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L’angoisse révélante dans Être & Temps de Heidegger

Probablement est-ce aussi, parce qu’en ayant abordé l’analytique existentiale sans en passer par le cogito, Heidegger parvient, d’une part à se sauver de l’échec sartrien du solipsisme, mais d’autre part, à ouvrir le Dasein à une insigne compréhension du monde et de lui-même. C’est à présent ce que nous allons démontrer.

 

1. Le souci angoissé du Dasein

 

α. Le souci comme auto-devancement

 

L’angoisse peut-elle révéler le Dasein à lui-même ? L’angoisse – en tant qu’elle est une disposition affective fondamentale – est une manière d’être-au-monde, en tant que le Dasein est, dans son être même, toujours dans le devancement de soi. Cela veut précisément dire que c’est l’expérience singulière de l’angoisse qui permet au Dasein de saisir l’unité de sa constitution ontologique formé par l’existentialité, la factivité, et la déchéance[1]. Mais le Dasein doit chercher à se reconquérir soi-même. En d’autres termes, lorsque la Bedeutsamkeit du monde devient insignifiante, la seule question qu’il m’est désormais possible de me poser c’est : « Où en suis-je ? C’était donc ça ma vie ? » L’angoisse est ce sentiment singulier de mise entre parenthèses de l’existence sur le mode de l’inauthenticité. Fondamentalement, le Dasein est ouvert à son être. D’une part, parce qu’il est en état d’auto-devancement, le Dasein est un être soucieux, c’est-à-dire un être dans le souci d’être ; d’autre part, parce que si le Dasein est dans l’existence loin de son être même, ayant succombé aux charmes de la quotidienneté, il n’en demeure pas moins, grâce au souci, propre à se découvrir.

 

Le souci angoissé se présente donc sur le mode d’existence où le Dasein a à sortir de sa dispersion pour revenir à son isolement. Le souci l’amène à prendre conscience de sa possibilité initiale d’être-dans-le-monde[2]. Dans le langage ordinaire, le souci est entendu comme « une préoccupation à propos de quelque chose ». Mais dans le § 41, le souci (Sorge) – terme propre au vocabulaire heideggérien – est l’entièreté de l’être-là. C’est-à-dire que « Le Dasein, en son être, s’est à chaque fois déjà confronté avec une possibilité de lui-même. L’être-libre vers le pouvoir-être le plus propre et, du même coup, vers la possibilité de l’authenticité et de l’inauthenticité se manifeste dans l’angoisse en une concrétion originaire, élémentaire. Or, l’être pour le pouvoir-être le plus propre et, du même veut dire ontologiquement : le Dasein est, en son être, à chaque fois déjà en avant de lui-même. »[3] Autant dire que dans sa fuite, à travers l’inauthenticité de son être-au-monde, le Dasein n’était pas aveuglé ; il s’aveuglait. Cela signifie alors qu’il est toujours ouvert à son être, même en immersion dans le « On » ; le Dasein peut en avoir une compréhension, parce qu’il est pro-jet, c’est-à-dire qu’il dispose en permanence d’une compréhension de soi-même, parce qu’il toujours et déjà au devant-de-soi. Le Dasein est ainsi dans son être poussé à la reconquête de soi, grâce à ce pouvoir de révélation rendu possible par le souci.

 

   Le Dasein étant cet être-vers, le bruit du « On » n’est alors point suffisant pour le conserver dans cette apparente sécurité et tranquillité. Car, il n’appartient pas au Dasein de demeurer auprès des choses. « Jeté dans un monde », livré à lui-même, le Dasein, dans son être-au-monde, n’existe pas comme un ustensile, un être-sous-la-main. Il existe. Le phénomène de l’angoisse ne faisant que renforcer cette position. « En d’autres termes : l’exister est toujours factice. L’existentialité est essentiellement déterminée par la facticité. »[4] Amené malgré lui à chercher à se reconquérir soi-même, il ne peut ainsi demeurer indéfiniment dans l’inauthenticité. La déchéance est certes la condition nécessaire pour que l’angoisse puisse rendre visible. Elle n’en est point une condition suffisante. Le Dasein doit fuir l’étrang(èr)eté et l’angoisse que la publicté du « On » réprouve catégoriquement. Tout ce qui ne dépend pas de la familiarité doit être censuré. Le souci (Sorge), déterminant notre rapport à la réalité, sera alors la condition de possibilité de cette extraction par l’angoisse de la préoccupation (Besorgen) que représentent à la fois la coexistence des autres et le souci mutuel (Fürsorge). Pourquoi ? Parce que le souci est antérieur à la préoccupation et à l’inauthenticité. Il n’est pas spécifiquement un comportement égoïste et isolé. Il n’est pas une préoccupation narcissique, comme l’on se préoccuperait de soi dans une démarche nombriliste d’expression de soi pour soi. Le souci est souci au sens de « souci de soi », mais dans sa définition même, ainsi formulée, on trouve déjà un pléonasme, tant le souci est souci de son être même. Il est donc souci parce qu’il est toujours en auto-devancement de soi dans la mesure où le Dasein, parce qu’il est souci dans sa nécessité ontologique, court après ce qui lui manque, et ce qu’il ne possède pas encore.

