Noureev, animal et salaud
Je n’ai encore jamais abordé l’histoire d’un danseur ou d’un musicien dans ce blog. J’ai sûrement eu tort, mais c’est ainsi ! Il est même rare que je nomme des Russes, excepté peut-être Dostoïevsky, Tolstoï ou Vassili Grosman, et, exception faite pour Nijinsky, que j’utilise abondamment dans mon œuvre, pour nommer mon retour à New York dans mon journal de thérapie. Mais, une bibliographie monumentale, que les éditions de l’Archipel ont fait paraître récemment, a littéralement changé mes habitudes. La « dite » biographie définitive sortie en librairie, est écrite par Julie Kavanagh, traduite en français par Hélène Crozie, préfacée par Michel Canesi, et s’ajoute à un autre événement, la sortie au cinéma du film de Ralph Fiennes, adapté de ce livre, qui aborde la vie et l’œuvre de Rudolph Noureev, à la disposition de certains mélomanes. Cette recension est d'abord parue dans la revue en ligne Boojum, et elle est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Noureev le plus grand danseur qui m'a intéressé avec Nijinsky, qui avait le don de la beauté, du charme et du sex-appeal. Je l'ai toujours vu avec son aîné comme un monstre d'ambiguïté, un monstre de violence, un envahisseur barbare. J'aime d'ailleurs beaucoup cette phrase du chorégraphe Jérôme Robbins à son propos, ce qui me montre que j'ai toujours préféré et de loin ses défauts à ses qualités et qu'il était royal dans ses excès : « Rudi est un artiste, un animal et un salaud ». De quoi être mortifié !
« Rencontrer un géant marque à jamais. Le plus beau cadeau que la vie puisse faire est d’approcher un être qui vous grandit. »
C’est ainsi, par ces quelques phrases, qui ne sont pas dénués de sens, loin s’en faut, que Michel Canest débute sa préface à cette bibliographie qui explore la vie et le destin prodigieux d’un « seigneur de la danse », d’un dieu vivant de la scène, d’un monstre sacré, mort en 1993, après avoir donné « un cadeau d’adieu » à son public, forcé à quitter la scène, car très affaibli et fatigué, il mourut le 6 janvier à 15h45 après avoir prononcé ces deux derniers mots « Moby Dick ». Noureev est né dans un train, dans un misérable wagon de troisième classe du transsibérien, faisant face au lac Baïkal, en 1938. Naissance d’un géant, d’un des plus grands princes de l’agir-libre, un des plus grands danseurs de tous les temps, « qui a incarné la Liberté en déployant sur scène son immense et magique aura », faisant « tomber les barrières qui séparent le ballet de la danse moderne », n’ayant pas hésité à se jeter aux pieds de la police française pour demander l’asile politique, au nez et à la barbe des agents du KGB.
Julie Kavanagh raconte la misère et la faim dans l’Ouest russe, la relation douloureuse et complexe avec un père presque absent, les dures années de formation à Leningrad considéré trop âgé pour avoir une carrière de danseur, et ses débuts lorsqu’il croise ce professeur de ballet inoubliable, qui deviendra d’ailleurs son mentor, s’appelant Alexandre Pouchkine.
"Noureev" : le ballet que le Bolchoï ne voulait pas voir
Naissance donc d’un homme à part, d’un Russe, d’un artiste de la trempe d’un Gogol ou d’un Chestov en littérature, d’un Stravinsky ou d’un Rubinstein dans la musique classique, ou d’un Grigorovitch dans la danse. Naissance d’un héros, d’un homme à la plus haute destinée, conscient de son génie, à l’arrogance rare, d’une audace hors du commun. Un homme d’une trempe si rare aujourd’hui, que je crois que cela n’existe même plus. Autant dire donc, naissance d’un homme de haut vol, qui méprisait par-dessus tout la médiocrité, le talent ordinaire, et la vie en rase campagne. Un homme des hauteurs gelées comme l’aurait dit Nietzsche, qui avait, pour paraphraser le penseur allemand, père du Zarathoustra, « une hauteur, une ampleur de vue, une profondeur, une connaissance des gouffres de l’âme » lorsque Nietzsche parlait de lui-même.
1 mètre 73, perfectionniste, travailleur acharné, charismatique à ne plus savoir comment l’oublier, « Rudolf n’eut jamais de facilités en technique classique ; il n’avait pas de disposition naturelle pour les “en-dehors” et les proportions de son corps n’étaient pas idéales. Toute sa vie, il regrettera de ne pas avoir les jambes plus longues », écrit Julie Kavanag.
Plus de 25 ans après sa mort, il était temps que l’on s’intéresse de près à ce danseur unique en son genre, qui apprit ce que voulait dire la liberté, et, qui était d’ailleurs aussi libre que ses pieds étaient agiles. On ne peut donc que se réjouir de la sortie de ce livre, certainement plus réussi que le film, car plus fourni en détails, plus rigoureux, plus dense, et moins coincé dans un format de 2 heures et des poussières, enfermant tout de même l’indomptable Tatar dans une absence de liberté qu’il aurait sévèrement réprouvée.
Rudolf Noureev, l'attraction céleste
Julie Kavanagh, Nourrev, une vie, L’Archipel, juin 2019.
En ouverture : Rudolf Noureev (Oleg Ivenko) dans le film de Ralph Fieness, datant de 2019.
À voir aussi :
Rudolf Noureev lors d’une répétition de
La Belle au bois dormant, Palais Garnier, mai 1961