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À table avec Maryline Desbiolles : « On peut voir mes romans comme des digressions que j’essaie d’ordonner »

Écrivain et poète de l’arrière-pays niçois, je connais les romans et recueils de poésie de Maryline Desbiolles, et également l'auteur personnellement depuis au moins vingt ans. Elle fut d'abord mon professeur de lettres au lycée, avant de publier sans aucun fracas un premier roman Une femme de rien (Mazarine, 1987) qui m'avait impressionné et marqué, alors que je n'étais encore qu'un adolescent. Il aura fallu attendre un peu plus de dix ans, et la parution de son roman La Seiche (Seuil, 1998) pour voir cette oeuvre connaître un succès modeste mais encourageant sur la scène littéraire française. Depuis, Maryline Desbiolles publie à une belle cadence, au moins un roman par an, et tous prennent place dans la région du sud-est, épousant les couleurs et les senteurs d’une terre baignée de la lumière du soleil, du ciel bleu azur, et de la mer méditerranée. Depuis son subtil roman La seiche (Seuil, 1998), ses récits se font à partir de souvenirs, d’images de la mémoire, qui s’imbriquent, se superposent, comme autant de variations. Maryline Desbiolles est l’écrivain de l’errance, des déambulations de la mémoire, la voyageuse au long cours des moments éphémères, fugaces, discrets, se faufilant entre les personnages qui peuplent sa vie, hommes, femmes, artistes, grands-parents, et les occasions sont nombreuses de saisir les instants les plus fugitifs qui donnent soudain, sous sa plume, du sens à la vie. Cet entretien est paru dans la revue littéraire Boojum. Le voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.


La scène
(Seuil, 2010) se construit comme un écho à La seiche, une correspondance, une suite remarquable. Le premier s’achevait sur une promesse de repas, le second entreprend de l’observer. À table ! À table ! Et soudain, autant de convives, autant de situations, autant de tableaux. Cela tombe à merveille ! Tavola en italien désigne aussi bien la table que le tableau. Certainement ce qui inspire Maryline Desbiolles pour cette Scène qui en rappelle une autre : celle du Perugino, du Tintoretto, ou de Leonardo. Les invités sont à table. Il y en a onze prenant leur repas dans une trattoria de la côte ligure, que la narratrice observe. Son esprit vagabonde, sa pensée s’offre la figure du Christ durant son dernier repas. « Drôle de festins censés célébrer les grands moments de la vie et nous rappelant à chaque fois un peu plus sinon notre imminente crucifixion, du moins notre fin prochaine. » Voilà une occasion toute trouvée pour la narratrice de retrouver, dans le grand désordre de la mémoire, et en construisant selon un principe de digressions systématiques, le tableau de toute une vie, fonctionnant selon les règles des ensembles et sous-ensembles de la mathématique moderne : incluant, excluant, tous ces hommes et ces femmes forment, à l’intersection de l’existence, celle où l’on s’unit, où l’on s’aime, où l’on se dispute, où l’on se désunit, la scène ultime de la vie.

 

Marc Alpozzo : Dès La seiche, on a le sentiment que vos romans se construisent à partir d’images, de variations, de souvenirs, comme si vous étiez un écrivain de la mémoire. 

D1.jpgMaryline Desbiolles : Il me semble que la mémoire est toujours à l'œuvre dans les romans, et dans les miens,  c’est une évidence. En ce qui concerne La seiche, des lecteurs ont pensé que j’avais écrit le roman en temps réel, en cuisinant la seiche farcie… On ne peut écrire le livre que si l’on a fait la recette et déjà mangé le plat. J'évoque La seiche car il y a une correspondance entre La seiche et La scène qui apparaît déjà dans l’homophonie des titres. La seiche était imprégné de la promesse de ce repas qui n’arrivait pas, et La scène explore toutes ces tables, ces tablées, ces festins, ces banquets ou ces têtes-à-têtes qui peuvent avoir lieu au cœur même du banquet. Le roman explore toutes les tables que je connais ou dont j’ai entendu parlé. Et bien entendu la Cène que j’ai vu en Italie dans les peintures. D’ailleurs, si le roman se passe en Italie, c’est parce qu’il est irrigué par la peinture, et par tous ces tableaux dont j’ai le souvenir.