 

Aussi, est-ce pourquoi, se fuyant lui-même, le Dasein à l’instar de ces personnages de la tragédie grecque, n’a d’autre recours, dans sa fuite, que de provoquer par celle-ci, le destin auquel il envisageait d’échapper. Dans son aveuglement, voilà que le Dasein, paradoxalement, prouve sa liberté. A l’inverse de Sartre, la liberté n’est pas comprise ici, par Heidegger, comme une aliénation. La liberté est là ce que l’on pourrait appeler la marge de choix pour le Dasein, de se « comporter vélléïtairement vis-à-vis de ses possibilités »[5]. Il peut, parce qu’il est libre, se laisser séduire par la douce tranquillité du « On » et la vie inauthentique. Cela lui appartient. Cela dépend entièrement de sa volonté. Une volonté défaillante par exemple, s’abandonnera aux plaisirs du « On ». Dans son auto-devancement, le soi de soi-même se confondra d’ailleurs avec le « On même »[6]. Mais il s’agit de comprendre que dans l’inauthenticité, le Dasein demeure toujours en auto-devancement. Ce qui signifie qu’il n’est donc jamais contraint, déterminé par le « On ». Il agit selon son désir, son souhait. Il est ontologiquement concerné par ses possibilités. Il peut librement choisir. C’est donc le souci qui est la condition de possibilité du penchant et de l’impulsion. Non l’inverse.

  

β. La fable du Souci, une herméneutique de soi

Qu’est-ce à dire ? Nous venons de comprendre que Heidegger dessinait une philosophie de la vie. Et que le Dasein était ainsi profondément humain. C’est ainsi un être armé d’une volonté qui se partage entre désir et souhait. Aussi, n’est-ce pas étonnant si le souci est écartelé entre le penchant (Hang) et l’impulsion (Drang). Ces phénomènes ne sont pas, cependant, ontologiquement antérieurs au souci. Le Dasein peut en permanence vouloir. Il ne cesse de s’autodéterminer. Mais que veut-il en réalité ? Au commencement, en immersion dans le « On », le Dasein est limité dans son vouloir. Ses possibilités se limitent à ce qui est « connu », c’est-à-dire à ce qui est partagé par tous dans la quotidienneté. « Le vouloir « rassuré » sous la conduite du « On » ne signifie pas une extinction de l’être pour le pouvoir-être, mais seulement une modification de cet être. »[7] C’est-à-dire que le Dasein va être, en lui-même, sujet à une lutte entre le penchant et l’impulsion. Le premier souhaite à toux prix : conserver la tranquillité acquise. Certes, on rêve d’une vie meilleure, c’est-à-dire plus en adéquation avec ses aspirations profondes. Cette envie présuppose déjà le souci. Mais la préoccupation ne valorise pas ces aspirations là, voire même les condamne, car elles ne sont pas en accord avec ce qui est communément admis et attendu. Dans le contexte de l’analytique existentiale, le penchant exprime alors le refus d’abandonné la douce tranquillité qu’offre le « On ». Alors que l’impulsion exprime le souhait d’avoir cette chose qu’elle désire à tous prix, le penchant en revanche persiste à conserver ses acquis. « La « tendance » du penchant est de se laisser entraîner par ce à quoi il aspire. »[8] Le penchant, – qui n’est autre qu’une modalité du souci –, ne se laisse pas éradiquer, aveuglant même l’impulsion, c’est-à-dire en l’amenant à ne parler autrement que selon l’« aspect » du souci, occultant toutes autres possibilités. Il ne nous paraîtrait donc pas excessif de dire ici, à la suite de Jean Greisch, qu’il y a là une double servitude[9]. Le premier ayant le loisir d’empêcher le souci de « devenir libre » ; le second engageant le souci, c’est-à-dire littéralement l’enchaînant[10]. Ceci établit, cette forme de double servitude n’est toutefois pas irréversible. D’abord parce que le souci, qui est « un phénomène ontologique existential fondamental » (SuZ, (196), veille sur la plurivocité de l’être ; d’autre part, parce que le Dasein, n’étant pas figé dans le réel, peut se projeter et se retourner sur lui-même, se regarder entrain d’agir, s’imaginer, etc. Le Dasein est un homme, c’est-à-dire qu’il est le seul étant dans le monde capable d’échapper au déterminisme biologique, puisqu’il est un composé de sensible et d’intelligible.

