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Les dix images du Buffle

La sagesse chinoise apprécie particulièrement les contes et les métaphores afin de nous délivrer un message universel, comme le font les allégories et les mythes dans la Bible ou chez Platon, par exemple. Pierre Taïgu Turlur décrypte pour nous, dans un beau petit livre intitulé Apprivoiser l’éveil, les dix images du buffle. Un régal de littérature et de spiritualité, je vous le garantis... Cette recension est d'abord parue dans la revue en ligne Boojum, et elle est désormais en accès libre dans l'Ouvroir

 bufle.jpgL’orgueil démesuré de la philosophie occidentale, a fait dire un jour : « L’Orient ignore le concept, parce qu’il se contente de faire coexister le vide le plus abstrait et l’étant le plus trivial, sans aucune médiation », ce qui n’a pas manqué de faire sursauter Anne Cheng (professeur au Collège de France) qui a écrit un livre qu’il est bon de lire et de relire régulièrement Histoire de la pensée chinoise[1], fille également de François Cheng, dont j’espère avoir l’occasion de parler dans ces pages bientôt.

François Jullien répond à cette affirmation en disant : « Si, notamment en Extrême-Orient, des pensées se sont développées sans passer par la commodité du concept, ni emprunter à la logique formelle, c’est qu’elles se défiaient de la toute-puissance du logos pour accéder à l’immanence ; et, si elles n’ont pas tout misé sur la quête de la Vérité, comme, pour sa part, y a été de plus en plus portée la philosophie [européenne], se vouant à son projet de connaissance, c’est qu’elles se refusaient à séparer l’activité de la pensée d’une nécessaire transformation de soi. »[2]

 

Vivre l’instant présent

Mais voici que dans le livre de Pierre Taïgu Turlur, on n’apprend pas à « penser à penser » ce qui serait le postulat clairement grec de la philosophie, et donc une affaire historialement européenne, mais plutôt à cesser de penser. C’est donc, au contraire, par cet ouvrage, paru chez Albin Michel, une autre façon de philosopher. Et l’on peut ainsi vous montrer, que la philosophie chinoise est une sagesse, au même titre que n’importe quelle sagesse antique (personne ne me fera croire que les Grecs anciens ne sont jamais allés se balader en terres chinoises et qu’ils n’y ont pas ramené cet enseignement qu’ils ont remis à leur goût et leur idée !) Les deux s’entremêlent en ayant la même fin, autrement dit une finalité qui ne pourrait être autre qu'elle-même, est qui est la vérité ultime, l’ultime vérité, celle qu’elle porte en soi, et qui l’oblige à partir, c’est-à-dire à mettre un pas dans un autre pas, comme un pèlerin, parti pour un long et périlleux voyage, obligé de traverser les mondes successifs et de triompher de nombreuses épreuves.

Je recommande à ce propos l’introduction de Pierre Taïgu Turlur, qui est très suggestive sur le sujet. Écoutons-le un instant :

 

« Déjà le long périple d’Ulysse, plus qu’une aventure dans une géographie méditerranéenne fantasmée, constitue le récit d’un voyage dans les profondeurs du moi. De même, les récits enluminés et imagés du cycle arthurien mélangent les grands thèmes de la tradition celtique à la lumière naissante du christianisme et conduisent les chevaliers au plus près d’un Chaudron-Graal qui pourrait être une métaphore de la conscience éveillée. »

 

Il me semble que vous avez dans ce seul passage toute la quintessence de ce texte, dont l’objet n’est autre que de nous présenter et nous expliquer « Les Dix Images du buffle », plus connues sous le nom des « Dix Étapes du dressage du buffle », et, dont « le chemin commence là où nous en soupçonnions le moins la présence, au cœur de l’anodin, dans le plus ordinaire ». Ou ce qui va sûrement vous intéresser plus encore, ce chemin partira d’ici pour arriver ici, l’ailleurs ne pouvant être autre que ce qu’il est, à savoir dans l’ici et maintenant, c’est-à-dire là où vous êtes.

