La crise de l’éducation selon Hannah Arendt
Hier, une amie, tout fraîchement agrégée d’anglais, démarre dans son nouvel établissement et m’écrit le soir même le mail suivant : « De mon côté, je suis ravie d'être dans mon petit collège du Cannet... avec mes petits 6èmes... j'essaie d'être ludique et ça me rappelle beaucoup mon expérience de lectrice aux E.U. » Eh oui, les États-Unis sont le laboratoire (de catastrophe générale ?) ayant inspiré nos nouveaux pédagogues. N'est-ce pas temps donc, de relire un texte d'Hannah Arendt, tiré de son ouvrage La crise de la culture, à propos de l'éducation, pour saisir ce qui va désormais très mal dans notre civilisation, et, surtout, dans l'éducation que nous proposons aux générations futures ? Ce texte, je l'ai écrit spécialement pour l'Ouvroir.
Ce principe « stupide » (mais nécessaire, de plus en plus, aujourd’hui !) qui consiste à rendre les cours ludiques sont à la base d’une réelle crise de l’enseignement que connaît l’école française aujourd’hui.
De cela Hannah Arendt dans les années 60 s’en faisait déjà l’écho. Hannah Arendt, philosophe que l’on néglige d’ailleurs trop souvent malgré la place de tout premier choix qu’elle occupe en philosophie politique, fut le disciple de Martin Heidegger, avant d’avoir à fuir parce qu’elle était juive, l’Allemagne nazie, pour se réfugier aux Etats-Unis où elle trouva l’asile politique. De fait, son œuvre questionne presque essentiellement, les divers régimes politiques, les limites de la démocratie, et notamment le totalitarisme.
Mais c’est dans un splendide ouvrage qu’il s’agit de lire et relire, tant il est prophétique, voire actuel, La crise de la culture, que l’on trouve ce superbe article « La crise de l’éducation »[1] que j’ai relu et synthétisé ici, pour mieux saisir les enjeux de la crise de l’autorité sévissant dans nos écoles et dans nos sociétés modernes, et essayer d’en comprendre les conséquences, ou tout du moins les enjeux.
Le problème posé par Hannah Arendt est le suivant : pourquoi l’éducation américaine est-elle en crise lorsqu’on sait combien l’Amérique place sa confiance en une « perfectibilité indéfinie » ?
Robert Doisneau - Les enfants des rues et l'école
Partie I
Années 60, les Etats-Unis connaissent une crise de l’éducation sans précédent, crise qui en crée une autre, politique celle-ci.
Premier constat : aux Etats-Unis, l’éducation joue un rôle fondamental : elle favorise l’« américanisation » des enfants d’immigrants. L’éducation est donc la « seule gageure de fondre les groupes ethniques en un seul peuple »[2]. Une américanisation qui passe surtout par l’apprentissage de la langue anglaise.
« L’éducation ne peut jouer aucun rôle en politique, car en politique, ce sont toujours à ceux qui sont déjà éduqués que l’on a affaire »[3]. Alors qu’en Europe, on prétend pouvoir éduquer des enfants, en les préparant, sans pour autant souhaiter leur donner une place, ni leur donner l’occasion d’innover.
En réalité, si l’Amérique connaît une crise de l’éducation, c’est parce que la politique de ce pays, consiste à égaliser tous ces concitoyens, en effaçant les différences (jeunes/vieux/doués/non-doués/enfants/adultes/professeur/élève). Or, cela met une pression sur l’autorité, qui connaît un notable fléchissement.
Robert Doisneau, La Libellule,
École de la rue de Verneuil, Paris, mai 1956
Partie II
À partir de la crise de l’éducation, de l’autorité des enseignants, et de l’enseignement en général, Hannah Arendt dégage trois grandes idées :
La première idée, qui explique les raisons de ce délitement de l’éducation et de l’autorité. C’est dans la division au sein de la société de deux groupes : celui des adultes et des enfants. L’autorité des adultes est remise entre les mains d’un enfant qui, au sein du groupe des enfants, dit aux autres ce qu’ils doivent faire. Cela crée un renversement : « affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. »[4]
La deuxième idée : celle-ci a trait à l’enseignement lui-même : sous l’influence de nouvelles méthodes pédagogiques, dites « modernes », l’enseignant ne transmet plus un savoir précis qu’il aurait d’abord appris dans l’effort à maîtriser, mais enseigne « n’importe quoi »[5]. De fait, il peut lui arriver d’en savoir moins que l’élève. Cela affaiblit son autorité d’enseignant, une autorité qui repose sur la maîtrise de la discipline qu’il enseigne. Cette théorie, qui est fautive dans la crise actuelle de l’éducation, appelle la troisième idée : selon les modernes, il s’agit de conduire le plus efficacement les enfants dans le monde. Pour ce faire, dans les écoles, on substitue « autant que possible le faire à l’apprendre », ce qui revient à dire, qu’il s’agit dès à présent de remplacer l’enseignement d’un savoir par l’inculcation d’un savoir-faire. On rend les enseignements ludiques, car on considère que « le jeu est le mode d’expression le plus vivant. »[6]
Dans ce cas de figure, on prétend assurer l’entrée de l’enfant dans le monde, tout en préservant son « indépendance » (en France, on parle très abusivement d'autonomie, alors même qu'on devrait parler d'infantilisation). En réalité, on infantilise l'élève, et le maintient « artificiellement » dans l’enfance, en l’excluant, du même coup, du monde des adultes. Selon Hannah Arendt, cela brise précisément, la relation qui devrait s’installer entre enfant et adulte, et cela s'oppose au fait, que l’enfance n’est qu’une phase transitoire. Le passage d’un monde à un autre.