 

Or, le souci est le propre de l’homme. Tentons une explication précise : le souci est ce qui veille à l’être et à la liberté humaine. C’est grâce au souci que le Dasein est cet étant qui peut se poser la question de l’étant en se retournant sur l’être. L’explicitation de ce point trouve son témoignage dans une ancienne fable d’Hygin, la 220e. Heidegger ne recourant à aucune justification scientifique, cite simplement une fable[11]. De quoi parle-t-elle ? Tandis qu’il traversait un cours d’eau, le Souci (cura) trouve un limon argileux songeur, qu’il décide de façonner à sa guise. Puis, à l’instant où Jupiter survient, le Souci n’a aucune hésitation à lui réclamer un peu d’esprit pour ce morceau d’argile à peine façonné. Si Jupiter consent à cette demande, il interdit au Souci en revanche, de donner son propre nom à ce petit morceau d’argile. Au cœur de la dispute, la Terre (Tellus) s’interjette dans la querelle, et réclame ce qui lui est dû : ce morceau d’argile ne provient-il pas d’une parcelle de son corps ? On l’appellera donc « Terre ». Personne ne tombant d’accord, on prit Saturne comme arbitre. Et ce dernier, contre toute attente, déclara : « Toi, Jupiter, qui lui as donné l’esprit, tu dois à sa mort recevoir son esprit ; toi, Terre, qui lui as offert le corps, tu dois recevoir son corps. Mais comme c’est le « Souci » qui a le premier formé cet être, alors, tant qu’il vit, que le « Souci » le possède. Comme cependant il y a litige sur son nom, qu’il se nomme homo, puisqu’il est fait d’humus (de terre). »[12] Or, pourquoi devons-nous ainsi prendre en compte cette décision de Saturne ? Nous voyons Heidegger, citant in extenso cette fable, dessiner là une anthropologie qui, a priori, n’étonnera personne : l’homme est corps et esprit. Jusqu’ici difficile de ne pas tomber d’accord. Ce serait presque un truisme. En réalité, Heidegger confirme ainsi qu’il souscrit entièrement à la conception anthropologique traditionnelle définissant l’homme comme animal rationale.

 

Tâchons alors de suivre cette piste : le terme latin cura présente un double sens : celui d’« effort anxieux » et de « soin ». Dans cette structure empirique a priori toujours déjà donnée, le sens même du mot allemand Sorge exprime ici l’unité de l’être homme, à la fois matière corporelle et forme spirituelle qui « présente une articulation structurale » dont l’expression trouve sa place dans « le concept existential de souci[13] ». Si donc l’homme tire son origine fondamentale de la terre, c’est Saturne qui décide de l’être originaire de l’homme : ce sera le temps. Or, à la différence des dieux qui sont immortels, l’homme en revanche, est un être voué à la mort. La portée herméneutique de cette fable nous conduit à ne plus considérer désormais le Souci comme une simple abstraction, mais à le considérer comme ce qui guide l’homme dans sa perfectibilité naturelle ; l’homme est projet, c’est-à-dire qu’il est « en son être libre pour ses possibilités » (SuZ, 196, trad. Martineau) capable de parvenir au bout de ses projets, mené par le Souci. Toutes ses conduites étant ontiquement guidées par le « souci de la vie » et le « dévouement ». Or, par cette condition existentiale de possibilité, on peut désormais mieux saisir pourquoi le Dasein a le souci de comprendre la vie, de lui conférer un sens, dans un mouvement qui va de l’auto-interprétation spontanée de la vie à la conceptualité ontologique.

 

Ceci étant désormais établi, tâchons de reprendre cette idée vue plus haut concernant le Dasein qui serait toujours déjà « hors de soi », auprès du monde. Continuons à partir de cela notre enquête pour établir le rôle du souci dans l’expérience de l’angoisse, la délivrance du Dasein et la révélation de son « être authentique ». 

 

 Il est significatif de constater que l’existence du monde est préalable au Dasein et à son questionnement. « L’être reçoit le sens de la réalité[14]. » Mais c’est le souci qui l’interprète, ce qui signifie clairement que le sens de la réalité est choisit par le souci lui-même, – décidant de ce que veut dire cette réalité résistante. La compréhension du réel n’est pas possible sans le souci. La significativité du monde n’est alors effective qu’à condition qu’un étant soit doué d’une capacité suprême de « compréhension d’être ».

