Dire l'indicible. De Heidegger à Wittgenstein
Si donc tout est structuré comme un langage (idée qui sera reprise par le psychanalyste Jacques Lacan au XXe siècle lorsqu’il parlera de l’inconscient), il faut considérer que le langage ne dit rien d’extralinguistique, mais, qu’au fond, le langage se dit lui-même. Heidegger va, à la suite de Nietzsche, attirer l’attention sur les liens entre les options constitutives de la métaphysique et la représentation traditionnelle de la langue, afin de réviser les rapports entre langage et pensée. Petite méditation contemporaine en cette période de cacophonie générale. En accès libre dans l'Ouvroir.
Dire l’ineffable
Dans son recueil d’essais intitulé Acheminement vers la parole, publié en 1959, Martin Heidegger expose la possibilité d’une nouvelle approche du langage destiné à l’arracher à la façon dont il avait été conçu aussi bien par la tradition philosophique, que plus récemment, par la linguistique, dominée par la conviction que les représentations métaphysico-linguistiques du langage ont laissé échapper, voire qu’elles ont recouvert l’essence véritable du « parler », et ce, fondamentalement, pour deux raisons :
La première, pensant que, parler, selon ces représentations, c’est s’exprimer : réduite au simple moyen d’expression, la langue ne permet plus d’extérioriser et de communiquer les mouvements intérieurs de notre subjectivité. La question revient alors à interroger la notion de « monde intérieur », en postulant une conception selon laquelle être, pour le sujet humain, c’est être ce que l’on est à partir de soi et dans son rapport à soi, puis déplier et déployer cette dimension du « soi » dans le monde « extérieur », conception de l’intériorité notablement critiquée par Husserl puis Sartre.
La seconde concerne la dénonciation d’Heidegger quant à la considération que le langage est le propre de l’homme : cette idée prétendant que la parole est le propre de l’homme, en fondant son essence, nous amène à nous demander s’il pourrait y avoir une humanité sans la présence du langage chez l’homme. Par ailleurs, cela nous conduit à se demander si l’homme pourrait se constituer en-dehors de son rapport à la langue. Heidegger répond qu’il faudrait plutôt se dire que « c’est la langue qui parle » et que, par conséquent, « l’homme serait plutôt une promesse de la langue », ce qui revient à dire que ce serait plutôt la conscience humaine qui serait un produit de la parole, plutôt que la parole, un produit d’une conscience qui lui préexisterait.
À l’inverse des thèses du linguiste Ferdinand de Saussure, qui pensait que la langue est un produit de la subjectivité, Heidegger propose de reconsidérer le système de signes permettant l’expression sensible d’une intériorité, en en appréhendant la notion. Relisant le passage d’Aristote, où le philosophe antique propose de considérer les mots parlés comme les signes des mots écrits, il faut alors imaginer le signe comme montrant la chose elle-même qu’il désigne. Alors, le monde devient un dévoilement par le signe, dans son être le plus intime. Et, la meilleure fonction du langage se trouverait alors dans la langue du poète. Hölderlin, Rimbaud, nous dit Heidegger, n’expriment pas seulement des signes, ils nous dévoilent un monde.
Hymnes et autres poèmes (1796-1804)
C’est alors que, dans cet « acheminement vers la parole » il s'agit de voir, moins la langue comme l’instrument de la communication intersubjective que la « demeure de l’être », autrement dit, le lieu où se trouve à se manifester ce par quoi il y a pour nous un monde. Dans l’esprit de Heidegger, ce n’est qu’à travers la langue que le monde nous est donnée.
S’il est désormais acquis, que les mots ne désignent ni les choses ni des idées extérieures à ces mots, mais qu'ils désignent plutôt des idées qui ne sont rien en dehors des mots qu'on utilise pour les dire, faut-il penser qu'il est impossible de tout dire ? Non pas dans la sphère sociale, où il est exigé ou plus prudent de ne pas tout dire, surtout ce que l'on pense, mais plutôt ce que nous avons en tête, ce que l’on peut donc ranger du côté de l'ineffable, de l'indicible, de cette impossibilité de dire ce qu'on a à l'esprit.
Seulement, cette impossibilité éprouvée n'est pas une impossibilité prouvée : ce n'est pas parce qu'on n'a pas trouvé les mots pour dire quelque chose que ce n'était pas possible absolument parlant. Qu'on ait été incapable de dire quelque chose ne signifie pas nécessairement qu'il était absolument impossible de le faire. De plus, on pourrait renverser l'interprétation qu'on donne de cette impossibilité : au lieu de soutenir qu'on n'a pas pu dire ce que l'on pensait, on pourrait dire que c'est parce qu'on n'avait en réalité rien à dire qu'on n'a pu le dire.
Par exemple, parmi les écrivains du XXe siècle, un certain nombre ont relevé le défi de forer les limites du langage. Que ce soit Edmond Jabès, Maurice Blanchot ou encore Marguerite Duras, leur œuvre est le témoignage de cette lutte contre la défaite de la pensée et des mots, au niveau du référent, et dans le rapport à l’image et à la représentation. Prenons l’innommable chez Jabès, puisque toute son œuvre s’ébauche autour du Nom imprononçable de Dieu au lendemain de la Shoah ; chez Blanchot, l’inénarrable se situant davantage au niveau du récit : sa recherche épouse les contours effrayants de la mort, infiniment autre, et chez Duras, enfin, c’est au cœur du dialogique que jaillit l’incommunicable : son écriture s’attelle plutôt à scruter l’indicible qui s’installe entre les êtres, et plus particulièrement entre les sexes radicalement incompatibles.
