Sartre ou Heidegger. Philosophie de l'angoisse
Je vais tenter d’exposer le double visage de la phénoménologie de l’angoisse. Celle de Sartre et celle de Heidegger, dont j'ai abondamment parlé dans ces pages.
La question sous-jacente à toute cette recherche, menée dans ce blog, n’était donc pas spécifiquement Sartre ou Heidegger, mais quelle voie la phénoménologie a-t-elle prise en ce qui concerne l’angoisse. Il s’avère que Sartre a systématiquement tenté de se démarquer de Heidegger. Il s’avère également qu’une alternative entre les deux penseurs s’est naturellement imposée à notre regard.
Au moment de conclure, il ne s’agit pas de spécifiquement prendre parti, mais de distinguer les analyses, les doctrines, et de faire un premier bilan. Sartre contre Heidegger, a établi une métaphysique de la liberté, lorsque le second avait pris soin d’établir une métaphysique de l’être susceptible de nous conduire à la liberté, ou tout du moins à la libération.
Contre Heidegger, Sartre croit naïvement, si j'ose dire, que le cogito doit être sauvegardé, qu’il s’agit de se tourner vers l’homme, et d’établir une philosophie anthropologique, dans laquelle les consciences entrent en conflit pour entretenir le principe fondamental qui sous-tend toute existence humaine : la liberté.
Mais ce refus de l’autre ne peut être tout à fait pris au sérieux. D’une part, Sartre n’est pas Hegel. Les morceaux de bravoure qui mettent en scène un homme sartrien puissant et maître de lui-même contre le déterminisme élémentaire prêtent plutôt à sourire, – la caricature d’une sorte de dernier romantique, chevaleresque et halluciné se doit d’être ici soulignée –, et rappellent décidément trop le pathos d’une philosophie, recherchant par dessus tout à se défaire du tragique de l’existence, et qui œuvre pour trouver une place, très inconfortable, soit dit en passant, à l’homme dans un monde, où Dieu serait définitivement absent. D’autre part, la rigidité métaphysique à laquelle Sartre se livre, pour mettre à jour une liberté absolue, inconditionnée et sans limite, emprisonne son discours dans une philosophie à la fois artificielle et aliénante. En effet, là où Sartre prétendait nous donner la liberté, il nous la ôte en réalité, faisant de la conscience un moi en suspend, ou plus précisément un moi suspendu à la liberté et au regard d’autrui. Dans sa trajectoire, le Soi devient ainsi insaisissable, et le même se confond alors avec l’Autre, c’est-à-dire que le moi ne parvient jamais à se découvrir entièrement, toujours dépendant du regard aliénant et contradictoire d’autrui. Ce moi, à jamais perdu, semble-t-il, nous revient alors, sous forme de fantôme, par la présence de l’Autre. Mais ça n’est pas l’Autre du même, car toute l’articulation sartrienne autour de l’en-soi et du pour-soi, a rendu caduque la tentative transcendante de concilier l’en-soi et le pour-soi dans une toute nouvelle forme d’être-au-monde.
Aussi, la recherche philosophique que j'ai menée, à tenter d’établir une phénoménologie de l’angoisse à partir de la doctrine de Sartre, qui nous a présenté une la liberté quelque peu douteuse, par laquelle les choix libres créent l’essence de l’individu, mais dont l’affirmation de cette liberté inconditionnée demeure une difficulté philosophique majeure, tant elle ne semble pas en toute circonstance totalement réaliste. Qui plus est, l’angoisse qui s’y rattache, ne paraît en conséquence, guère profonde. Car il semble, puisque le concept d’angoisse ne peut être précisé qu’à partir de la liberté, et que le concept de néant n’est autre que la conscience elle-même, que Sartre tend à purifier l’homme moderne de toute cause déterministe extérieure, afin de libérer sa totale souveraineté, et de le définir à partir de ses expériences les plus intimes. Dans la réalité de cette philosophie, le retour aux choses mêmes se heurtent à une liberté fascinée par sa propre image : en effet, qui est véritablement libre, le moi ou l’Autre qui est constamment présent en lui, par la violence de son regard, au point de le transformer en une ipséité pathétique ?