 

Vouloir prouver l’existence du monde serait alors une entreprise vaine, car « le réel n’est jamais dévoilable que sur la base d’un monde déjà découvert[15] ». Inutile désormais de préciser que l’existence du monde ne fait pas question. En soi, c’est le terme même de réalité, à dégager de toute alternative classique, réalisme ou idéalisme, qu’il s’agit de prendre ici en compte. Le caractère phénoménologique de l’expérience de l’angoisse implique la conception heideggérienne de la perception qui, d’une part, comprend une « significativité déficiente », d’autre part, une proposition qui emboite le pas à la résistance du réel. Expérience authentiquement phénoménologique, à la fois conscience (Bewusstsein) et à la conscience de soi (Selbstbewusstein). Il nous faut donc comprendre qu’exister, c’est toujours se préoccuper de cette existence, c’est s’en soucier. Soulignons ici que la notion de compréhension de l’existence est le pivot de la problématique concernant notre analyse. Dans ce souci de l’existence humaine, il nous faut voir se dessiner à l’horizon, le souci de l’être en général, et la responsabilité du Dasein d’assumer son existence en en prenant souci. Tâchons désormais de suivre cette piste.

 

2. Le temps de l’éclaircie

 

Voilà qu’il nous faut à présent aborder le problème de la vérité. Ecoutons Heidegger à ce propos : « Le découvrir est une guise d’être de l’être-au-monde. La préoccupation, qu’elle soit circon-specte, ou même qu’elle a-vise en séjournant, découvre de l’étant intramondain. Celui advient comme ce qui est découvert. Il est « vrai » en un second sens. Est primairement « vrai », c’est-à-dire découvrant, le Dasein. La vérité au second sens ne signifie pas être-découvrant (découverte), mais être-découvert (découverte en ce deuxième sens). »[16] Qu’est-ce à dire ? Le Dasein préoccupé, n’en est pas moins un être découvrant, capable de découvrir l’étant intramondain dans sa vérité propre. Parce que le monde est préalablement découvert, le Dasein se trouve co-originairement dans la vérité et la non-vérité, en tant qu’il est sa propre ouverture. Ce qui veut spécifiquement dire que le Dasein a le choix : l’ouverture étant constituée par l’affection, le comprendre et le parler, il est sa propre ouverture en ce sens qu’il peut aller vers le monde, à la découverte des choses et des autres.

 

On trouve alors l’alternative à laquelle le Dasein doit faire face : il peut se comprendre en fonction de son être le plus propre, c’est précisément l’ouverture authentique, ou se laisser absorber par la non-vérité, c’est-à-dire l’immersion dans le « On ». Mais il est toujours le décideur, en ce sens qu’il est ouvert, parce qu’il est en même temps fermé. De plus, cette quête de soi a un prix. Comprenons : la vérité, c’est-à-dire l’« être découvert », doit être véritablement arraché à l’étant. Placé en permanence à la croisée des chemins, il ne tient qu’au Dasein de décider de la route à prendre.

 

On trouve donc là une modalisation de la vérité : en d’autres termes, le Dasein est libre de choisir entre la vérité originaire de l’existence, ce serait la « vraie vie » ; ou la perte de soi, et l’illusion, ce serait la vie factice, et la fuite dans la refermeture constante. Autrement dit, le Dasein est ouvert à lui-même, c’est-à-dire dans la vérité, et fermé à lui-même, c’est-à-dire dans la non-vérité. Mais il nous faut encore comprendre la vérité comme Aléthéia, c’est-à-dire comme ouverture, ou décèlement – précisément, ce qui est arraché au célement. Ce qui nous amène nécessairement à dire que le problème de la vérité est le propre de l’être. Donc, même immergé dans le « On », le Dasein entend la vérité. Or, veut-il l’entendre ? Telle est la question. Car, il lui faut s’approprier ce qui se dit. Cela appartient à l’être-exprimé de la parole. Heidegger l’exprime d’ailleurs ainsi : « à l’ouverture du Dasein appartient essentiellement la parole. »[17] L’essence originaire du logos implique une appropriation du déploiement de la parole. Or, c’est la parole qui manifeste le dire comme un montrer, c’est-à-dire un faire apparaître. En parlant, le Dasein « ex-prime soi »[18]. Il est certes un intérieur séparé d’un extérieur. Mais il peut à tout instant comprendre son être-au-monde. Et en ce sens, il est déjà dehors. Il s’agit donc de penser la vérité à partir de la non-vérité. Par exemple, un énoncé est vrai quand il découvre l’étant en lui-même, qu’il fait voir l’étant en son être-découvert. Le dire étant chez Heidegger identique au faire-voir. Aussi, peut-on donc en conclure que c’est le langage qui est l’éclaircie de l’être. Bien sûr, il s’agit de retenir la précision de Heidegger : ce dernier nous met en garde, disant que le propre du discours est d’engendrer des énoncés utilisables, c’est-à-dire des énoncés qui font sens séparément de l’éclaircie, et qui peuvent être « repris » et « répétés ». Par exemple, ne prenant plus la peine de vérifier le sens originaire, nous récupérons l’énoncé pour servir ce qui est utilisable : « Sur la base de la préservation de l’être-découvert, l’ex-primé à-portée-de-la-main a en lui-même un rapport à l’étant sur lequel l’ex-primé est à chaque fois un énoncé. »[19] Si l’on trouve dans le langage une injonction d’authenticité, l’homme oublieux de celle-ci se détourne de l’âme du langage lui-même, et le réduit au sens de l’utilisabilité.

