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J’ai vu Dantec tomber comme l’éclair, À propos de Grande Jonction

J'ai lu Grande Jonction de Maurice G. Dantec, à sa sortie. Faute de changer la donne avec le précédent, Cosmos incorporated, il est venu, me semble-t-il, l’empirer. Mon analyse ici, écrite à chaud, après la lecture (déçue) de ce sixième roman de l'auteur, a pour objectif de comprendre les impasses et les échecs d'un écrivain de premier plan de ce début du nouveau siècle. Cette recension est parue dans le numéro 14, de la Presse Littéraire, de mars 2008. Elle est désormais accessible dans l'Ouvroir, où je fais le point.

 

maurice g dantec, günther anders, gilles deleuze, Adorno,Georges Steiner, Duns Scott, le Christ, Nietzsche, louis-ferdinand céline, hegel, Léon Bloy, saint thomas d'aquin, Ernest Hello, joseph de maistre, punk-anarcho-réactionnaire, Petit mise au point qui pourrait se vouloir un préliminaire : Maurice G. Dantec, avec ce nouvel ouvrage, est revenu au roman. Celui qu’il avait eu montre de délaisser avec la dernière partie du somptueux Villa vortex, hélas ratée, et le très indigeste Cosmos incorporated, si l’on tentait, par je ne sais quel tour de force, de considérer ce magma informe, cette irradiation techno-mystique comme une fiction.

 

Maurice G. Dantec : écrivain rock, écrivain culte, cyber-auteur, romancier de destruction massive, fou délirant, chrétien déviant, punk-anarcho-réactionnaire, bref tous ces adjectifs lui collent très bien à la peau, tous les sobriquets semblent bons pour étiqueter une plume de toute première catégorie. Tout semble faire mouche pour cataloguer un écrivain qui, à la mesure de ses maîtres, Duns Scott, Saint Thomas d’Aquin, Frédéric Nietzsche, Ernest Hello, Joseph de Maistre, Léon Bloy, pense et dialectise avec le monde et ses éléments. Bien, ceci est dit...


En 1993, il avait publié La sirène rouge, en 1996, Les racines du mal, en 2000, Le théâtre des opérations, 2003, Villa vortex. Puis, Dantec s’est mis à être de plus en plus seul. Cette solitude, il la doit à une exigence de fer, des textes de plus en plus hermétiques, opaques, trop souvent en ce qui concerne les derniers, et il faut bien le dire, creux.


À lire ce roman de 775 pages, on ne peut se dire qu’une chose, c'est que nous sommes arrivés à un terme, ou à la fin d’un cycle. La conclusion presque liquidée d’une partie qui semble, d’ors et déjà, perdue. Et, dans le maelström d’une écriture bouillonnante, christique, infernale, on retrouve toute la logorrhée pompière et trop souvent pompeuse d’un écrivain qui n’accepte plus le seul jeu du récit, récit romanesque, s'enfermant souvent, bien trop souvent dans le méta-récit, une réflexion à rebours dans le cœur même des textes des pères de l’église. Le souffle y est. L’œuvre est transcendée. Hallucinée. Et puis gâtée, ratée. C’est en 1996, j’atteste, j’y étais, que les lecteurs subissent pour la première fois la nausée. Cette nausée, c’est la nausée des guerres, des kilos et kilos de tripes, des morceaux de viande humaine qui partent en fumée. C’est la nausée des camps de la mort. C’est la nausée des meurtres en série, et des sociétés post-industrielles. Cette nausée, nous en vivons les derniers assauts avec Grande Jonction, nous en vivons les assauts avec stupeur, et jusqu’à l’évanouissement.


