Entretien avec Chahdortt Djavann
L'histoire de cet entretien est assez étonnante. J'ai été fortement marqué par la personnalité de l'auteur, alors qu'elle réalisait une émission avec Thierry Ardisson. J'ai commandé ses livres Bas les voiles !, éd. Gallimard (2003) et de Que pense Allah de l’Europe ? (2004) qui ont été pour moi comme un électrochoc. Lors d'une conférence sur son dernier roman, La muette, éd. Flammarion (2009), j'ai demandé à son attachée de presse à rencontrer cette écrivain controversée, mais celle-ci m'a expliqué qu'elle se méfiait des journalistes. J'ai alors tenté le tout pour le tout, en l'approchant après sa conférence, dans une librairie niçoise, où nous avons réalisé ce court entretien, dans la réserve, à l'abri des regards. Il est paru dans le Magazine des livres, numéro 33, en octobre 2011. Le voici désormais dans l'Ouvroir.
Marc Alpozzo : La Muette (éditions Flammarion, 2008), c’est le titre même de votre roman, vous écrivez sur une dame qui a perdu la parole. Elle a été traumatisée, et ce traumatisme a été transformé en un mutisme : un refus de parler à la fois à partir d’une impossibilité de parler, et parce que parler peut coûter cher. Est-ce le symbole même de la femme musulmane aujourd’hui partout dans le monde ?
Chahdortt Djavann : Il ne faut pas généraliser, mais, pour moi, ce titre est symbolique, c’est pour faire entendre la voix de celles parmi les musulmanes que l’on n’entend pas. Elle refuse de parler, c’est un acte de rébellion aussi, car elle refuse de témoigner contre son père, et ce mutisme lui donne une liberté d’action et d’être qu’elle n’aurait pu avoir si elle parlait. Et par son mutisme, elle s’oppose, elle dit « non » !
Vous parlez d’une femme rebelle, ou plutôt insoumise, et on a, au fond, le sentiment que cette femme est seule. Au même titre que vous, puisque vous refusez, je crois, d’être rapprochée de la moindre branche féministe française. D’ailleurs, diriez-vous que votre action est « féministe » ?
J’ai trois identités, guère plus. Je suis un être humain d’origine homo sapiens ; je suis une femme – et pas toujours d’ailleurs ! – et je suis un écrivain – et pas toujours également ! Ce sont les trois identités sociales que je revendique. Je n’en ai pas d’autres.
Pourquoi n’êtes-vous pas toujours femme ?
Parce que j’estime que nous ne sommes pas toujours un être sexué. Et puis parfois, il y a le côté masculin qui existe en moi. Donc, je ne suis pas toujours « femme » comme le regard social voudrait que je sois « femme »… On est un être sexué, mais pas toujours !
Vous êtes en train de dire que la société, et pas seulement « islamiste », voudrait vous stigmatiser dans une identité unique, sexuée.
Ce que je dis est d’ordre plutôt psychanalytique. L’identité sexuelle est un destin dit Freud. Sauf qu’il se trouve que, lorsque j’écris, je ne suis parfois ni femme ni homme, pas forcément avec ce livre, mais, dans les essais, par exemple A mon corps défendant, l’Occident : c’est un être humain qui pense, et j’y oublie mon identité sexuelle. Toutes les identités sociales ou culturelles que l’on voudrait me coller à la peau, je n’en veux pas. Certes, je suis iranienne par certains penchants culturels, mais je suis également française lorsque je lis Rimbaud, Verlaine, ou Montesquieu, ou tout simplement lorsque j’écris, puisque j’écris en français. Je suis donc l’une et l’autre, et ni l’une ni l’autre…
Dans la forme de la lettre, dans la forme de la missive envoyée comme cela, par on ne sait quel secret au départ, il y a là un procédé qui se retrouve dans la littérature française, que ce soit Madame de Sévigné, Les lettres persanes, vous êtes tout de même marquée par cette culture française.