 

Et pourtant, ne nous y trompons pas : la vérité sera autant que le Dasein est. Comprenons que le Dasein est à l’origine de la vérité. Et toutes les vérités découvertes sur le monde, par exemple les lois de Newton, ne seront tant que le Dasein sera. La vérité est cette ouverture au monde. Avant Newton, ses lois n’étaient ni vraies ni fausses. Certes, elles précèdent l’homme, mais c’est l’homme qui les découvre. Donc, sans l’homme, pas de vérités en ce monde. Ceci étant dit, il s’agit pour Heidegger de se défaire de la superstition des vérités éternelles. On n’en trouve guère en ce lieu. Il est bien évident, qu’il ne nous faudrait pas chercher une goutte de nihilisme sous la plume de Heidegger, ou la moindre tentative de relativisme en matière de vérité. En réalité, le philosophe allemand entend préciser que l’homme est ouvert au monde, et en ce sens éclairé. Aussi, ne saurait-il être éclairé par un autre étant. Ni Dieu ni raison ne le guide à la vérité. En tant qu’il est dans le là, l’homme est lui-même l’éclaircie.

 

Aussi est-ce par le souci que la vérité est inscrite ontologiquement dans le Dasein. C’est aussi pourquoi le Dasein est toujours en avant de soi-même. Et c’est pourquoi il présuppose nécessairement la vérité. « Être et vérité sont cooriginairement »[20]. De fait, parce que l’Être est, le Dasein partant de la quotidienneté n’est jamais assuré de la totalité de son être, et se doit donc d’être encore et toujours en avant de soi-même, jour après jour. Jamais à cours de possibilités, le Dasein ne pourra se saisir en son entier. En conséquence, la recherche du « Dasein comme totalité » l’amènera à se considérer tel qu’il est : un être-pour-la-mort.

 

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Martin Heidegger chez lui

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[1] Vezin traduit par « l’être-en-deval ».

[2] Le lecteur tentera de le mettre en perspective avec le regard chez Sartre, pour en saisir la supériorité et la profondeur.

[3] SZ, § 41, (191), trad. E. Martineau.

[4] Idem, (192).

[5] SZ, (193), trad. E. Martineau.

[6] Vezin traduit par « Nous-on », ce qui ne permet pas de saisir la neutralité de cet auto-devancement dans le « On ».

[7] SZ, (195), trad. E. Martineau.

[8] Idem.

[9] J. Greisch, op. cit., p. 239.

[10] Cf. SZ, (196).

[11] Il nous faut bien reconnaître ici que l’essor des sciences, et le paradigme du langage scientifique ont largement contribué à falsifier le langage universitaire, y compris en ce qui concerne la philosophie. Or, ce souci de vérité, sous-tendu par un souci de probité dans le langage et l’argumentation techniciens et vérifiables immédiatement par l’expérience, est propre à notre postmodernité, et prend surtout le risque de s’épuiser dans une vérité technique qui occulte toute la dimension sacrée du langage.

[12] SZ, § 42, (198), trad. E. Martineau.

[13] Idem, (200).

[14] Idem, § 43, (201).

[15] Idem, (203).

[16] SZ, § 44, (220), trad. E. Martineau.

[17] SZ, (223), trad. F. Vezin.

[18] Voir précisément le § 34 sur la parole.

[19] SZ, (224), trad. E. Martineau.

[20] SZ, (230), trad. E. Martineau.

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