Entretien avec Michel Maffesoli. La perte de l’idéal maçonnique
Le sociologue et professeur émérite à la Sorbonne, Michel Maffesoli, que j’avais rencontré précédemment pour parler de l’élite pressentant sa fin et agitant les peurs d’un État-Léviathan, revient avec un pamphlet, Le Grand Orient. Les lumières sont éteintes, (Guy Trédaniel, 2023), qui se présente à la fois sous la forme d’un solde de tout compte, mais aussi d’une charge violente contre la transformation progressive d’une des plus grandes obédiences de France. Celui qui en fut le membre durant 50 ans, accuse le Grand Orient, d’avoir éteints les lumières, en passant d’une quête spirituelle à des problèmes politiques et sociétaux éteignant les lumières, ou plutôt les Lumières, celles de l’universalisme et de la liberté de penser, pour leur préférer les nouveaux problèmes propres au « politiquement correct » de notre époque, comme le wokisme par exemple. Ce fut l’occasion de revenir sur quelques grandes questions métaphysiques et spirituelles qui pourront éclairer nos temps bousculés. Cet entretien est paru dans le numéro 32 de Question de Philo.
Marc Alpozzo : Cher Michel Maffesoli, vous avez été membre du Grand Orient depuis 1972 et vous en avez été exclu le 10 novembre 2022. Pourquoi avoir choisi d’intégrer cette obédience de la Franc-maçonnerie, et pourquoi en être sorti ?
Michel Maffesoli : J’ai été 50 ans au Grand Orient. J’ai d’abord démissionné, puis j’ai été exclu quelques jours après. Lorsque j’y suis rentré j’étais jeune. Pour quelle raison ? C’était l’époque où j’ai fait la connaissance de celui qui fut toute ma vie durant mon maître, Gilbert Durand, anthropologue, trop peu connu à mon goût, et avec lequel j’ai fait mes deux thèses. C’était un Franc-maçon. Il était l’équivalent de Claude Lévi-Strauss à son époque. J’avais été nommé assistant à Grenoble, et je l’avais rencontré là-bas. Il a également aiguillé tout mon travail, ma sociologie étant très influencée par sa pensée, et je le cite régulièrement. Mais à côté de son œuvre majeure, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire[1], et tous ses travaux sur le symbolique, il était maistrien. Il a écrit un ou deux livres très intéressants sur Joseph de Maistre. Et, la seconde raison – même si la vie est sans pourquoi, n’est-ce pas ? – : me préoccupaient, le symbolique et l’imaginaire, et il s’est trouvé que la maçonnerie avait cette spécificité-là. Aussi, dans le cadre des obédiences maçonniques, on en trouve certaines pour lesquelles, ce que je viens de dire est plus important, par contre le Grand Orient est plutôt orienté vers des questions plus rationalistes, voire de gauches. Mais il y avait des niches, et je me trouvais dans une de ces niches. Et puis, très lentement, durant les deux dernières décennies, j’ai réalisé que ces niches n’étaient plus tenables non plus. Particulièrement dans leur dimension sociétale.
M. A. : À ce propos, vous proposez précisément dans votre livre[2], une critique de cette dimension sociétale, disant que cela a remplacé le spirituel.
M. M. : Ma thèse est là en effet. Nul besoin de chercher midi à quatorze heures. Au fondement même de la Franc-maçonnerie, lorsqu’elle se recrée en 1717, à Londres, on trouve les Constitutions d'Anderson de 1723. Or, la première règle est précisément que l’on ne parle pas de politique. Il s’est pourtant trouvé que, progressivement, la bureaucratie du Grand Orient est devenue sociétale, wokiste, politiste, et le dernier grand-maître, Trichard, est syndicaliste de profession.
M. A. : Vous le dites précisément : cela démarre au Grand Orient, et puis cela s’achève en Occident. C’est ainsi que l’on commence par parler de spiritualité puis l’on finit par parler de politique. Ce qui rappelle vos deux précédents ouvrages, où vous montrez, fort à propos la décadence de l’Occident et la fin de la modernité[3].