C’est vrai qu’il n’est plus très facile aujourd’hui d’écrire sur la littérature. Sa mort annoncée au commencement du vingtième siècle avec L.-F. Céline, interdit à tout écrivain désormais de concilier le roman avec le destin du monde. Le vrai est le tout, disait Hegel. Il semble que dans les décombres d’un siècle qui s’annonce, le tout soit le vrai : TOUT comme tout et n’importe quoi. Dantec a compris depuis bien longtemps ce signe des temps. Grande Jonction, comme le précédent, est cette tentative de remédier à la gangrène littéraire. Le vide, presque abyssal, qui inonde les devantures des librairies, ces lieux désormais mortifères pour la vraie littérature, toute cette agitation, ce bruit et cette fureur, lors des rentrées littéraires, et autour des prix dits littéraires, montre bien que Dantec a raison de vouloir en dynamiter les excès, perdus au fond même de leur existence, par une prose traversée de fulgurances et de néant. Et pourtant Dantec est mort, lui aussi. À l’image du vide de la pensée (morte celle-ci) qu'il prétend dénoncer. Il est le premier écrivain de l'après-mort de la littérature, et son premier échec est de tenter sans réussir à la ressusciter. L'âme de la littérature est éteinte dans les décombres du vingtième siècle, ce siècle de la mort de Dieu et de la mort de masse... 

 

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Maurice G. Dantec (1999)


Suite à une lecture effrénée de Nietzsche, - qui prétendrait que cela ne sonne pas comme un paradoxe ? -, il suffit de relire le philologue allemand pour comprendre combien il était aliéné au message du Christ, Dantec s’est tourné vers la lumière du christianisme. Et Dantec s’est éteint à ce moment-là. Car Dantec ne peut être ce nouvel homme. Certes, il peut bien disserter à la suite de Duns Scott. Il est tout à fait en droit de tenter d’en découdre avec le conflit entre l’Un et le Multiple, mais je le dis solennellement ici, le vide de notre postmodernité, il le remplit plus qu'il ne le résorbe, ou plutôt, il l’aggrave par son propre vide personnel, et c'est pourquoi, Dantec ne peut être que cet homme de l’après-Dieu.


La fin du Grand-écrivain est concomitante à la fin de la Grande-littérature. Sa fin tragique en appelle à des « recommencements » quasi-nauséabonds aujourd'hui. L’écrivain dans ce pays ne peut plus écrire de littérature. Je parle de vraie littérature. L’esprit romanesque n’a plus ce pouvoir ni cette force. Il nous faut donc biaiser. Explorer de nouveaux chemins. Sombrer dans de nouveaux abysses. Exploiter des formes transgressives. Les formes des « sous-genres ». En ce sens, Dantec a bien compris les nouveaux enjeux. Le polar technologique et le roman de science-fiction sont le matériau propre à sa prose-monde. S’il était mort après la parution de Villa vortex, on aurait seulement parlé de l’implacable génie d’un écrivain qui avait arraché à son ombre, le Grand hiver d’un monde qui a peur du mal irréversible qu’il a lui-même fabriqué et qui l’engloutit progressivement dans un néant inéluctable. Mais il est toujours vivant, et la suite est tout de même moins glorieuse...

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Maurice G. Dantec dans les années 2000
© ANDERSEN ULF/SIPA


Car, bien sûr, de polar ou de SF, il n’y a que prétexte. Et Grande Jonction est ce prétexte. Le travail de Dantec est un travail sur le logos, le langage, langage des machines et de l’être, et de Dieu. Dieu-homme. Dieu-machine. Machines-dieux. Le langage des machines, ce sont les nombres. La bête est un nombre. Mais Dieu n’est pas un nombre. Dieu est verbe. Ce sera tout le combat donc de Dieu et de la bête. Car le Mal est au centre des machines. À moins qu’il ne soit au centre de l’« empire humain ». Empire qui sombre au sein d’un nouvel empire : celui des machines. Grande Jonction est donc ce moment de jonction entre le chemin vers Dieu, et l’arraisonnement de l’empire humain par l’antéchrist, avec au centre, le verbe. Le Verbe de Dieu. Le Dieu du verbe. Et Dieu, le Verbe. Au commencement donc était le verbe. Plus précisément, la Raison.