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Invitation à rester sur place et à s’asseoir

Vous venez d’ouvrir ce livre (bon, disons que vous êtes sur le point de l’ouvrir !), bravo, vous êtes sur la voie ! « Au sein de cette réalité abrupte, de cette routine harassante, au beau milieu d’une vie désespérante, vide et monotone comme ce paysage de neige, un accident vient de se produire : une rencontre, celle de l’enseignement, de la pratique véritable ».

 

Les dix images symbolisent alors ce chemin que nous avons désormais pris, afin de chercher le buffle, retrouver ses traces, l’attraper, le dresser, le chevaucher, l’oublier, enfin atteindre la source et être dans le monde. Dix images d’enseignement, de méditation, de transformation et d’’éveil, afin de comprendre que ce buffle « n’a jamais été perdu », il a toujours été auprès de vous, mais ayant crû le perdre, il vous a fallu partir le chercher. On n’est pas très loin de la parabole de Jésus et de brebis égarée. Cela me fait également penser aux Chemins qui ne mènent nulle part de Heidegger, et de sa clairière, ce moment où l’être apparaît. Probablement le moment où voyageur, que nous sommes tous, réalise que « seul le chemin demeure, un chemin qui n’est autre que celui de la première image ».

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Ne pas agir et tout accomplir

Nous sommes là dans la pensée bouddhiste. Une philosophie, ou plutôt une sagesse qui nous demande de nous asseoir. Très bien ! Asseyons-nous ! Il est vrai que la folle agitation à laquelle nous nous soumettons sans cesse, à la fois pour s'oublier, à la fois pour se prêter au jeu social, à la fois pour fuir l’ennui n’est pas bien propice à la joie et à l’harmonie intérieure. C’est ainsi que Pierre Taïgu Turlur, par ce livre, nous invite à une forme de lâcher-prise avec l’hystérie de notre époque, notamment l’hystérie collective de l’Occident, toujours dans le faire et le déplacement. Par de nombreux points, il me fait penser à la vie en pleine conscience à laquelle Thich Nhat Hanh nous invite de son côté.

 

« Le secret du sceau de l’esprit du Bouddha est ouvert, juste ici et maintenant, dans tes propres yeux. Ne fais rien, sois sans fabrication. Abandonne toute affaire, l’idée d’être quelqu’un d’autre ou de réaliser quelque chose de spécial. Ici, le voyageur, le chemin et la destination ne sont ni deux ni un. Ainsi assis, assis dans l’ainsi, cultive l’intention de te tenir droit et cependant ne le réalise pas ».

 

À travers les dix images du buffle, l’auteur nous amène progressivement à comprendre qu’une intention portée par le cœur sera toujours plus efficace que la force de l’esprit et l’action qu’elle met en place visant un but, qui sera de toute façon toujours manqué. Cette médiation, cette allégorie est donc une fable pour nos temps modernes, systématiquement dans l’urgence, dans l’agitation permanente, dans le faire et le vouloir-faire, mais qui n’accomplit jamais rien. Il nous propose aussi des exercices pratiques, que nous pouvons réaliser au quotidien, sachant toutefois, que, s’inscrire dans la finalité des choses demande une très grande habileté et une attention de chaque instant. C’est donc avec l’humilité et la répétition, que nous pourrons, peut-être, sortir de la confusion des sens, et retrouver cette nature originelle dont nous nous sommes longtemps sentis séparés.

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Pierre Taïgu Turlur

 

Pierre Taïgu Turlur, Apprivoiser l’éveil, à travers les dix images du buffle, Albin Michel, « Spiritualités vivantes », mars 2018.

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[1] Édition du Seuil, 1997.

[2] François Jullien, vendredi 7 mars 2008, Institut Catholique de Paris (FASSE), présentation de son livre : De l’universel, de l’uniforme, du commun, et du dialogue entre les cultures, Paris, Fayard, 2008.

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