De ce constat édifiant (vérifiable en France, en 2000), Hannah Arendt dégage deux grandes questions : 1. Pour quelles raisons a-t-on pu, pendant des années, parler et agir en contradiction si flagrante avec le bon sens ? 2. Quelles leçons pouvons-nous tirer de cette crise, quant à l’essence de l’éducation,, en réfléchissant précisément au rôle que joue l’éducation dans toute civilisation ?
Le cancre par Robert Doisneau
Partie III
Hannah Arendt commence par la seconde question : les enfants sont des « nouveaux venus ». Ils sont en devenir dans un monde qui leur est étranger. Un devenir qu’il partage d’ailleurs, nous précise Hannah Arendt, avec tous les autres êtres vivants. Aussi, l'enfant a besoin d'un abri dans le monde privé, de parents qui le protègent du monde public.
Or, en fusionnant les deux domaines (public et privé), par l’instauration d’un monde propre à l’enfant, les adultes détruisent « les conditions nécessaires de leur développement et de leur croissance »[7]. C’est à l’école de s’intercaler entre la famille et le monde. Les adultes sont censés être les responsables de l’épanouissement de l’enfant selon Hannah Arendt, et cette responsabilité dans l’éducation s’exerce sous la forme de l’« autorité ». Nous revenons toujours à cela !
Constat sans appel de l’auteur : l’autorité ne joue plus le moindre rôle, voire ne trouve plus aucune représentation dans notre monde contemporain. Et « si l’on retire l’autorité de la vie publique et politique cela veut dire que la responsabilité de la marche du monde est demandée à chacun »[8]. Mais dans le cadre de l’école, la disparition de l’autorité ne peut être que la cause d’une grave crise, car cela veut dire que les adultes se défaussent de leur responsabilité ; la première étant d’assumer le monde dans lequel ils ont placé les enfants.
Et cette disparition de l’autorité dans la sphère pré-politique, s’étend désormais au domaine public, pour finir dans le domaine privé.
« Le cadran solaire », Paris, 1956. (Photo Robert Doisneau)
Partie IV
Selon Hannah Arendt, cette crise de l’autorité est le fruit d’une crise de la tradition, inspirant l’allergie de tout ce qui touche au passé[9]. Or, l’éducation ne peut négliger l’autorité, « faire fi » de celle-ci, au nom du progressisme. Le philosophe rappelle, qu’elle ne peut s’exercer dans un monde qui ne serait pas structuré par l’autorité ou la tradition[10].
- Il faut expliquer aux enfants que le monde dans lequel ils vivent est plus vieux qu’eux, ce qui nous interdit de négliger le passé.
- Une ligne sépare les enfants des adultes et cette ligne nous montre qu’on ne peut ni éduquer les adultes ni traiter les enfants comme s’ils étaient déjà de grandes personnes. Cette ligne ne doit d’ailleurs jamais être installée définitivement comme si elle était un terme. Elle n’est que provisoire et s’efface avec le premier diplôme.
C’est ainsi que, par l’éducation, et le soin que nous leur portons, nous prouvons selon Hannah Arendt, que nous aimons nos enfants ou non.
Robert Doineau, Une salle de classe, 1957
En couverture : Hannah Arendt en 1972.
________________________________
[1] p.223 à 252.
[2] p.225.
[3] pp.277-228.
[4] p.233.
[5] « Puisque le professeur n’a pas besoin de connaître sa propre discipline, il arrive fréquemment qu’il en sait à peine plus que ses élèves », p.234.
[6] p.235.
[7] p.240. « Plus la société moderne supprime la différence entre ce qui est privé et ce qui est public, entre ce qui ne peut s’épanouir qu’à l’ombre et ce qui demande à être montré à tous en pleine lumière du monde public, autrement dit plus la société intercale entre le public et le privé une sphère sociale où le privé est redu public et vice versa, plus elle rend les choses difficiles à ses enfants qui par nature ont besoin d’un abri sûr pour grandir sans être dérangés », p.241.
[8] p.241.
[9] p.247.
[10] p.250.