Ça n’est pas seulement français, c’est une tradition, un héritage littéraire. Et dans ce roman, c’est un peu plus compliqué, dans le sens où il y a un gardien qui intervient, un journaliste, un traducteur. J’ai choisi cette forme-là pour donner plus de crédibilité à cette fiction, certes une pure fiction, mais qui est basée tout de même sur des histoires vraies qui pourraient ressembler à celle de la nièce, ou de la muette, car il y a des pendaisons d’adolescentes en Iran, il y a des femmes lapidées. C’est une fiction basée sur la réalité, mais, là encore, non pas celle de LA femme musulmane, mais DE femmes musulmanes.
Votre but est de parler systématiquement à partir du réel. Vous essayez de porter un témoignage, mais vous n’êtes pas seulement un témoin, vous êtes également un penseur de cette réalité que vous rapportez.
C’est le travail d’un écrivain. Pourquoi continuons-nous d’écrire encore ? On pourrait dire que tout a été dit, dans la littérature, dans la philosophie, etc. Écrire, c’est subjectiver une perception de la réalité. Cela peut passer par l’essai comme par la fiction. Or, la vision que j’ai des choses, tantôt je l’exprime à travers des essais, tantôt à travers des fictions. Parfois je choisis une écriture de démonstration, analytique, parfois, ce sont des recherches littéraires : trouver le ton juste, la voix juste, pour créer un monde et des personnages.
Vous parliez du destin à l’instant. Or, cette notion est récurrente dans ce roman. De quel type de destin parlez-vous ? Celui de la femme en Iran ?
Je parle d’un destin tel que celui des tragédies raciniennes. Où le destin est défini…
Oui, bien sûr, chaque rôle est réparti d’une nécessité. Mais là, le destin de la femme est défini à partir d’une idéologie, non ?
On ne peut pas tout mettre sur le dos de l’idéologie, car l’amour de la muette pour l’oncle est passionnel, racinien, ou l’amour de la nièce pour son gardien à la fin : là, il n’y a aucune idéologie.
Mais on est aussi en plein islam. Et même si ce mot n’apparaît pas en tant que tel dans ce roman, il est au centre même de cette tragédie.
Oui, en effet, il y a le dogme religieux. Mais pour moi, ce que je ressens de plus fort dans ce roman, c’est la liberté de la muette et la liberté de la nièce. C’est une histoire d’amour tragique dans une société avec bien sûr des conditions données. C’est donc l’histoire des destins conditionnés par la pauvreté et les dogmes religieux.
Que vous disséquez par ailleurs dans vos deux premiers essais[1] qui sont, à mon sens, fondateurs de votre œuvre. Vous dénoncez par exemple le travail de la sémantique par les islamistes, travail très pernicieux de manipulation de l’étymologie et du sens, et un travail à partir du corps de la femme. Vous fondez toute votre analyse à partir du corps que l’on objective et réduit par l’obligation du port du voile.
En effet. Mais dans ce roman, j’y ai ajouté toute la part symbolique qui manquait peut-être à mes essais. Par exemple, la scène qui se passe dans la neige[2], la pureté de la neige, le froid de la glace et toute la chaleur érotique. Certes, je suis un écrivain engagé, qui témoigne de son époque. Mais j’essaie tout de même de faire autre chose que cela. Si je m’en tenais à cela, ce ne serait pas si efficace. Ce roman, c’est bien plus efficace qu’un essai, car c’est moins intellectuel, moins démonstratif. À travers de telles histoires individuelles, tragiques, brûlantes, on peut inspirer, réveiller chez les gens un sentiment de révolte. Je refuse d’être catalogué. Je conjugue le roman et l’essai, mais je tiens à dire que j’écris dans deux domaines bien différents qui ne correspondent pas au même travail intellectuel, psychique, corporel. Par exemple, pour La muette, je me suis enfermée à double tour chez moi, durant trois semaines, sans ouvrir la porte, pour ressentir l’enfermement. Le monde n’existait plus. Tandis que lorsque j’écrivais À mon corps défendant l’Occident, je dépouillais les journaux, je repérais les bêtises dites à propos de ceci ou de cela. Bref, ce sont deux exercices bien différents.
Oui, vous faites ce que faisait Molière avec son Tartuffe par exemple, ou vous dites ce que Spinoza écrivait dans son TTP[3], à savoir, vous dîtes clairement que la « morale islamiste » est une morale de l’obéissance fondée sur la peur du châtiment.
