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Entretien avec Olivier Delorme

C'est au Salon du livre de 2008, que j'ai croisé ce professeur de Sciences-politiques, impressionnant en tout point. Extrêmement accessible par ailleurs, et très prolixe, ce puits de culture et d'histoire, m'a accordé un entretien-fleuve absolument passionnant. Les débats ont été mené avec cet historien spécialiste de l'Europe et de la Grèce antique, dans le cadre de la parution de son nouveau roman L'or d'Alexandre aux éditions H&O. Il est paru dans le numéro 9 du Magazine des livres, et il est désormais accessible dans l'Ouvroir.

 

Marc Alpozzo : Votre roman[1] est truffé de références à la Grèce. Est-ce pour vous le berceau de notre monde contemporain ?

 

Olivier Delorme : J’ai rencontré la Grèce dans les livres et par mes vacances de gamin en Italie du sud, la Grande Grèce. J’ai été fasciné par ce moment, dont on conteste aujourd’hui qu’il fut un « miracle grec », qui a néanmoins connu la première tentative de comprendre le monde par la raison plutôt que par la croyance, d’où sont nés l’histoire, la philosophie, l’essor des sciences ; qui a inventé le théâtre aussi bien que la monnaie ; qui a remplacé le sujet par le citoyen, élaboré la démocratie. Et comme l’a montré Jacqueline de Romilly, tout cela commence très tôt : déjà dans l’Iliade, qui tient un rôle important dans mon Or d’Alexandre, les dieux et les rois inventent le débat politique en même temps qu’Homère la littérature. Je ne suis pas devenu l’archéologue que je voulais être et j’ai découvert d’autres Grèces, en voyageant sac au dos, puis en vivant deux ans sur une petite île volcanique de l’Égée, dont s’inspire celle du Plongeon qui est ressorti en poche en janvier dernier, où je vais retourner écrire désormais une partie de l’année. Mais je continue à penser que les valeurs fondamentales de notre civilisation, nous les devons à la Grèce ancienne bien plus qu’au christianisme et, dans mes romans, je m’efforce de tenir les deux bouts de la corde : écrire des histoires très ancrées dans le monde contemporain, tout en essayant de montrer comment la Grèce ancienne a encore beaucoup de choses à nous dire.

 

Vous faites une critique virulente de notre époque, surtout tournée vers le capitalisme. Y a-t-il un lien entre L’Or d’Alexandre et cette critique du capitalisme ?

 

Mon Philippe rencontre un marxiste déçu qui le convainc de combattre le capitalisme en jouant à la bourse ! De chercher à subvertir le système en utilisant ses failles. C’est ma manière, par l’ironie, de dénoncer un capitalisme qui, à mes yeux, est devenu fou. Je n’ai jamais été marxiste, contrairement à beaucoup dans ma génération, mais j’ai toujours cru à la nécessité d’un État fort qui réglemente, redistribue, protège les plus faibles des logiques qui conduisent le capitalisme à les écraser.

Or, la disparition, à l’Est, du système communiste qui avait contraint le capitalisme à accepter, à l’Ouest, cet État providence comme un moindre mal, a rendu possible sa liquidation. La privatisation, la déréglementation et le libre échange généralisé ont alors permis d’organiser la régression sociale : il n’y aurait pas de déficit des comptes sociaux si les profits entre capital et travail étaient répartis comme dans les années 1960.

Parallèlement, moins cet État devenait protecteur, plus il devenait répressif : moins on redistribue, plus on emprisonne. Et j’ai la conviction que cette dérive punitive et carcérale est un véritable cancer de la démocratie ; c’est ce que j’essaye de dire, dans ce roman, à travers l’aventure de Marion, une conservatrice du Louvre qu’on essaye de casser, en la mettant en détention préventive dans le cadre d’une enquête sur un trafic de faux tableaux.

 

En même temps, il y a le 11 septembre. On a l’impression que cela vient pour montrer que vous avez un lien avec l’actualité qui est très fort, et que cette actualité pourrait être mise en lumière par l’histoire.

 

Philippe a regagné une partie de ce qu’il avait perdu à la bourse en y « vendant à découvert »  le 11 septembre. Il dit que la bourse a le pouvoir de transmuter « des opérations terroristes bien sanglantes en occasions inespérées de booster son portefeuille », pourvu qu’on maîtrise les instruments qui permettent de spéculer à la baisse lorsque la bourse chute brutalement.

