Michel Onfray ou la vie philosophique
« Je suis mort à l’âge de dix ans, une belle après-midi d’automne, dans une lumière qui donne envie de l’éternité. »[1] Le manifeste hédoniste, de Michel Onfray prend ses marques dans un « autoportrait à l’enfant »[2] qui rapporte un moment incontournable de son existence. Époque douloureuse de ses quatre années d’orphelinat chez des prêtres salésiens entre sa dixième et sa quatorzième année. Clés d’une œuvre philosophique de plus de trente ouvrages avec en guise de toile de fond, le christianisme comme ennemi philosophique et l’hédonisme comme morale et éthique. Platon avait coutume de dire qu’on ne philosophait pas le ventre vide ; on pourrait rajouter qu’on ne philosophe pas sans un premier accident de la vie. Cela même se confond. On n’attendrait pas par exemple d’un médecin venu nous soigner d’une maladie mortelle qu’il interrompt ses soins pour réfléchir sur la vie et la mort. Mais une fois rétabli, probablement serait-il alors difficile pour nous de vivre sans réfléchir, ne serait-ce qu’un instant, sur l’existence et sa fragilité. Pourquoi philosophons-nous ? Cicéron avait coutume de dire que philosopher ce n’était autre que s’apprêter à la mort ; Montaigne écrivait que c’était apprendre à vivre. Il serait probablement utile de réfléchir à cette première vérité du bouddhisme qui prétend que tout est souffrance. Ça ne serait pas superflu non plus de noter derrière Platon que « nous autres hommes, nous désirons tous être heureux. »[3] La conjonction entre ces espérances déçues de bonheur, et l’angoisse de vivre dans un monde qui ne se préoccupe pas de nous, la crainte de la mort, la tristesse et la frayeur, la souffrance au quotidien, engage les dispositions à la philosophie. « La discipline, la punition, le licite, l’illicite, le bien, le mal, la faute, nous vivions en permanence dans cette atmosphère. Le travail, lui aussi s’effectue dans la crainte : le mauvais résultat obtenu non par manque de labeur, mais par défaut d’intelligence se trouve lui aussi soumis à la loi de la note hebdomadaire, puis sanctionné. »[4] Le moment de l’enfance est ce moment privilégié de l’éducation : de l’apprentissage. Moment où l’on prend contact avec des valeurs. Bien, mal, licéité, travail, justice… Le contexte empirique par lequel on reçoit cet enseignement est souvent suffisant pour un grand nombre d’individus qui, par la suite, affirment, tels des dogmes, des valeurs que nous pourrions qualifier, derrière Nietzsche, d’« illusions », voire de « fausses valeurs »[5]. Et même si personne ne peut être véritablement d’accord sur ce qu’est la philosophie, ni sur ce qu’elle vaut[6], le cheminement philosophique est, pour tout un chacun, cette mise en route vers le savoir. À la différence du savant, qui le possède, le philosophe en est l’ami, armé de philia- exprimant en grec cet amour inconditionnel pour un être ou une chose, à partir de son essence, et non de son existence -, en quête de la vérité, non pour le plaisir de sa possession, mais par amour pour elle. D’une première manière, nous pourrions appréhender l’œuvre de Michel Onfray à partir de cette démarche. D’une autre manière, Le manifeste hédoniste représente cette autre étape, franchie par le philosophe, correspondant à ce moment où il se retourne sur lui-même et prend la distance nécessaire pour sonder la légitimité et la pertinence de sa démarche. L’examen philosophique oblige le philosophe à cette mise à distance avec son cheminement, sa méthode et ses outils conceptuels, faute de quoi, le savoir acquis risque fort de se fondre en un matériau dogmatique, réduit aux formules définitives et complètes, et en un enseignement figé. C’est le paradoxe même de la démarche philosophique si elle ne se protège pas de cette confusion entre tension vers le savoir et possession du savoir. Le questionnement philosophique prend naissance dans une expérience originelle. « Je n’en veux à personne. Je plains bien plutôt toutes ces marionnettes sur une scène trop grande pour leurs petits destins. Pauvres bougres victimes devenus bourreaux pour tâcher de ne pas se croire les jouets du