On l'a donc compris, il s'agit plutôt de savoir quelles sont les causes qu'on peut trouver pour expliquer ce phénomène, cette expérience, et à partir de là, de savoir si ces causes permettent de dire qu'il existe en effet des choses qu'on ne peut pas dire, ou si cette expérience n'est en réalité qu'un malentendu, ce dont parlera le psychanalyste Jacques Lacan dans un séminaire sur le malentendu, disant : « Je suis un traumatisé du malentendu. Comme je ne m'y fais pas, je me fatigue à le dissoudre. Et du coup, je le nourris. »
Jacques Lacan
Mais dire que l’on trouve des choses qu'on ne peut pas exprimer, c'est d'abord dire qu'il y a des choses que certaines personnes déclarent ne pas pouvoir exprimer : « Je ne sais pas comment dire, je ne sais pas bien parler, je ne trouve pas les mots, je n'arrive pas vraiment à dire ce que je veux dire… »
Aussi, les mots ne nous manquent jamais tant, que lorsqu'il s'agit de décrire quelque chose qui se trouve en nous ou en dehors de nous, ce qui semble indiquer que l'ineffable serait causé par les objets : certains objets seraient impossibles à décrire ou difficiles à décrire, comme par exemple rendre avec précision toutes les palettes du bleu d'un ciel.
Et souvent on incrimine la langue lorsqu’on parvient à l’ineffable, disant : « Il n'y a pas de mot pour dire cela ». Or, dire que le réel est trop riche en détermination, c'est comme dire que la langue est trop pauvre en mots, ou a un lexique trop réduit pour tout dire. Mettre en cause les choses, c'est comme mettre en cause la langue, dans la mesure où les choses ne seraient pas en cause précisément si les mots que la langue met à notre disposition, nous permettaient de dire toutes les choses. À l'inverse donc, dire que ce sont les choses qui sont ineffables, parce qu'indescriptibles, cela revient à dire que ce sont les langues qui ne nous offrent pas les ressources lexicales nécessaires à l'expression de toute chose.
Pour Hegel, le réel peut être entièrement exprimé par la pensée et le langage. Mais il peut arriver que la pensée soit encore à l'état de fermentation, et que, dans cet état la pensée n'ait pas encore trouvé ses mots. Si tel est le cas il est alors évident qu'on ne peut pas la dire : elle n'est pas encore tout à fait une pensée.
Ce qui ne peut se dire doit se taire
Le philosophe Wittgenstein pense que l’usage correct du langage est d'exprimer les faits du monde, et que, seules les sciences de la nature sont habilitées à dire ce qui est vrai ou faux, puisqu’elles comportent en majeure partie des propositions véritables. Mais tout ce qui relève de l’éthique ou de l’esthétique, comme les valeurs, le bien, le beau, Dieu et ce qui est le plus important dans la vie, réside en dehors du monde et ne peut donc être dit, étant ainsi hors de la science. Loin de rechercher à discréditer la métaphysique, Wittgenstein met le doigt sur l'importance de l'indicible et de l'impensable de manière mystique.
Dans ce cadre, c’est à la philosophie que revient la mission de dire justement ce que le langage ne peut pas dire. La philosophie n'est pas qualifiée à dire quelque chose du monde, parce que le langage qu'elle utilise n'a pas la clarté du langage logique. Et les philosophes deviennent la proie des pièges que la langue leur tend. Il faut donc au philosophe une langue claire et précise et, pour Wittgenstein, la philosophie doit être cette activité de clarification du langage.
Aussi, si la philosophie doit montrer la forme logique de la réalité, « ce qui peut être montré ne peut pas être dit ». En voulant montrer l'indicible, le philosophe se condamne au silence, comme en témoigne l'aphorisme qui clôt le Tractatus logico-philosophicus : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » On peut évidemment appliquer ceci au Tractatus lui-même.
Cet ouvrage est écrit dans une langue. Que dire des phrases qui cherchent à dire ce qui ne peut être dit ? Elles sont aussi dénuées de sens.
Ludwig Wittgenstein
L’écrivain Marcel Proust fait remarquer ironiquement dans son roman le Temps Retrouvé que les gens vont au concert, et quand le spectacle est terminé, les mélomanes poussent des cris « bravo ! » : mais il faudrait que le bravo devienne une analyse fine de ce qui s’est passé. Les gens hurlent pour éviter d’analyser leurs impressions Chemin très long de la gestuelle naturelle inarticulée à l’articulation. C’est le passage sur les « célibataires de l’art » qui n’ont pas appris à articuler leurs impressions esthétiques (comme des enfants qui n’auraient jamais appris ce nouveau comportement de douleur dont parle Wittgenstein)
En couverture : Michel Paysant, Matisse et après (dessin volé) 2013/2014 Eyedrawing Tirage pigmentaire sur papier Hahnemühle 300 x 400 cm (en 12 panneaux de 100 x 100 cm)