M. M. : Dans ce nouveau livre, je fais en effet un jeu de mots : Grand Orient et petit Occident. Comment expliquer cela ? En général, toute société a besoin de réflexions ésotériques, dans le sens fort du terme, même si je sais que ces mots peuvent faire peur. Toutefois, accordons à ce mot « ésotérique », l’idée d’une pensée de fond. Et c’est à partir de cette pensée de fond qu’il y a l’exotérique : ça sort ! Je vais vous donner un exemple, puisque vous êtes philosophe : quand Hegel dit, en 1825, que la lecture du journal, c’est la prière de l’homme moderne, il dit cela parce qu’il a une œuvre de fond, – il était Franc-maçon de surcroit – une œuvre ésotérique, une œuvre délicate d’ailleurs. Et puis, à côté de cela, il y a la lecture du journal. Ce qui est exotérique. Or, pour qu’il y ait de l’exotérique, il faut qu’il y ait de l’ésotérique. Aussi, l’analyse que je développe dans ce livre, c’est que le Grand Orient a perdu cette dimension ésotérique, qui est le cœur de la maçonnerie depuis les pythagoriciens jusqu’aux Mystères d'Éleusis, en passant par les Templiers, puisque c’est cela la filiation avec les fraternités du Moyen-âge, etc. On voit bien comment, régulièrement, il y a des endroits où l’on œuvre et l’on pense de manière profonde. La maçonnerie, en 1717, s’inscrit dans cette filiation. Et, en France, le Grand Orient, depuis le XVIIIe jusqu’à la moitié du XIXe siècle, et peut-être un peu plus, demeure dans cette tradition. En 1877, il abandonne la référence au grand architecte de l’univers, ce qui fait sa spécificité, et il n’est dès lors plus reconnu par la Grande loge d’Angleterre : il n’est plus inscrit dans les maçons réguliers. Je dirais que c’est le début de la décadence, lorsqu’on ne veut plus penser qu’il y a de l’invisible pour comprendre le visible.
M. A. : C’est le religare en latin. Ce qui relie le visible à l’invisible.
M. M. : Oui. De cet abandon, celui de la dimension du sacré, de la dimension du divin sous quelque forme que ce soit, et qui a conduit au fameux « laïcisme », autrement dit la dénégation et la lutte à bien des égards contre le sacré, le spirituel et le symbolique, etc. C’est à cela qu’a conduit la laïcité...
M. A. : Et qui conduit à des combats ou des discussions d’arrière-garde, et notamment le wokisme auquel vous consacrez un chapitre[4]. Ces fameux « éveillés »[5]!
M. M. : Encore une fois, ma position est un peu provocante, lorsque je montre dans ce chapitre, et je l’ai dit dans d’autres de mes articles, que le wokisme n’est autre que la caricature des Lumières. C’est-à-dire que lorsque quelque chose arrive à sa fin, cela devient une caricature. Voyez d’une manière très précise, les Lumières, c’est l’universalisme, les droits de l’homme, etc. Or, que fait le wokisme actuellement sinon universaliser une particularité : la peau, le sexe, le genre, etc. Ce qui rejoint les préoccupations actuelles de la bureaucratie du Grand Orient, et que j’appelle diabolique, au sens étymologique : ce qui coupe. Et puis, pour vous le dire très simplement, je suis un de ceux qui, dans les années 1970, influencé par la pensée allemande, sous la direction de Durand, je n’ose pas le dire, mais je crois que je suis l’un de ceux qui ont lancé le mot « sociétal ». Voyez, dans cette philosophie allemande, lorsque Heidegger veut montrer l’importance de la philosophie historique, il dit « historial » ; lorsque le philosophe marxiste Georg Lukacs parle de la philosophie de l’objet, il dit l’objectal[6], etc. Eh bien, c’est dans cette filiation que j’ai employé le mot « sociétal », qui n’était pas employé en 1972, pour rendre à ce qui est profond, – ce que j’appelle la nappe phréatique – qui n’est pas seulement le contrat rationnel, le contrat rousseauiste, mais une dimension plus profonde. Or, le problème qui me chagrine aujourd’hui, c’est que ce mot est devenu ridicule, puisque, lorsqu’on ne sait pas quoi dire, on dit sociétal. D’un mot de fond, c’est devenu un mot superficiel. Or, c’est à la conjonction de ce wokisme et de ce pseudo-sociétal, que ce qui prévaut au Grand Orient, ce ne sont plus les plans symboliques, mais l’euthanasie, l’avortement, les combats LGBT, etc. Ce qui n’est rien d’autre que des questions politiques, et que l’on appelle « sociétales ». Or, je montre précisément que la décadence est l’aboutissement de cette conjonction.