 

À ce propos, le roman s’intitule La scène comme il aurait pu d’ailleurs s’intituler la table, en italien tavola (table/tableau). Il fait également référence, vous venez de le dire, à la Cène, le dernier repas du Christ. Pourquoi le choix de ce titre ? S’est-il imposé à vous ? Est-ce parce que la table est pour vous le lieu de la vie par excellence, de l’amitié, l’amour, la trahison, la mort, car la table serait la scène même de la vie ?

  

Tous les sens et les sons du mot sont contenus dans La scène. J'ajoute celui de la scène de théâtre qu'est aussi la table du banquet... Plus concrètement, l’idée de ce roman est née dans la trattoria de Finale Ligure, de la vue d’une tablée d’hommes, autour d’une table rectangulaire moins grande que celle-ci ; immédiatement à leur vue, j’ai pensé à la Cène avec un C. D’autant que la scène se déroulait en Italie, et qu’il y avait une très belle lumière, une lumière qui donne envie de peindre (et d'écrire!). J’ai été littéralement happée par cette table. J’ai tenté d’imaginer qui pouvait être Jean, Pierre, tous les apôtres de la Cène.

 À table on mange certes, mais on regarde, on se regarde. La table est un grand sujet de la peinture. Tables intimes comme Le Déjeuner de Monet, mais aussi celles des banquets, des festins. Mais je ne me suis pas servi de mes réserves de connaissances en matière de peinture et d’histoire de l’art. Certains de ces tableaux, je les ai découverts alors que j'écrivais La scène. Et ceux que je connaissais déjà, ce livre me les a fait voir autrement. Il y a d'ailleurs de nombreux "motifs"  dans La scène autour desquels j'ai déjà écrit dans des livres précédents. Mais ils sont ici  "montés" différemment. Le montage est essentiel dans ce livre.

  

Il y a également cette idée du corps. Dans La seiche c’est la transformation par la cuisson, dans La scène, la transformation par la mastication ; peut-être puis-je rajouter aussi la transformation par l’observation de l’écrivain.

  

D3.jpgPeut-être est-ce prétentieux de ma part, mais j’ai essayé d’observer les corps comme un peintre pourrait le faire, c’est-à-dire sans un regard « surplombant ». Qui à la table de Finale Ligure était digne d'être Jean ? Qu'est-ce qu'un corps digne d’être peint? Se le demander c'est déjà répondre : tous les corps sont dignes d'être peints. Mais il n'est pas si facile d'en être intimement persuadée. L’écriture est aussi pour moi un apprentissage du regard.

  

Je ne pouvais manquer de vous poser la question, mais au commencement du roman, un peu comme une touche d’humour, vous faites référence à la mathématique de George Cantor que l’on vous a enseignée au collège. Pouvez-vous expliquer cette entrée en matière pour le moins étrange ?

  

Peut-être un peu par provocation ? En général, les littéraires n’aiment pas les mathématiques, mais quant à moi, je les ai aimées, et je les aime passionnément encore. J'ai toujours pensé qu'il n'y avait pas de hiatus entre la littérature et les mathématiques et je suis heureuse d'avoir mis à jour dans ces pages un point de convergence. C’est une vraie obsession de la littérature que de relier les choses, afin qu’elles ne demeurent pas éparses, qu'elles n'appartiennent plus au chaos. J’appartiens à cette génération à qui l’on a enseigné la théorie des ensembles, on a parlé de génération sacrifiée… Mais on était un certain nombre à être exalté par cette théorie. Le professeur qui nous l'enseignait, jeune, beau, et lui-même exalté, n'y était certes pas pour rien… Je crois aussi que ces ensembles, leurs intersections et réunions, c'était quelque chose de très visuel. C'est d'abord le dessin de ces ensembles qui m'a impressionnée et le déploiement à l'infini des possibilités qu'il nous donnait littéralement à voir.

