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Louis-Ferdinand Céline, « Guerre », le voyage dans le « Voyage »

Au moment de sa parution, le roman inédit Guerre, de Louis-Ferdinand Céline, a divisé, forcément divisé dans une France encore très fragmentée. Le roman Guerre, et le premier inédit d'un longue série, qui sera forcément chroniquée dans ces pages.  On sait combien Céline a fait couler d'encre, depuis son premier voyage, son premier chef-d'oeuvre, le Voyage au bout de la nuit. C'est ainsi, d'un voyage dans le voyage, dont il est question grâce à ces inédits, qui demeurent des brouillons de romans qui n'auront jamais vu le jour. Cette recension est parue dans le numéro 39 de Livr'arbitres. Elle est désormais en accès libre dans l’Ouvroir.

guerre.jpegAu moment de sa parution, le roman inédit Guerre, de Louis-Ferdinand Céline, a divisé, forcément divisé dans une France encore très fragmentée. De quoi Céline est-il le nom ? Antisémite notoire, auteur de trois ignobles pamphlets, qu’il a lui-même refusé de rééditer, Bagatelles pour un massacre (1937), L'école des cadavres (1939), Les beaux draps (1941) publiés à l'origine par Denoël, et dont la réédition en 2018, aura donné lieu à de violentes polémiques[1], avant que Gallimard ne déclare forfait.

 

Pourtant, on le sait, Céline est sujet à toutes les critiques, toutes les controverses, tous les débats depuis la parution de son premier roman, il y a déjà 90 ans, en 1932. L’édition de ce manuscrit perdu, intitulé Guerre, en 2022, aura bien sûr relancé la machine de la polémique, des querelles et des escarmouches[2]. C’est pourtant la publication d’un joyau, d’un trésor auquel notre génération a le droit d’assister. C’est donc un manuscrit qui aura été perdu pendant au moins 90 ans, puisqu’il est presque aussi vieux que le Voyage au bout de la nuit, et il date de 1933. Ces pages se trouvaient dans une des valises, que Céline aura abandonnées ou oubliées chez lui, alors qu’il quittait précipitamment Paris, après le débarquement des Américains. Craignant le peloton d’exécution à la Libération, après la parution de ses pamphlets antisémites, ainsi que ses articles polémiques parus sous l’Occupation. Et puis voilà, que le 4 août 2021, le journal Le Monde révèle la réapparition soudaine de milliers de pages inédites, que le romancier avait souvent évoquées.

 

Par exemple, dans D’un château l’autre, en 1957 : « et le reste !... le reste ?... on m'a tout volé à Montmartre !... tout !... rue Girardon !... je le répète... je le répéterai jamais assez !... on fait semblant de ne pas m'entendre... juste les choses qu'il faut entendre !... je mets pourtant les points sur les i... tout !... des gens, libérateurs vengeurs, sont entrés chez moi, par effraction, et ils ont tout emmené aux Puces !... tout fourgué !... j'exagère pas, j'ai les preuves, les témoins, les noms... tous mes livres et mes instruments, mes meubles et mes manuscrits !... tout le bazar !... j'ai rien retrouvé !... »

 

C’est en juin 1944, que Louis-Ferdinand Céline, proche des Allemands, apprend qu’il n’est désormais plus en sécurité. Il vit sur la butte Montmartre, avec son épouse, Lucette. À peine le temps de coudre des pièces d’or dans la doublure d’une veste, de prendre avec eux leur chat, Bébert. Gare de l’Est. Baden-Baden. Puis Sigmaringen. Là-bas, le couple retrouve les ultras de la collaboration autour du maréchal Pétain.

 

Guerre est donc le premier manuscrit inédit publié par Gallimard, tiré d’une série où l’on trouvera bientôt, Londres (qui paraîtra au mois d’octobre), La volonté du roi Krogold et Casse-pipe. Ce n’est pas à proprement parler un roman sur la guerre, puisque dès le commencement du texte, le narrateur est blessé et se retrouve en convalescence à Peurdu-sur-la-Lys, qu’il décrit comme « une petite ville mais en position juste pour recevoir des troufions de toutes les batailles. » Antimilitariste convaincu, Céline n’a jamais aimé les récits de guerre. Il leur préfère la vie. Et c’est donc un texte qui se passe dans l’arrière-cour du champ de bataille, des ruines et des cadavres.

 

Tout le folklore démagogique autour de la guerre, et de ses héros, Céline réagit, il ne peut pas ne pas régir, lui, le bidasse renfrogné, le déçu du genre humain, mais l’ami de la vie. Il critique, réprouve, condamne. Il vitupère. Ses pages sentent la boue, l’apocalypse, les charniers, les décombres, ses pages sentent la mort et le macchabée, l’agonie et la décomposition. Céline déteste ces hommes, qui se battent, qui laissent cours à leurs penchants les plus monstrueux, on le sent à toutes les pages, toutes les lignes, tous les mots ; dans un langage atrabilaire, mélancolique, Céline, ce ronchonneur renfrogné, revêche, triste, les observe, et nous décrit la comédie humaine, loin de celle de Balzac, une comédie humaine au bord du précipice, sombrant dans une folie collective de destruction et de mort, avec ce regard lucide et pessimiste à la fois, qui nous révèle au grand jour de notre médiocrité, de notre mesquinerie déguisée en grande fête à neuneu, de notre insuffisance, de notre pauvreté d’âme. Toute la détresse humaine est donc là, dans ces propos, souvent grincheux, hirsutes, qui feraient presque passer Céline pour une sorte de sale type effroyable et abominable, alors qu’il se contente de décrire, avec une précision d’horloger, la férocité de notre condition humaine. Sa terrible monstruosité.

