilité, qui renvoie à celle de la morale, souligne combien le fait pour l’homme de se trouver être projet, le condamne à la liberté sans rémission, et va le forcer de choisir, c’est-à-dire, qu’il sera devant le choix d’endosser l’habit d’un personnage parmi une multitude (bourreau/médecin/écrivain/avocat), mais aussi qu’il sera obligé de choisir, puisque la vie lui fait obligation de choisir de vivre à la façon de tel ou tel personnage, ce qui l’oblige à assumer la pleine responsabilité de ses actes.
On a ensuite l’impression que, face aux adversaires de la liberté, Sartre enfonce le clou : contre ceux qui pourraient invoquer le mobile de la passion, qui conduirait les hommes à commettre certains actes, comme en présence d’une situation proprement inhumaine, la guerre par exemple, toutes les atrocités commises ; pour Sartre, nous avons une responsabilité au-delà de tout, c’est-à-dire, même face à une situation qui nous déborderait. Ce passage est important, parce que nous serions tentés de reprocher à Sartre de nous charger d’une liberté trop puissante comme on voudrait nous obliger à enfiler un costume bien trop grand pour nous. On peut évidemment penser au cas Eichmann, qui a signé des ordres de déportation de milliers de juifs vers les camps de la mort et qui n’a jamais pensé ne serait-ce qu’un instant à la dangerosité de son obsessionnelle obéissance au devoir, ou un soldat, absorbé, avalé ou encore annihilé par la meute que représente un bataillon, ou la spirale infernale des combats, au moment des assauts, des actes de tortures, etc., On peut lui reprocher de n’avoir pas déserté, ou désobéit aux ordres de ses supérieurs. La question est alors, que faisons-nous de la contagion émotionnelle, de la complexité des modes d’intériorisation de la dépendance à un groupe, non plus composé de subjectivités libres et autonomes, mais d’un mouvement global, aveugle et pulsionnel, fût-il précisément destructeur et cruel ? Sartre nous dit, en dépit des objections, que nous devons reconnaître cette conception radicale de la responsabilité. Malgré tous ces arguments, l’homme est liberté, et en ce sens, il doit reconnaître son entière responsabilité dans le choix de ses actes. Cela peut surprendre. Mais l’existentialiste, nous dit-il, ne reconnait pas la passion. L’existentialiste ne reconnait pas non plus un signe qui aurait orienté l’homme sur la terre et auquel il aurait su donné une signification, car Sartre reproche à cet homme de donner au signe la signification qui lui plait. On pense au dilemme du soldat dans un autre moment du texte, qui hésite entre sa mère malade et la guerre. Ce conflit entre la raison et la morale le guidera à prendre conseil auprès d’un prêtre (antimilitariste) ou un officier militaire en fonction de son choix préalable. Par définition, on peut donc dire, si l’on suit bien Sartre dans ce moment du texte, que le choix est antérieur à la réponse que recevra le soldat, ou à ce que déchiffre l’homme dans ce signe du ciel. On voit qu’il a pris la précaution de bien circonscrire cette responsabilité liée à une liberté sans condition, et les superstitieux ou les adversaires de la liberté en seront pour leurs frais.
On pourra désormais voir pourquoi l’inexistence de Dieu rend possible que tout soit permis. Ce dernier moment du texte va nous livrer une réponse essentielle. Analysons-la. On touche à ce moment précis du texte, et qui est la dernière phrase, et à laquelle toute la démonstration tendait à mener : cet humanisme propre à Sartre, justifie d’abord le titre, l’Existentialisme est un humanisme, et donc l’idée que l’humanisme ne saurait être prononcé sans le concept d’existentialisme : ça se justifie par le fait que l’homme est « condamné à être libre ». Aussi, parce qu’il est libre sans condition, c’est donc l’homme qui se choisit, et décide de sa vie même lorsqu’il n’a pas conscience de choisir. C’est l’exemple du bourreau qui choisit d’être bourreau, ou de l’avocat qui choisit d’être avocat. Et cela correspond au sens de sa célèbre formule venant inverser la conception classique : « l’existence précède l’essence. » N’ayant pas d’essence, l’homme est jeté au monde, et va d’abord exister en tant qu’existant, puis se définir ensuite. Mais cette liberté absolue est accompagnée d’une grande contrainte, naturellement : celle d’endosser la pleine responsabilité de ses actes. Subjectif au départ, donc, l’acte engage l’homme en général, c’est-à-dire que lorsque je me choisis un personnage, je choisis par là même un rôle pour l’humanité. C’est précisément ce que dit la dernière phrase de Sartre dans ce texte. Je suis ce que je pense que l’homme en général devrait être. Or, cela peut même prêter à penser que la thèse de Sartre se trouve au centre de cette grande question kantienne : « que dois-je faire ? » Et à cette question cruciale, puisque l’homme et « sans appui et sans secours », nous montre que rien d’extérieur à nous ne peut décider à notre place, ni les sentiments, car c’est moi qui accepte de les ressentir et non d’y résister, ni les conseils des personnes de confiance, car je choisis les personnes dont j’estimerai les conseils ; ce ne sont donc pas eux, mais moi en définitive qui décide. Je ne peux donc pas compter sur des signes extérieurs (vocation, destin…) car ils n’existent que par mon interprétation, et n’ont de valeur que si je leur en donne, on peut donc terminer cette analyse par dire que, l’existentialisme accorde à l’homme, ce rôle fondamental de législateur de lui-même. Cela tend nécessairement vers une morale ; l’homme ne pouvant faire autrement que se fonder sa propre morale, puisque la « vraie » liberté ne saurait se gagner qu’en conformité à des règles. Voilà pourquoi il ne s’agit pas de penser ce texte comme un vrai engagement pour l’homme, puisqu’il défend une doctrine de l’« action », mais fondé sur la morale de l’engagement. Ça n’est donc rien de moins qu’une conception novatrice de l’humanisme qui tend à convaincre que l’existentialisme est un « optimisme », une « doctrine d’action » qui pense l’Homme et l’existence de façon radicalement neuve, et à chaque instant ; ce qui veut dire qu’à tout moment de l’action non seulement je me choisis mais en me choisissant je choisis l’humanité entière ; en agissant, je dis voilà comment je vois l’homme et ce que je veux pour lui.
Annexe :
Dostoïevski avait écrit : "Si Dieu n'existait pas, tout serait permis." C'est là le point de départ de l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par conséquent l'homme est délaissé, parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas d'excuses. Si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais l'expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté. Si, d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni dernière nous, ni devant nous, dans le domaine numineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu'il fait. L'existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu'une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l'homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l'homme est responsable de sa passion. L'existentialiste ne pensera pas non plus que l'homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l'orientera ; car il pense que l'homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l'homme.
Sartre, L'existentialisme est un humanisme, 1946, Folio essais, p. 39-40
En ouverture :
Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre et Che Guevara (Cuba/1960).
Commentaires
L époque n est pas sans Dieu. Elle est bouffi par le Pour-Soi!
Sartre et Beauvoir issus de la grande bourgeoisie deux " bobos " de l'époque .
Jacques Delêtre L'autre, à droite sur la photo, n'est pas en reste non plus...