En principe, la bourse permet de financer les entreprises, de créer de l’emploi et des richesses. Mais les politiques qui aujourd’hui se lamentent sur la financiarisation de l’économie sont les mêmes qui, depuis quinze ans, ont cassé tous les garde-fous, donné à la bourse le moyen de se transformer en casino et aux banques de créer des produits d’une perversité inouïe. J’ai commencé à écrire L’Or d’Alexandre il y a plus de deux ans. Ce que je voulais illustrer par cet aspect, d’ailleurs assez marginal de mon roman, c’est combien cette évolution, en plus d’être immorale est, comme viennent de le montrer la crise du subprime ou l’affaire Kerviel, éminemment dangereuse.

 

L’Or d’Alexandre n’est pas qu’un roman d’idées. C’est avant tout un roman à énigmes. Mais on peut dire que vous écrivez des thrillers à thèse ?

 

À l’image de Voltaire, j’essaye d’écrire pour agir. À mes yeux, la littérature française, produite par un tout petit milieu « hors-sol », est trop nombriliste, effarouchée par la dissection de la société, du monde politique, sans plus d’ambition que de générosité. Alors que ce même milieu célèbre la littérature anglo-saxonne parce qu’on y entend la rumeur du monde et qu’on y sent le vent du large – ce que, précisément, j’aime en littérature.

C’est ce que j’aime et que j’essaye de faire à travers des personnages complexes, que j’espère attachants, avec leurs passions, leurs convictions, leurs contradictions. En abordant des thèmes comme celui du retour (pathologique, à mes yeux) du religieux dans la cité. En mêlant à mon suspense des questions philosophiques. En mettant en scène des problèmes comme celui de la corruption politique, un autre cancer qui ronge notre démocratie, même si on feint de croire qu’il s’agit d’une question réglée.

Ce que j’aime, et ce que j’essaye de faire, c’est balader mon lecteur, l’égarer dans les méandres d’une histoire en lui faisant croire que je l’emmène ici alors que je l’entraîne ailleurs, en lui faisant découvrir telle clé de mon intrigue dans le passé : la spoliation par les nazis des collections d’art appartenant à des Juifs ou l’exfiltration par le Vatican, à partir de 1945, des criminels de guerre croates, dans L’Or d’Alexandre.

 

Et c’est pour cela aussi, le choix du thriller ?

 

À Lyon, lors d’une signature, un lecteur, routier de profession, m’a dit qu’après avoir terminé La Quatrième Révélation[2] (mon quatrième roman mais mon premier thriller), il avait eu envie d’en savoir plus et qu’il avait acheté un livre sur la mythologie grecque : c’est un des plus beaux compliments que j’aie jamais reçus. En alliant suspense et humour, on peut éveiller les curiosités d’un public qui ne lirait pas un roman traditionnel traitant des mêmes thèmes. Le thriller permet de jouer léger tout en disant des choses graves. Et puis écrire un thriller, c’est jouissif et je suis un jouisseur.

 

Au départ, il y a un meurtre, celui d’Athéna. Pourquoi cette référence à la sagesse d’Athéna ?

 

La Quatrième Révélation était dédié à Hermès et je voudrais centrer chacun de mes prochains livres autour de ce que chacun des dieux de l’Olympe a encore à nous dire. C’est Athéna qui est au centre de L’Or d’Alexandre parce qu’elle est, pour moi, le combat pour l’intelligence et l’intelligence au combat, la supériorité de l’intelligence sur la force brutale.

Une professeur d’histoire ancienne, prénommée Athina (Athéna en grec moderne) est assassinée à la Sorbonne. Dans l’enquête qui s’ensuit, il sera question du vrai et du faux en art, de musées qui ont avant tout le souci de développer leurs ressources propres, d’un monde où le trafic des œuvres d’art (fausses, ou vraies et volées) dégage autant de bénéfices que celui des armes et où l’authenticité des œuvres devient une valeur relative en regard des retombées financières que peut procurer un trésor enveloppé de mystère, bien « vendu » aux médias par une bonne opération de com.

Ce monde-là n’a plus rien à faire de l’intelligence d’Athéna. Il la méprise.

Mais qu’on se rassure, ce roman n’a aucun rapport avec la réalité puisque le Louvre y ouvre un musée dans un hôtel casino de Macao et fait sponsoriser une antenne japonaise par une grande marque de cosmétiques, que le président de la République n’y résiste à rien de ce qui brille, et que le ministre de l’Équipement, du Tourisme et de la Culture, intransigeant défenseur de la morale et d’un rôle accru de l’Église, n’est pas insensible à certaines tentations.

 

Il y des faux tableaux, l’or, le capital, symbole du pouvoir d’un côté, faux trésor de l’autre. Que pourrait nous dire la mythologie grecque par rapport à cela ?