Oui, c’est vrai, même si je ne sais pas ce que veut dire « islamiste ». C’est un terme franco-français. Pour moi, « islamiste » ou « islamique », c’est la même chose.
Médiatiquement parlant, on vous connaît pour vos prises de positions franches et claires à propos du port du voile, et d’un Islam de combat qui s’infiltrerait sournoisement en Europe. Vous avez vous-même portée le voile durant quinze ans, puis entamée une psychanalyse et repris des études d’anthropologie à votre arrivée en France. Est-ce que l’écriture de ces ouvrages est, pour vous, la continuation de cette psychanalyse par exemple, ou écrivez-vous parce que, tel que vous le dîtes dans Bas les voiles ! vous êtes née « révoltée » ?
C’est vrai que révoltée, je le suis, mais on peut l’être sans écrire une ligne. En fait, j’écris par nécessité, et d’ailleurs j’écris beaucoup plus que je ne publie. C’est vraiment une maladie : trop-plein absolu, manque absolu, et nécessité absolue.
Et, je n’écris que sur des sujets que j’essaie de maîtriser vraiment.
Vous diriez-vous à l’instar d’un Céline que vous êtes « chroniqueur », c’est-à-dire que vous n’écrivez que sur des choses qui existent et qui pourraient vous mettre en danger d’en parler ?
Non. Je me dis seulement écrivain et nullement chroniqueur. Il m’est arrivé de prendre la parole sur un sujet bien précis ou de m’exprimer dans des journaux qui ont bien voulu de mes articles, mais je le fais en tant qu’écrivain engagé, sans être politiquement ni de droite ni de gauche.
Vous vous dites également écrivain athée ?
Dieu, qu’il existe ou pas, c’est le cadet de mes soucis, et en plus, je ne suis croyante que dans le sens où je crois qu’il n’existe pas. Cette fameuse phrase, dont j’ai oublié l’auteur, me convient parfaitement : « Seul Dieu, n’existe pas.»
Et je dis toujours, Dieu merci, je ne suis même pas athée, ce qui n’empêche pas d’évoquer pour un oui ou un non le nom de Dieu : après tout, le mot existe et il est bien utile dans certaines circonstances.
Paru dans le Magazine des livres, n°33, Oct-Nov 2011.
Commentaires
J'avais écrit cela en 2004 :
"Bas les voiles" est un témoignage d'une romancière iranienne vivant à Paris pour qui la question du voile ne rélève pas seulement du débat sur la laïcité mais de celui des "droits de l'homme". Je l'ai ressenti comme un cri de protestation. L'auteure considère qu'il s'agit de discrimination ; ce n'est pas seulement un signe religieux mais un asservissement. Elle refuse que les jeunes filles mineures (précision très importante) soient voilées car cela brime leur identité féminine...
Elle précise que les jeunes femmes adultes qui portent le voile, cela les regarde. Elle déclare même : "Elles sont adultes, elles peuvent même enfouir leur corps dans une couverture de laine par une chaleur de 35°. Si ça les fait jouir, c'est leur affaire. Mais dès qu'il s'agit d'enfants [...], qu'on prétend endoctriner et éduquer à l'aliénation en imposant à leur corps la marque sexuée de leur dépendance, je dis : Non ! Halte ! Atteinte aux droits de l'homme".
Mais les femmes voilées ont été des petites filles endoctrinées ! les droits de l'homme ne sont pas là que pour les enfants : on ne peut pas *choisir* d'être sous une couverture à 35°, il faut, pour avoir l'impression de "choisir", avoir été persuadée de le faire depuis l'enfance.
"Elle précise que les jeunes femmes adultes qui portent le voile, cela les regarde". Cela me regarde aussi, cela regarde toutes les femmes, et tous les humains.
Ce point de vue, je le partage, bien évidemment...
Merci pour cet entretien très enrichissant. J'aime beaucoup le travail de Chahdortt Djavann
On dirait du Paul & Virginie !! Enfin, je le lirais...
- … vous dîtes clairement que la « morale islamiste » est une morale de l’obéissance fondée sur la peur du châtiment.
- Oui, c’est vrai, même si je ne sais pas ce que veut dire « islamiste ». C’est un terme franco-français. Pour moi, « islamiste » ou « islamique » c’est la même chose.