M. A. : Aussi, ce qui prévaut dans votre thèse, thèse que vous développiez déjà dans vos deux précédents ouvrages, Le temps des peurs[7] et Logique de l’assentiment[8], c’est que le Grand Orient est en pleine décadence parce qu’il n’a pas compris que c’est la fin de la modernité et qu’il n’arrive pas à entrer dans la postmodernité, ce qui a pour conséquence que les jeunes ne suivent plus.
M. M. : J’ai donné le chiffre, même si je ne suis pas un homme du chiffre. Cela dit, je ne peux pas ne pas dire que 65% des jeunes abandonnent. Chiffre très important pour un sociologue. Et je m’amuse un peu à montrer, qu’en 1972, la moyenne d’âge était de 42 ans. Aujourd’hui, elle est officiellement de 65 ans. Ce que j’appelle le « cinquante nuances de gris ». Mais à vrai dire, c’est cinquante nuances de blanc. Ce qui veut dire, que c’est un truc de vieux retraités. Je ne sais pas si vous connaissez mon livre La nostalgie du sacré[9], mais j’y montre que le sacré est une vraie préoccupation de la jeunesse.
M. A. : On assiste dès lors au retour du sacré, mais aussi des religions.
M. M. : Oui, je le vois ainsi. Mais pas le retour des religions instituées. C’est plutôt, à Paris, les églises traditionnelles. Ce n’est plus le catholicisme conciliaire, qui a abandonné le latin, la vraie liturgie, et qui a vidé les églises. Certes, ce que je dis est anecdotique, ce n’est pas scientifique, mais je vais régulièrement à Saint-Nicolas du Chardonnet, et je suis frappé de voir qu’une bonne moitié de l’église est pleine de jeunes. Donc, en effet, je crois qu’il y a un retour de tout cela, et que l’on peut observer à travers les 16 000 participants au pèlerinage de Chartes, ou à l’affluence incroyable au JMJ de Lisbonne en 2023. Au nombreuses retraites spirituelles également. Cela nous donne quelques petits indices. Voyez, index: ce qui pointe.
M. A. : Au Grand Orient, on vous a reproché par exemple d’avoir fait des émissions avec des personnes qui sont infréquentables médiatiquement. Par exemple, vous avez débattu avec Éric Zemmour. Vous avez accepté de passer sur CNews. Vous montrez que c’est une forme inquisitrice[10].
M. M. : C’est anecdotique ça aussi. Mais oui, et c’est d’autant plus grave que, concernant le Grand Orient, cela va à l’encontre même de la liberté de pensée. Or, ce qui est le cœur battant de la tradition maçonnique, c’est la liberté de pensée et la liberté de conscience. Vous étiez de droite ou de gauche, c’était officieux. Voyez cette vieille idée de Voltaire, même s’il était initié, de la tolérance. Et là ce n’est plus le cas !
M. A. : Est-ce que cela ne rejoint pas l’esprit de la société française aujourd’hui ?
M. M. : En effet. Revenons à ce que je disais à propos de l’ésotérique, ce qui est officieux rentre désormais dans l’officiel. En copiant. Je cite, dans ce livre, ce qui s’est passé à propos de la psycho-pandémie du Covid : ils m’ont repris sur ce que je disais à propos des gestes barrières, le masque que j’appelais « la muselière », etc. On me l’a reproché. Comme on m’a reproché d’être du côté des gilets jaunes. Le sens de ce que l’on discute à présent, c’est précisément cette liberté fondamentale de penser, la liberté de poser des questions, de n’être pas dogmatique, puisque le propre même de la Franc-maçonnerie c’est l’esprit libre : celle de poser des questions.
M. A. : Cela rappelle votre thèse à propos du « complotisme ». Pour vous, cela relève du fait de s’interroger, de se questionner. C’est la remise en question de Socrate. Aujourd’hui, cela devient interdit.
