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Jim Harrison, « La recherche de l’authentique », cette si fragile façon d’exister

Ça fait cinq ans que Big Jim nous a quitté. Cinq ans que nous nous sentons orphelins. Pour nous consoler sûrement, les éditions J'ai lu font paraître un dernier texte, last but not least, traduit et préfacé par Brice Matthieussent, qui écrit «  je crois que Jim manque à tous ceux qui, de près ou de loin, l'ont connu ». Comment ne pas abonder dans son sens ? Cette recension est parue dans Boojum. La voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.

harrison.jpegNotre génération porte en elle une malchance intrinsèque : elle est arrivée après la bataille. Elle est arrivée après la mort d’Hemingway, de Faulkner, de Steinbeck, de Kerouac, elle a manqué de peu Henry Miller (décédé en 1980), a été si peu de temps le contemporain de Tennessee Williams, de Charles Bukowski, a vu Elia Kazan, Philip Roth, Jim Harrison disparaître. Notre génération a été le témoin de la disparition d’une autre génération, celle de ses ainés, d’authentiques écrivains, et qui formaient cette excellente littérature américaine, qui nous ont laissé en deuil jusqu’à la fin de nos propres vies, jamais remplacés, malgré nos espoirs de jeunesse, sinon par une monnaie de singe, une littérature de masse, divertissante, asthénique, insipide, futile, vidée de toute substance. Nous sommes restés solitaires, avec notre douleur...

 

Né en 1937, dans le Michigan, Jim Harrison a été l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont les flamboyants A Good Day to Die (1973), Legends of the Fall (1979), Warlock (1981), Dalva (1988), etc. Après une vie bien remplie, le vieux saltimbanque de la littérature (voir à ce propos ses mémoires Off to the Side (2002) est mort dans sa maison de Patagonia, en Arizona, le 26 mars 2016. C’est toute la littérature mondiale qui fut orpheline, le siècle commençait à peine, et l’on voyait toutes ces figures du lyrisme contemporain disparaître avec lui, cette écriture qui mordait sec, qui ne transigeait jamais, on a vu partir un écrivain authentique, avec une œuvre rabelaisienne qui ne cachait rien de ses passions, de ses détresses, de ses fragilités, une écriture et une œuvre à taille humaine, forcément plus grande que son auteur, qui nous débordait, nous dépassait, nous permutait. Dans ce jaillissement d’intelligence, l’écrivain américain laissa derrière lui des textes écrits pour divers journaux et magazines, publiés durant les cinquante dernières années avant son décès. Son éditeur en a fait un recueil, judicieusement intitulé The Search of the Genuine, traduit littéralement en français par Brice Matthieusent par le titre La recherche de l’authentique.

 

Ce recueil d’articles commence par un texte « Pourquoi j’écris », une question qui plonge l’auteur dans un « abime de perplexité » tant il est difficile d’y répondre, surtout lorsqu’on écrit parce qu’on a du mal à vivre, à bien vivre, à assumer la délicate question de l’existence. Rien à voir avec la littérature fade et inauthentique de notre époque, militante et peu inventive. Or, que doit faire un écrivain, sinon dévorer le monde. N’est-il pas à la fois une vallée de larmes et un torrent qui bondit, ce chêne qu’on abat au milieu de la forêt et cette lumière dans la nuit étoilée du désert ; n’est-ce pas ce « chien dans un jeu de quilles » (p. 105-112) qui plaide pour sa propre cause ? Que peut-on dire d’autres des écrivains ? Peut-être que Jim Harrison a tout résumé dans ces quelques mots :

 

« Les écrivains sont de simples chèvres qui doivent voir le monde où nous vivons sans l’avoir jamais découvert. J’écris pour continuer de devenir une rivière ne figurant sur aucune carte. Cette rivière me va comme ma peau. »

 