fatum. L’orphelinat, je le sais, en a tué quelques-uns qui ne se sont jamais vraiment remis, cassés, brisés, détruits. Il a aussi fabriqué des rouages dociles pour la machine sociale, bons époux, bons pères, bons travailleurs, bons citoyens, probablement bons croyants. »[7] On connaît les analyses de Michel Foucault à propos des diverses techniques très méticuleuses de pédagogie initiées par le pouvoir, et ses règles très méticuleuses de dressages des individus dans les diverses strates du corps social. Dans un précédent ouvrage[8], Michel Onfray, proposant un versant politique de la philosophie hédoniste, portait haut la figure du rebelle qui tentait sous diverses formes de désobéissance, d’insoumission, de résistance, de s’opposer à la normalisation des corps. Pour ne pas mourir « des hommes et de leur négativité »[9], il y eut pour Michel Onfray la philosophie. Pour se soustraire à la discipline aveugle de l’orphelinat, il y eut les livres et la musique, s’arracher à la dictature dogmatique de l’enseignement des prêtres salésiens, le questionnement philosophique et notamment celui de Nietzsche et son célèbre combat contre la morale du troupeau qu’enseigne le christianisme. Contre les fables de l’historiographie dominante, contre l’a priori platonicien, il y aura pour Onfray la contre-philosophie[10]. Car il s’agit avant tout de passer en revue le corpus « officiel » de l’histoire de la philosophie ; celui qui s’est imposé durant les siècles comme étant l’esprit philosophique dominant, de l’antiquité partant de Socrate gravé dans le marbre grâce aux dialogues de Platon, jusqu’à la modernité et l’insubmersible Hegel ; philosophie dominante enseignée à l’Université, inscrite aux programmes de l’Agrégation, et trouvant son rayonnement dans « les lieux officiels »[11]. S’opposer au déni du corps qui prend racine dans la philosophie de Platon, cette doctrine de l’Idée qui refuse « la matérialité du monde »[12], et déconsidère l’immanence et la tangibilité du réel. Affirmer une méthode alternative, une éthique élective, et une morale athéologique. Dessiner les contours d’une philosophie hédoniste qui se veut une érotique solaire[13] et qui trouve sa source dans une philosophie que l’on pourrait qualifier d’alternative[14], inspirée, là encore, par la philosophie de Nietzsche, cet « immoraliste » déclaré, dont une critique de la morale, principalement chrétienne, sera le centre de gravité de toute l’œuvre.
Le travail d’un philosophe tel Michel Onfray s’inscrit dans la même dynamique. Non pas proposer une quête de destruction de toutes les valeurs, mais parvenir à une réévaluation qui se transformera bientôt en une « transvaluation ». Etat des lieux de la philosophie dominante, du christianisme, ou de ce qu’il en reste, d’une nécessaire déchristianisation de la civilisation occidentale, et d’un athéisme post-chrétien, une telle quête philosophique est ambitieuse. D’une certaine façon, il s’agit de se dégager du carcan du christianisme, que la férocité de la critique nietzschéenne envisageait comme une maladie de la volonté, n’ayant de cesse de s’expliquer avec le christianisme pour le dénoncer comme étant la maladie de la civilisation occidentale À sa suite, Michel Onfray découvre sa nocivité, et comprend, qu’à présent, il s’agit de s’en débarrasser, - même si l’affaire est déjà largement entendue, et que le combat se porterait en réalité sur le terrain du nihilisme européen qui a succédé à la mort de Dieu, événement qui n’a encore trouvé ni son sens ni sa valeur. Nietzsche prédisait d’ailleurs ce nihilisme qui « qualifie l’époque dans laquelle toute cartographie manque : les boussoles font défaut et les projets pour quitter la forêt où l’on est perdu pas même envisageables. »[15] Il s’agit également d’en finir avec les « hallucinés des arrières-mondes », le concept de Dieu que les hommes ont doté de tous les attributs qui leur manquaient, telles l’immortalité, l’omnipotence, l’omniprésence, l’omniscience, afin de faire face à ce qu’ils sont : « limités dans leur durée, leur puissance, leur savoir, leur pouvoir. »[16] Il s’agit de se réconcilier avec le corps et de