C'est donc là que je souhaitais en venir, c'est-à-dire à l'essentiel de ce qui est l'échec même de ce roman. Le verbe, cette incarnation incandescente, au centre même de la prose de Dantec, atténue, atomise le style. Les qualités romanesques de ce roman-monstre déclinent à mesure qu’un épais brouillard de dialectique pseudo-métaphysico-mystique s’empare de la narration qui, au fil de la plume de l’écrivain, semble se faire prétexte. Prétexte d’un roman pour continuer ce qui fut commencé avec le précédent : la conversion christique de Dantec. Le monde qu’il nous décrit, paysages d’apocalypse et de désolation, est un monde saisissant, réaliste, qu’on aurait tort de rejeter, ou de croire abstrait. C’est le nôtre. Les métamorphoses du langage, et les lumières théologiques sont la force même du récit, qui est justement le grand travail de déconstruction de ce monde, où la dépravation d’une époque se mêle à la fin des temps et au temps de la fin. Gunther Anders en a magnifiquement parlé dans un petit ouvrage intitulé précisément : Le temps de la fin. Imprégné de la lecture d'Anders, Deleuze, Adorno, Steiner, la réflexion de Dantec est alors une formidable méta-critique ontologique de la machinerie et de la fin de l’homme. Et Grande Jonction continue d’explorer le monde des machines, la problématique de l’Un, la question du corps et de l’âme, de l’individu et de l’infini, du verbe et de l’être, de l’être comme verbe.


Cependant, est-ce que cela suffit à faire de ce roman un grand roman ? On a l'impression que Dantec ne s’intéresse plus à la trame du récit ; il s’intéresse essentiellement à la pensée. Et parce qu’il s’intéresse à la pensée, il délaisse le roman, et c'est par là même que ce roman, qui se voulait une lecture de la Sainte-Trinité, est un échec. Il est par là pathétique, tout le temps à tourbillonner entre le Bien et le Mal, son encre bouillonnante, sans jamais trouver le fil d'Ariane. Certes, cette écriture cherche les hauteurs vertigineuses, se trouve un souci des détails lorsqu’elle décrit notre monde dans son délire techno-scientiste, véritable prétexte à une fine lecture de l'auteur au microscope électronique du monde-machine dans lequel nous vivons désormais. Son écriture réinvente le terrorisme « électronique » dans des assonances nouvelles. Mais sa langue est en déperdition. On n’y trouve guère de grandeur. Les digressions, trop nombreuses, cassent trop souvent le rythme du texte. Et on perd l’intérêt romanesque, quand on ne se perd pas tout court…


Nous sommes envahis, rongés par cette vocation gangrénée, littéralement meurtrière, du génie romanesque de l’écrivain américain de langue française (comme il aime à se désigner). À peine crevée, la fragile écorce du récit se brise sur les récifs d'un ouvrage hybride, certes somptueux et chaotique, vertigineusement éloquent, mais faute d'une maturité achevée, sûrement sur le plan philosophique et théologique, ce roman est abyssalement déroutant, car ses démonstrations sont trop souvent creuses.


Dantec est mort comme il aura débuté, scellé dans le grand destin post-littéraire de la post-littérature. Avec ses derniers textes, nous avançons hélas trop souvent dans le vide d'une pensée qui manque de substance, et surtout, parce qu'il n’est pas facile de s'inscrire dans les pas de l’auteur. Marche-t-il trop vite ? S’égare-t-il pour mieux se retrouver ? Dantec se perd dans la glose. Et sa littérature, qui prétend appréhender par la pensée dialectique le destin du monde, s’égare dans son propre destin brisé.

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Maurice G. Dantec (1959-2016)

 

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Maurice G. Dantec, Grande Jonction, Albin Michel, 2006, (Livre de poche, 2008).

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