Dois-je répéter combien cette époque est niaise ? Non, je ne pense pas. Contre tous les fantasmes à courte-vue, les prises de position de plus en plus lunaires, vous pouvez vous replonger dans ces articles très cohérents, et qui ne varient pas beaucoup de ce grand écrivain américain, balayant les cinquante dernières années de notre monde, aujourd’hui largement englouti. Cet ouvrage est divisé en quatre parties : la première est un hommage à la littérature, à l’amour et à l’esprit, et la deuxième à la chasse, la troisième au sport, et la dernière aux lieux sacrés. Si vous pensez le monde sous la forme d’une idée simplement, ce livre n’est pas pour vous. Si vous habitez ce monde physiquement, intellectuelle, et que vous évitez de réduire la complexité de votre monde à vos niaiseries, et vos dénis, ce livre est pour vous. Jim Harrison est sûrement ce que certains appelleraient le mâle blanc dominant de plus de cinquante ans. C’est le contraire de l’homme déconstruit, le contraire des niaiseries que l’on entend dans notre époque déboussolée. Il vous parle de petites culottes, de la pêche, de la chasse, de son pick-up brun, le 4 x 4 GMC Sierra qui est « un vrai montre », écrivant sans nulle remords, « je désirais être une personne normale, réelle, qui conduit un gros pick-up, d’autant que j’avais renoncé à l’image du « macho » pour cultiver celle du type gentil, sans histoire ». Il nous parle bien évidemment du Michigan, du voyage, écrivant, « la marche redonne au monde sa vraie dimension et une seule heure de promenade dans une parcelle boisée de quarante arpents est en mesure de dissiper la pire crise de claustrophobie ». Il raconte sa vie à la frontière, en dénonçant les xénophobies, nous racontant les « épreuves terribles, dramatiques, qui constituent le vécu des migrants ». Jim Harrison a mille expériences dans sa besace à narrer.

 

« J’ai ressenti quelque chose de sombrement comique le jour où l’on m’a demandé de quitter un club de strip-tease parce que j’étais indien (ce que je ne suis pas). Ce fut moins comique quand, après un accident de voiture sans gravité, les urgentistes s’occupèrent de mon épouse, mais se désintéressèrent des petits éclats de verre fichés dans mon menton et sur mon cuir chevelu. »

 

Abordant des écrivains damnés comme Charles Bukowski, des écrivains sportifs comme Peter Matthiessen, le philosophe du lac Walden Thoreau, l’écrivain de la colère ouvrière comme Steinbeck, la beat generation, et toutes les grandes figures de la littérature qu’il a connues, cet écrivain « assis partout » nous raconte l’Amérique, celle de la deuxième moitié du vingtième siècle, celle dans laquelle Big Jim a vécu, celle qu’il a parcourue, celle qu’il a connue. Ses textes sont autant d’indignations enflammées, d’exercices d’admiration, de méditations sur la mort, la disparition, sur la sagesse, l’écriture, le métier d’écrivain, la bourlingue, la cruauté des hommes, la place des exclus dans ce monde, etc. Des pages mémorables de son enfance aux parties de pêche, de Steinbeck à Bukowski, Jim nous parle de lui, de son temps, livrant un autoportrait en grand, et nous confessant sa peur de voir les États-Unis devenir un « Disneyland fasciste » à ciel ouvert.

 

Entre ciel et terre, on peut dire de ce livre qu’il cherche une place dans ce monde pour vivre, apprendre à vivre, à trouver le bonheur, cherchant « un bon endroit pour mourir », or comment ne pas rater sa cible si l’on n’est pas un minimum authentique ? si l’on ne vit pas en recherchant l’authentique ?

 

Cela fait déjà cinq ans que Big Jim nous a quittés. Mais on ne dira jamais assez combien il nous manque. Ce dernier ouvrage de lui, comme un dernier salut depuis l’éternité, et un peu comme « ces rivières bien-aimées », qu’il a foulées dans le Michigan pour pêcher, et qu’il a sûrement entendues, comme il le prédisait, sur son lit de mort.

 

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Jim Harrison (1938-2016)

 

Jim Harrison, La recherche de l’authentique, J’ai lu, octobre 2022.

Commentaires

  • Un grand homme assurément. Travailleur infatigable de lui-même. Le nombre de ses admirateurs montre que la "génération" actuelle n'est pas si perdue que vous aimez à le dire.

  • Très Grand écrivain américain actuel !

  • J'ai eu la chance de le rencontrer une fois...

  • Je me suis délecté en lisant "Chien brun ".

  • " les États-Unis un Disney Land fasciste à ciel ouvert " dans lequel on fait mumuse avec la vie en jeux virtuels,

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