spiritualiser la sensualité, d’en finir avec cette philosophie stupide qui prétend détruire les passions sans autre forme de procès sous prétexte qu’elles seraient absolument brutes et grossières : « Si l’on cherche le pendant judéo-chrétien aux érotiques chinoise, indienne, japonaise, népalaise, persane, grecque, romaine, on ne trouve rien. Sinon l’inverse d’une érotique : haine des corps, de la chair, du désir, du plaisir, des femmes et de la jouissance. Aucun art de jouir catholique, mais un savant dispositif castrateur et destructeur de toute velléité hédoniste. »[17] Déchristianiser la chair, et prôner une politique libertaire, dotée d’outils conceptuels efficaces pour combattre la logique impériale libérale qui a succédé à la logique socialiste et communiste, faussement révolutionnaire, et vraiment totalitaire et bureaucratique : contre les armes d’hier, et les pouvoirs policiers, militaires et fascistes du XXème siècle, on a installé le pouvoir partout, leçon de Michel Foucault, un micro-fascisme irradiant « sur le mode rhizomique »[18] l’ensemble d’entre nous. « Le succès de l’entreprise se confirme : dans les zones à domination libérale […] ; les politiciens au pouvoir, droite et gauche confondues, défendent un même programme sous de fausses différences orchestrées pour le spectacle… »[19] La société du spectacle quarante ans après les dénonciations faîtes par Guy Debord, et la servitude volontaire, plus de quatre cents ans après les analyses pénétrantes apportées par un jeune homme de dix-huit ans nommé Etienne de La Boétie ont toujours cours. On peut s’interroger sur la représentativité actuelle de la gauche ; la logique nietzschéenne de la gauche libertaire ; on pourra questionner la « révolution métaphysique – et non-politique »[20] de l’esprit 68 qu’il s’agit de parachever, c’est-à-dire mener à son terme ; on pourra réfléchir à la politique hédoniste et libertaire qui s’oppose à « la justification de jouissances individuelles et égoïstes sans aucune dimension politique »[21], préférant échapper au modèle dominant, en effectuant une révolution autour de soi, à partir de soi, « en intégrant des individus choisis pour participer à ces expériences fraternelles »[22]. Les questionnements et éléments pour une philosophie hédoniste dans l’œuvre de Michel Onfray sont en nombre. Mais il s’agit là, avant tout, de quelques problèmes philosophiques dont on peut débattre. Toute réflexion philosophique qui ne contribue pas à une discussion n’est pas philosophique. Toute doctrine a ses forces et ses faiblesses. La question de l’hédonisme et de la méthode philosophique alternative trouve ses fondamentaux, apparemment, dans des modes actuelles. Il s’agit donc de déconstruire les concepts, et de revisiter ces valeurs, tel Nietzsche qui prétendait « philosopher à coups de marteau ». Cette question discutée de la méthode critique, de la démarche réflexive et d’un arrachement à la pensée dominante, souvent dogmatique, accorde une place toujours plus importante à la liberté de la pensée qui est ce grand affranchissement de l’attitude servile. Nietzsche dans son Humain, trop humain annonçait ainsi l’« esprit libre ». Ce désir de se libération, le dynamitage de toutes les valeurs, l’expérience de la solitude qui l’accompagne sont d’ailleurs le fruit et l’engagement nécessaire pour vivre une vie philosophique.
(Paru dans Le Magazine des Livres, n°8, Jan-fev 2008.)
[1] Michel Onfray, La puissance d’exister, Paris, Grasset, 2007.
[4] Michel Onfray, op. cit., p.42.
[5] Frédéric Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, §1 et 2, « Des préjugés des philosophes ».
[6] « On n’est d’accord ni sur ce qu’est la philosophie, ni sur ce qu’elle vaut », Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, Chapitre 1er, « Qu’est-ce que la philosophie ? », Paris, 10/18.
[7] Michel Onfray, op.cit., p.48.
[8] Michel Onfray, Politique du rebelle, Paris, Grasset, 1997.
[10] Cf. Michel Onfray, La communauté philosophique, Paris, Galilée, 2004.
[12] Michel Onfray, op.cit., p. 56.
[13] Michel Onfray, Théorie du corps amoureux, Pour une érotique solaire, Paris, Grasset, 2000.