M. M. : Je dirais plutôt Aristote que Platon. Mais c’est un problème secondaire. Je suis dans la filiation de saint Thomas d’Aquin. Lorsqu’Aristote pose la différence entre la philosophie et la doxa, il emploie une formule : kalosaporestai: poser bellement des questions. Aporie, qui veut dire des problèmes auxquels il n’y a pas forcément des réponses. Et lorsqu’on lit la Somme théologique de saint Tomas d’Aquin, on voit qu’il y a tel argument contre, puis je pose ceci, etc. : ce qui était la « disputatio » dans la fameuse Sorbonne. Ce qui avait une tendance dogmatique, c’est-à-dire une solution a priori, on pouvait lui opposer ce processus de la disputatio. Or, nous disons tous les deux la même chose : ce n’est plus le cas dans la société d’aujourd’hui. Et c’est le vrai problème actuel. Partout, il y a ces oppositions de dogmatismes. Mais on ne trouve plus d’endroit où c’est l’essence même d’avoir ces disputatio. Cela n’existe plus.
M. A. : Vous faites d’ailleurs une très belle distinction entre la philosophie progressive et le progressisme.
M. M. : Le mythe du progrès fut ma critique dans ma thèse d’État, en 1978. Je ne sais pourquoi, je fis la critique du progrès et du service public, disant ironiquement, que le service public a pris le public à son service. Voyez, une inversion. C’est au XIXe qu’apparaît le mythe du progrès. Ce qui est devenu la grande idéologie du progressisme sous la forme d’une injonction. Or, c’est amusant, car au début de chaque tenue maçonnique, il y a l’affirmation que c’est une philosophie progressive. Mais ce n’est pas le progressisme, car c’est la prise en compte de la tradition, et que j’ai appelé la spirale, l’enracinement dynamique, un oxymore contraire à la flèche du temps marxiste qui nous promet les lendemains qui chantent. S’il y a une évolution, ce sera sur la base de la tradition. Or, si c’est affiché à chaque tenue, c’est le contraire qui est développé dans les discours de la bureaucratie. Précisément, ce mythe progressiste a fait son temps, et les nouvelles générations ne s’y reconnaissent plus : cette société parfaite à venir, etc. Leur désengagement politique est à ce titre intéressant. Le trésor caché de la philosophique maçonnique, c’est plutôt la progressivité que le progressisme.
M. A. : Quelle est l’essence même de la Franc-maçonnerie ? Dans son objectif, dans sa spiritualité et sa métaphysique ?
M. M : Puisqu’on est parti au commencement de cet entretien du symbolique et de la spiritualité, et que vous en avez rappelé l’étymologie, on parlera de cette idée de « relier ». Il y a un côté religieux, dans le sens que je viens d’indiquer. Le mot fréquemment employé, et que je n’ai jamais aimé, est la fraternité. Dans ce livre, je propose de le remplacer par un vieux mot français, et que l’on trouve chez moi dans le sud de la France : l’affrèrement. Donc, la fratrie. C’est cela le cœur battant de la maçonnerie. Bien sûr, cela prend parfois des formes caricaturales : le copinage, la solidarité, l’entre-aide, etc. On peut trouver ces perversions, bien entendu. Mais fondamentalement, c’est cette dimension que nous retrouvons. Personnellement, j’avais proposé des tenues de table : les agapes. Cela dit bien ce que cela veut dire en grec : agapè. Ce qui était le fil rouge de toute vie en société auparavant, et que la modernité a oublié en mettant l’accent sur l’individualisme, notamment le narcissisme qui est la fine pointe de cet individualisme. Donc, en bref, être ensemble.
Cet entretien est paru dans le n°32, Question de Philo, Janvier 2024.
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[1] Paris, Dunod (1re édition Paris, P.U.F., 1960).
[2] Michel Maffesoli, Le Grand Orient. Les lumières sont éteintes, Paris, Guy Trédaniel, 2023.
[3] Voir à ce propos, l’entretien avec Michel Maffesoli « Je m’attache à montrer que l’époque moderne est achevée » par Marc Alpozzo, in Question de Philo, n°30, Juin 2023.
[4] Chapitre premier, pp. 25 à 35.
[5] Voir à ce propos « Le peuple des égarés » préface à Robert Jacquot, Où l'on se surprend être rien parce que tout est conscience, Paris, Les éditions La Bruyère, 2023, pp. 7 à 10.
[6] Voir à ce propos « Considérations sur le « sacral » postmoderne » par Michel Maffesoli in Sociétés 2018/1 (n° 139), pp. 7 à 17
[7] Paris, Éditions du Cerf, 2023.
[8] Paris, Éditions du Cerf, 2023.
[9] Paris, Éditions du Cerf, 2020.
[10] Chapitre 7, « De la tolérance au sectarisme », pp. 97 à 111.