  

Mais n’est-ce pas surtout le propre même de la table de relier les hommes, c’est-à-dire de les inclure et de les exclure ?

  

La table est bien entendu un ensemble. Elle réunit des gens de la même famille, des amis, et même des gens qui ne se connaissent pas entre eux. Les ensembles, c'est le contraire du formatage, je peux être dans le même ensemble que ce passant dans la rue au motif qu'il a un pull de la même couleur que le mien ou qu'il marche sur le même trottoir. Ce peut être le départ d'une nouvelle scène, de nouvelles scènes, de juxtapositions, d'imbrications, illimitées.

  

La scène est présentée en page de garde comme une fiction. Mais l’est-ce vraiment ?

 

D4.jpgDepuis Primo (Le Seuil, 2005), je n’ai plus le sentiment que le détour par la fiction s’impose. Juste avant Primo, j'avais écrit une sorte de petit pamphlet contre l'autofiction. L'enjeu dans Primo était peut-être comment écrire l'histoire de sa propre grand-mère sans écrire de l'autofiction. J'ai utilisé le matériau que sont mes souvenirs, mais je suis allée surtout vers ce que j'ignorais de ma grand-mère comme je l'aurais fait d'un personnage à part entière. C'est peut-être le livre où je suis le moins. Ce livre m'a donné la liberté d'utiliser ce que j'ai sous la main, le plus proche parfois, d'explorer le même. Mon ambition est que l'écriture le rende neuf, à chaque fois.

  

Il y a par exemple l’idée de la nourriture ou du repas, justement.

 Je suis persuadée que lorsqu'on crée une situation, un personnage, on ne peut plus s’en débarrasser. Comme si on en devenait responsable. Par exemple, prenons mon premier récit, Une femme de rien (Mazarine, 1987) où l'on voit un personnage miné par l'absence du père. Absence qui va "trouer" les livres qui vont suivre. Cela n'a absolument rien à voir avec mon histoire personnelle. Les livres que l'on écrit deviennent plus forts que notre généalogie. Avec La seiche j'ai mis en branle ce grand motif de la nourriture, et je ne peux plus désormais l’abandonner. Il faut dire que je fais la cuisine, et que je ne déteste pas manger…  Il faut dire surtout, que l'écriture passe par la gorge, la bouche, qu'elle est aussi "consistante" que la nourriture.

 

Lorsqu’on lit La Seiche par exemple, en tant que lecteurs, nous avons la forte sensation que vous connaissez la recette par cœur, que vous l’avez souvent cuisinée.

 

Je ne l’ai cuisinée en réalité qu’une seule fois, mais j’en ai fait tout un plat, si j’ose dire. Dans la cuisine, j’aime bien faire une recette pour la première fois, et j’aime trembler un peu à l'idée que cela pourrait rater. C’est un peu comme cela que je construis un roman. Au commencement, je ne sais pas du tout où je vais, c'est excitant. J'écris pour voir, comme au poker. Et ce serait peut-être le rapprochement que l’on pourrait faire entre les deux, entre ma façon d'écrire et de cuisiner. L'écriture et la cuisine qui nécessitent du travail, de la précision, ce sont peut-être aussi des moments de digression. La seiche est tout de même une digression autour d’une recette. De même que La scène. Ce n’est que ça, au fond.

 

Mais tous vos romans sont des digressions, d’ailleurs.

 

C'est vrai. On peut voir mes romans comme des digressions que j’essaie d’ordonner. 

 

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Maryline Desbiolles en 2010

 

(Débat organisé par la Librairie Masséna et réalisé le vendredi 29 janvier 2010, au restaurant Luna Rossa, à Nice.)

(Paru sous le titre "Une écriture entre table et tableau"
in Boojum-mag.net, Fev. 2010)

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Lire également dans ce blog : L'artiste, l'oeuvre. À propos de Jean-Pierre Pincemain. Entretien avec Maryline Desbiolles

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