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Les inédits de Louis-Ferdinand Céline, « Londres », ces pages posthumes

Voici donc la parution, six mois après le premier inédit de Céline, Guerre, du deuxième roman que l’on a retrouvé parmi les manuscrits disparus pendant la Libération, et conservés par Jean-Pierre Thibaudat, puis remis par le journaliste aux ayants droit de l’écrivain, en 2021, celui-ci faisant suite à l’immense succès de librairie que fut le précédent, avec près de 180 000 exemplaires vendus. Cette recension est parue dans Livr'arbitres, livraison n°40. Elle est désormais en accès libre dans l’Ouvroir.

londres.jpegLe lecteur ne sera pas étonné d’apprendre que le premier inédit de Céline, publié par Gallimard au printemps dernier, a fait place à toute une glose sur le scandale de cette publication, à la fois parce qu’elle ne tient pas compte des variantes, qu’elle n’établit aucun apparat critique, qu’elle n’utilise pas la transcription de Jean-Pierre Thibaudat, etc., selon les dires de deux universitaires. On a également accusé l’éditeur du roman inédit d’avoir choisi un titre fort douteux, « Guerre », puisque ce dernier est « absent du manuscrit », et que ces pages, de par leur nature scandaleuse, restées à l’état de brouillon, puisque retranchées du Voyage au bout de la nuit, auraient dû trouver « leur place dans l’édition complète du dossier génétique du Voyage », ne pouvant en aucun cas, « faire l’objet d’une édition autonome[1] ». Ça aura été suffisant, en tout cas, pour que les Inrockuptibles, et Le Monde fassent leurs choux gras de ces deux publications, qui évidemment dérangent cette nouvelle bien-pensance qui n’a rien à envier à la bien-pensance des époques précédentes. Décidément, même mort, Céline affole encore, toujours, à la folie !

 

Ce que l’on peut évidemment accorder à Pierluigi Pellini, qui est professeur à l’université de Sienne, et spécialiste du roman français des XIXe et XXe siècles, ainsi qu’à Giulia Mela, doctorante à l’université de Sienne et à la Sorbonne-Nouvelle, et qui travaille sur Zola et Céline, c’est que le roman Guerre n’est rien d’autre qu’un fragment du Voyage au bout de la nuit, un texte nullement à part, mais plutôt un voyage dans le Voyage, Pierluigi Pellini préférant parler, lui, d’une fabrication, d’un « assemblage de morceaux de manuscrits[2] ».

 

Londres est pourtant la suite de Guerre, et peut se lire ainsi. Dès les premières lignes, « Au début qu’on est arrivés à Londres je la voyais presque pas l’Angèle. Si elle est venue me dire bonjour deux ou trois fois et que je l’enfile le premier mois c’est tout », nous sommes aussitôt plongés dans les milieux interlopes londoniens, alors que la guerre fait rage ailleurs, mais nullement là où se trouve le narrateur, alors démobilisé, parce que blessé de guerre. On n’est pas tout à fait sûr de la date. Est-ce le printemps 1916, comme l’avance Régis Tettamanzi dans la préface à cette édition ? Avec Céline, la chronologie est d’emblée brouillée, puisqu’il est arrivé en réalité à Londres, en mai 1915. Et qu’il a pris soin de raturé son année de naissance, 1894, pour la remplacer par 93, ce qui montre combien Céline est attentionné, dans ce texte, à distinguer l’auteur du narrateur. Mais bref, continuons. Ce nouveau roman est divisé en trois parties, et il est augmenté, comme le précédent, d’un glossaire, dans lequel on retrouve des mots d’argots de l’époque, traduits dans un français moderne. C’est ainsi que vous apprendrez que baba veut dire étonné, bicot, Arabe ou Nord-Africain, biffeton, billet de banque, bobine, tête, visage, physionomie, boustifaille, nourriture, boxon, bordel, charrier, se moquer de quelqu’un, etc. Autant dire, que cette liste dans laquelle on trouve un argot ancien, est certainement placée là à l’attention des générations futures, n’ayant plus du tout l’usage de ces mots argotiques encore proches de nous. Vous y trouverez aussi une préface, et une postface qui resitue Londres dans l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline. Et, comme le précédent, Londres est un manuscrit non relu, ni corrigé par l’auteur, et donc livré dans sa forme première. Or, l’on sait combien les romans de Céline furent biffés, corrigés, réécrits. Il ne comptait pas son temps, et réécrivait ses textes jusqu’à la perfection. C’est donc un roman sorti à l’état brut, un manuscrit volumineux, plus d’un millier de pages, sur les 5 324 feuillets disparus en 1944.

 

Avec ce deuxième inédit, nous sommes d’emblée plongés dans le milieu interlope, et la prostitution à Londres, si loin des champs de bataille de Guerre. Le ton est plutôt survolté, moins sobre, et le style petite racaille donne le ton. On retrouve la petite bande de Guignol’s band, publié en 1944, nageant en plein proxénétisme, avec ses règles strictes, ses marles, les filles, la loi du milieu. Bref, on retrouve la nouvelle vie, du héros Ferdinand de Guerre, mais cette fois, en plein dans un monde sans héros. Redevenu une sorte de va-nu-pieds, de petit homme sans domicile fixe, le narrateur vit dans la semi-clandestinité, il trime. On suit ses pérégrinations, son style se construit déjà, mais on est encore à mille lieux des points de suspension et des points d’exclamation, qui feront le sel des deux tomes de Guignol’s band. On est donc encore loin de sa furie, celle qui arrose la mort et met en branle la grande farandole.