Il nous faudra probablement prendre la précaution de suivre la piste heideggérienne de l’angoisse, et ainsi réhabiliter la doctrine du Mitsein (être-avec). Etre-au-monde avec les autres n’a rien d’aliénant. Dans cette coexistence, nous commençons par faire connaissance avec le monde de la préoccupation et de l’inauthenticité, c’est-à-dire la « dictature du On ». Notons toutefois que cette coexistence, comparée à la relation sartrienne de conflits permanents que je puis avoir avec l’autre, se montre ici toute pacifique, une tension certes s’installant : celle d'une double possibilité : être-soi, ou être soumis à la domination des Autres, mais ça n’est pas un conflit ouvert, où l’autre persécuterait le moi, l’empêchant ainsi de se réaliser en tant qu’Autre du même, parce que le contenant ainsi sous le joug de son regard comme chez Sartre ; ce serait plutôt une possibilité propre pour le Dasein de se ranger du côté du monde de la préoccupation et de la fuite dans l’indifférence du « On », ou choisir de lutter pour ad-venir à soi, dans le pouvoir-être-propre.
À la différence de Sartre donc, dans le monde heideggérien, je ne suis pas soumis désespérément à la rencontre avec autrui, mais je commence au départ par ne pas être moi-même, c’est-à-dire je commence par participer du On-même. Aussi, là où l’interprétation de l’angoisse souffrait d’une certaine pauvreté philosophique chez Sartre, elle trouve chez Heidegger, une profonde importance, et une lumière encore jamais atteinte jusqu'au penseur allemand. Pour trouver la libération, parvenir au soi-même, il ne s’agit pas, comme pour Sartre de concentrer toute sa philosophie autour de la conscience et de la saisie du néant comme activité néantisante, mais de revenir au monde, et de saisir le néant dans le monde. Je ne suis désormais plus angoissé de ne pas être ce que je suis, et d’être ce que je ne suis pas, mais je suis dès à présent, confronté au Rien de l’angoisse, qui est véritablement le mouvement de saisie de l’ouverture au monde et à moi-même.
De plus, en ne refusant ni Autrui ni la mort, mais en les analysant longuement, Heidegger réussit le pari philosophique de réconcilier le Dasein avec le monde et avec lui-même. En étudiant la présence et l’absence du Dasein dans le monde, Heidegger établit une relation saine avec l’Autre dans l’être-avec, et permet au Dasein de se comprendre comme l’être-pour-la-mort, ce qui lui donne enfin, l’autorisation de s’en libérer.
Bref, faire l’expérience de l’angoisse pour Heidegger, c’est faire l’expérience de la possibilité certaine de sa mort prochaine, c’est faire l’expérience du Rien comme possibilité actuelle de mon pouvoir-ne-pas-être, c’est se confronter et s’arracher à la peur et à la fuite de soi, et s’accepter, dans le passage de soi à soi-même, comme sa propre possibilité dé-voilante, et ainsi trouver une issue à la fatalité de l’existence, en l’acceptant pour définitivement s’en détacher.
Bien souvent, le destin que l’homme antique cherchait à fuir, en précipitait la réalisation : refusant ainsi de reconnaître que l’homme pourrait être soumis à des forces plus puissantes que lui, Sartre est parvenu à faire de l’homme, un être parfaitement impuissant, profondément aliéné et tourmenté. Dans ce refus d’une histoire écrite à l’avance, Sartre n’a pas vu que Heidegger ne se soumettait pas à la possibilité irréversible d’un fatalisme de l’existence, mais qu’il avait compris que la liberté nous était donnée par l’être lui-même, et qu’il s’agissait pour l’homme de revenir à l’être, et de se comprendre dans sa radicale passivité.
La crise d’angoisse sartrienne ayant été cette crise salvatrice et profonde qui donna l’occasion à l’homme de se choisir désormais libre et paisible au sein du monde. Or, n’est-ce pas là le rôle de la philosophie de nous réconcilier avec le monde et avec nous-mêmes.
Heidegger dans ses terres