 

Athéna, c’est la réflexion, la critique, la culture qui ne se soumet pas à la force – fût-ce celle de l’argent. Athéna, c’est en même temps la déesse des artisans : pour les Grecs l’intelligence n’est pas seulement intellectuelle, elle est également celle des mains, la technè. Athéna est aussi fille de Zeus et de Métis. Métis qui, comme disait Vernant, est un mélange très spécifique aux Grecs de rouerie, de roublardise, d’intelligence et de ruse. Athéna, c’est enfin la sagesse, c'est-à-dire la capacité à trouver en soi les ressources de la sérénité, de l’absence de crainte et de trouble que la cité, aussi bonnes que soient ses lois, ne peut vous apporter.

Et c’est l’autre versant du livre, son cœur battant : les deux héros sont un couple gay. Stéphane est un intellectuel. Philippe est un ancien chef de chantier devenu tétraplégique – un manuel privé de ses membres qui a dû trouver en lui-même, au plus profond de soi et dans l’amour qu’il était sûr de ne plus pouvoir inspirer à Stéphane après son accident, les raisons de continuer à vivre. Mieux : privé de motricité, c’est son esprit, sa mètis qui sont les vrais « moteurs » de l’histoire, qui vont dénouer les fils de l’intrigue.

Ce personnage est né d’une amitié avec un lecteur tétraplégique rencontré à Reims, Michel Robert à qui j’ai dédié ce livre. C’est en devenant ami avec lui que j’ai éprouvé le besoin intime d’écrire, en refusant tout pathos et toute complaisance, sur ce que, valide, je n’avais jamais vu – ou jamais voulu voir. Et c’est grâce à Michel, qui a répondu à toutes mes questions, y compris les plus intimes, que j’ai pu bâtir mon Philippe, et le personnage de Malika, l’auxiliaire de vie qui est le troisième élément de ce couple.

 

Pourtant, vous dites qu’il est la tête, et en même temps, vous tuez dans votre roman Athéna, donc vous tuez symboliquement l’esprit. On a le sentiment que votre vision du monde après le 11 septembre, les chaos boursiers, le grand capital qui absorbe le monde dans ses ténèbres, que vous n’êtes pas très optimiste en ce qui concerne l’esprit du monde aujourd’hui.

 

Il suffit de voir l’état lamentable de nos universités, la grande misère de l’archéologie française, le contraste entre le discours sur la priorité donnée à la recherche et la condition qu’on fait aux chercheurs, la liquidation de toute politique culturelle, la médiocrité intellectuelle de notre nomenklatura, etc. : Athéna est tuée plusieurs fois tous les jours !

On la tue mais elle ne meurt jamais. La fin de mon livre est à la fois amorale et optimiste : c’est la mètis qui a le dessus, au moins provisoirement. Dans la vie, je suis un hédoniste, jouisseur et combatif, un dévoreur des bouquins d’Onfray. Je pense que rien n’est irréversible, qu’en exhortant nos contemporains à l’esprit critique, à résister au conformisme qui vise à réduire l’homme au travail subi (et à le renvoyer à l’église) pour mieux l’empêcher de penser par lui-même et de jouir, on peut redonner vie à une démocratie aujourd’hui largement vidée de son contenu.

 

Quelles sont vos sources d’inspiration dans la littérature ?

 

Voltaire, je l’ai déjà dit. Flaubert et Stendhal pour l’écriture et parce qu’ils sont de féroces observateurs de la société de leur temps. Dumas parce qu’il a su violer l’histoire pour lui faire de beaux enfants. Anatole France pour l’anticléricalisme jubilatoire de L’Île des Pingouins et parce que les quatre romans de son Histoire contemporaine en disent plus long sur la France de l’Affaire Dreyfus que n’importe quel livre d’histoire. Yourcenar évidemment – Le Coup de grâce, Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au noir sont à mes yeux des chefs-d’œuvre absolus –, Malraux, Mauriac, Eco, Durrell, Tsirkas… Mais aussi Maupin, Lodge ou Irving, Burgess, Michael Nava ou James Ellroy.

 

Pour vous le roman est un moyen, pour être plus objectif que ne vous permettrait de l’être l’essai historique ?

 

Plus objectif, je ne sais pas : je suis souvent de mauvaise foi et je l’assume. C’est surtout, pour moi, un moyen de donner du plaisir tout en suscitant la curiosité, la réflexion sur notre société, sur la manière dont l’histoire peut nous aider à la comprendre et à la transformer.

 

Cet entretien est paru dans Le Magazine des livres, n°9, Juil-Août. 2008

 

 


[1] L’Or d’Alexandre, Béziers, H&O, 2008.

[2] Béziers, H&O, 2005.

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