 

« Faut pas s’attendrir. À l’époque dans le milieu on était encore plein de la rouflaquette bien gommée, la cravate facilement rouge, la moustache Max Linder et le melon grisonnant qui fait si bien aux courses. Ainsi penché sur notre Leicester Street, Cantaloup jetait des shillings entiers aux petits musiciens pour qu’ils en mettent davantage au barbarie, que les passants n’entendent pas le bruit humain qui venait de chez nous, le tabassage, et lèvent pas la tête. Ils le connaissaient bien aussi les petits musiciens Cantaloup. Ils le saluaient même par son nom, et le renseignaient quand il le fallait sur des choses ayant trait au tapin et qu’il me racontait pas toutes. »

 

On ne va pas se mentir, Londres est un roman très sombre, où tout le monde essaie d’échapper à la police londonienne. Et Ferdinand, au beau milieu de cette nuée de loquedus, mélangé à ces misérables, se laisse porter, jusqu’à ce qu’il prenne bientôt la place du meneur, retrouvé mort. Quel âge a alors l’alter ego de Louis-Ferdinand Céline dans ce roman ? Il nous répond au chapitre IV, vingt ans. Mais a déjà beaucoup « vécu en somme. »

 

« J’aurais été encore plus jeune si j’avais pas eu mon oreille et ma tête qui me torturaient tant. »

 

Et puis, comme d’habitude chez Céline, il y a l’amour. Un amour qui fleurit dans « une brutale naissance de cuisse bien pulpeuse, bien énorme, du vrai dada, du percheron, mais un petit nez menu tout ciselé transparent, une figure des traits qui brise, déforme, du vrai pastel, dans la même rombière », et qui s’appelle Angèle, la prostituée, sa Vénus de mille eaux. Il y a aussi la bande, et au beau milieu de ce marécage, on trouve le docteur juif Yugenbitz, celui à qui Bijou, le proxo indic, devra la vie sauve. On verra aussi Ferdinand encore jeune, découvrir la médecine, et sa vocation de médecin. Grace devra être rendue au petit docteur juif, qu’il suivra dans toutes ses visites, « soigneur de tempérament », se dira-t-il. De quoi faire un pied-de-nez à toutes ces mauvaises critiques qui ont voulu voir dans chaque ligne, et même dans ses moindres ratures, le Céline des ignobles pamphlets.

 

« Je l’embellissais pépère moi le Yugenbitz. Chaque fois qu’il partait avec son petit sac à stéthoscope, qu’on l’appelait en visite, je le voyais s’en aller pour un miracle en ville comme le doux Jésus. J’avais la fièvre encore, je travaillais facilement dans la fresque et l’enluminure. Tout ça au fond c’est de la panique. C’est le roman qui bouillonne envers et contre tout au fond du sac avec n’importe quel chagrin qu’on entonne, détresse, déroute, trahison, tout fait boule et prisme et finit par chanter. Ah, les âmes bien nées, quel foutre ! »

 

Visiblement, le style de Céline est déjà né. Tout l’écrivain est là. On y retrouve tout, l’élégance, le cachet, l’allure, le procédé, le caractère, la griffe, le coup de pinceau. Et Londres, de se poser en un grand roman de la rentrée. Pourquoi ne pas le dire ? On est là, encore et toujours, plongé en plein spectacle célinien, avec ses aventures insolites, ses personnages, comme autant de marionnettes à gaine, agitées par le maître d’œuvre, selon la technique du burattino. Oui, Céline anime tout ce beau monde, avec un vrai panache, les plaçant en permanence dans des situations disproportionnées, ce qui donne un comique de situation proche de la commedia dell'arte. Alors comment ne pas voir dans ce roman en gestation, la naissance même de l’écrivain, que certains aimeraient destituer, frapper d’une mesure de disgrâce ? Je ne peux que recommander la lecture de ce deuxième inédit. Pages posthumes et pavé tombé dans la marée littéraire, le monde des lettres aurait gagné à le couronner par le Prix Goncourt, prouvant ainsi, qu’il est toujours bien en vie.

 

Louis-Ferdinand Céline, Londres. Édition de Régis Tettamanzi. Gallimard, Octobre 2022.


louis-ferdinand céline,jean-pierre thibaudet,pierluigi pellini,régis tettamanzi,giulia melaParu dans le n°40 de Livr'arbitres, Décembre 2022.

 

 

 

 

 

 

 

 

En couverture : Louis-Ferdinand Céline, PHOTO : GETTY/KEYSTONE

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[1] Je renvoie d’ors et déjà le lecteur à un long et fastidieux article de Giulia Mela et Pierluigi Pellini intitulé « Genèse d’un best-seller. Quelques hypothèses sur un prétendu ‘roman inédit’ de Louis-Ferdinand Céline », dans le site de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM, CNRS/Ecole normale supérieure).

[2] Voir à ce propos « Un nouvel inédit de Céline est paru : « Les lecteurs de “Londres” auront une image fausse de Céline » », Propos recueillis par Florent Georgesco, in Le Monde des Livres, 19 octobre 2022.

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