[14] Pour une vue d’ensemble, consulter les quatre tomes de Contre-histoire de la philosophie, Paris, Grasset, 2006-07.
Commentaires
Rarement lu un aussi bon article sur Onfray. Pour une fois que sa démarche n'est ni travestie ni caricaturée.
M. Onfray, ou le philosophe du bas-ventre.
le philosophe du bas-ventre...
franchement au moins Onfray a-t-il quelques idées ou fait découvrir des philosophies atypiques quand il ne reconnaît pas ses erreurs, pas comme cet immonde & grotesque fils de Enthoven à qui on accorde tant de temps et d'espace!!! Respectez un peu ceux les authentiques ou approchant, avant de détruire x ou y.
et franchement le fait qu'il soit sémite ou qu'on le voit bcp à la télé ne me dérange pas ni qu'"il ne dise que des évidences"!!: Personnellement j'ai eu 6 en philo et je défie tout amateur de trouver une grille de notation honnête et non-arbitraire, pas trop stalinienne. Enfin Onfray, même s'il fraye avec certains beaufs de gauche plutôt risibles (comme ceux de la droite présidentielle), n'est pas un taliban du savoir et prête donc moins à rire que la plupart des philosophes actuels.
et enfin le fait que ça ne plaise pas aux pourceaux ou autres ou je ne sais pas quoi ou encore autre chose on s'en ... un peu: qu'ils aillent acheter, en couple, le dernier David Guetta avec leur Closer de la semaine ou la casquette Van Dutch qu'ils n'avaient pas, on rigolera bien à notre tour à 1 moment j'en suis sûr.
Eh bien, justement. A propos des pouceaux, Socrate rappelait ironiquement à Protagoras, pour lequel l'homme est la mesure de toute chose, que dans une société de pourceaux, c'est le pourceau qui serait le mesure de toute valeur.
C'est bien en cela que le nihilisme pose un problème philosophique.
Ce déboussolement, cette perte de repères saurait-il constituer, pour ce qu'il est, un projet philosophique ?
A l'époque de l'individualisme forcené, valorisé et encouragé par le consumérisme, chaque individu, comme autant de pourceau, établit sa "norme", selon "ses" valeurs propres qu'il s'est forgé "par lui-même, pour lui-même, et en sa propre conscience".
Et "l'individu-dieu", isolé au centre de l'univers, quête ce qui lui apparaît comme son dû bien légitime : son bonheur. Très raisonnablement, à coup de "après moi le déluge", "l'individu-dieu" pousse bien avant sa lâcheté d'être égoïste. Inutile d'aligner les exemples : ils sont brûlants d'actualité ( leg aux générations futures d'une planète mal en point, anciens qui "ont bouffé la chandelle par les deux bouts", leg par les soixante-huitards d'un pays ruiné aux plus jeunes générations, etc...)
Certes, on peut reprocher beaucoup au christianisme (obscurantisme, les indulgences, le dogmatisme...), mais il créa "des valeurs communes", inspira parfois un peu d'humanité.
(Hume disait que le raison pouvait dicter à l'homme de détruire la planète ; l'émotion, le coeur nous poussait à l'altruisme)
Inutile de reprendre ici l'exposé remarquable sur Nietzsche. Il est limpide.
Cependant, peut-on se complaire dans le moment nihiliste ?
Et peut-on raisonnablement construire un système de valeurs, solide, commun, durable, sur la base de l'hédonisme ?
Si on le peut, alors nos problèmes sont résolus : ils sont solubles dans l'érotisation du monde, et vive l'image et le super-marché.
Et longue vie au pourceau.
S'il n'est pas possible de bâtir un projet durable, commun, solide édifiant l'hédonisme comme passerelle entre l'animal et le (sur)homme, alors que devons-nous faire ?
Regarder l'oeuvre des anciens avec moins d'arrogance, car ils se pourrait bien que nous vivions bientôt des temps où la quête du plaisir "sous toutes ses formes" et sans limites ne soit plus possible.
Allez, il nous restera quand même la sexualité. Et pas celle des pouceaux, mais bel et bien celle des hommes ( et des femmes, Grands Dieux, merci !)
Et finalement, si l'hédonisme constituait en 2011 une "anti-considération intempestive" ?