 

« C’est écœurant quand on a vu pendant des mois les convois d’hommes et de tous les uniformes défiler dans les rues comme des bancs de saucisses, kakis, réserves, horizons, vert pomme, soutenus par les roulettes qui poussent tout le hachis vers le gros pilon pour con. Ça part tout droit, ça chantonne, ça picole, ça revient en long, ça saigne, ça picole, encore, ça pleurniche, ça hurle, c’est pourri déjà, un coup de pluie, voilà le blé qui pousse, d’autres cons arrivent en bateau, il mugit, il a hâte de tout débarquer, sur l’eau il virevolte le grand souffleur, tourne du cul, le beau navire dans la jetée, le voilà reparti fendant les vagues écumantes en chercher d’autres… Toujours contents les cons, toujours à la fête. Plus qu’on en écrabouille mieux les fleurs poussent, c’est mon avis. Vive la merde et le bon vin. Tout pour rien ! »

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Céline (deuxième à droite), à l'hôpital du Val-de-Grâce, en 1914. © DR

 

Je ne résiste pas à citer ce passage, tant le langage, même lorsque le texte n’est encore qu’un premier jet, et c’est précisément le cas de Guerre, manuscrit provisoire, roman embryonnaire, ébauche d’un texte qui raconte l’expérience vécue par Céline, à la fin de 1914, en Belgique, blessé gravement à la tête, et dont il se plaindra toute sa vie des séquelles, maux de crâne douloureux, et acouphènes aussi bruyants que le passage d’un train, nous y décrit tout ce qu’il y a de plus pathétique dans les grandes messes humaines, réduisant les hommes à de simples maillons passifs d’une grande machine de mort. Dans ces pages, écrites dans le langage célinien habituel, il y raconte aussi sa convalescence, et son désir de fuir vers Londres (sujet du prochain manuscrit). La vie de Céline est le terreau donc fertile, d’une œuvre admirable, sardanapalesque tant la richesse des détails, l’apparente démesure du récit, la folie extravagante de la langue, rendent le propos excessif et si humain à la fois.

 

N’écoutez donc pas les rabat-joie, les moralisateurs de cette nouvelle époque, toujours prêts et déterminés à participer activement aux chasses à l’homme. Cela fait presque un siècle que l’on persécute Céline. Même dans la tombe, ces hommes revêches ne le laissent pas en paix. Il y eut la grande polémique autour de la réédition des pamphlets, maintenant celle qui touche à la publication de ces manuscrits inédits, qui sont autant de miracles éditoriaux, dans une période de sombre pauvreté littéraire. On y voit un Céline au travail. Un Céline brut de décoffrage. Un Céline du premier jet, avant les reprises infinies, les textes réécrits, retravaillés jusqu’à l’épuisement.

 

Guerre est alors, le premier d’une longue série de romans, qui nous montrent combien Céline était non seulement le styliste, l’inventeur coupable d’une langue, que tout le monde reconnait aujourd’hui, mais aussi, un grand humaniste, déguisé en antihumaniste, qu’on le veuille ou pas, qui avait cet amour caché, renfrogné du genre humain, brimé et brisé par la méchanceté et la folie des hommes, au point de savoir les décrire, et les montrer à eux-mêmes, jusqu’à la nausée, l’évanouissement. Et, lorsque l’on sait décrire, avec tant de justesse, les hommes, et qu’on a ce génie de leur tendre un tel miroir, il ne faut pas s’étonner par la suite, d’être persécuté jusque dans sa tombe. C’était pourtant le destin de Céline. Guerre fait partie de ces textes désormais, œuvre définitivement inséparable des autres romans, qui savent révéler ce talent hors norme, ce talent dont Céline avait hérité, par on ne sait quel tour cruel de sa tragique destinée...

 

Louis-Ferdinand Céline, Guerre. Édition établie par Pascal Fouché. Avant-propos de François Gibault. Gallimard, 2022.

 

louis-ferdinand céline,lucette céline,le chat bébert,philippe pétain,honoré de balzac,pascal fouchéParu dans le n°39 de Livr'arbitres, Septembre 2022.

 

 

 

 

 

 

 

En couverture : Le soldat Céline en convalescence, 1915 - Collection Louis-Ferdinand Céline/IMEC

 

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[1] Voir à ce propos la Tribune de Denis Salas, « Faut-il rééditer les pamphlets de Céline ? » in Les Cahiers de la Justice, 2019/1 (N° 1), pages 7 à 12.

[2] Voir à ce propos la longue analyse « Comment peut-on lire Céline aujourd’hui ? » par Pierre Benetti et Tiphaine Samoyault, in En attendant Nadeau, du 5 mai 2022.

Commentaires

  • Les manuscrits de Céline ont été volés lors du pillage de son appartement par des soi-disant résistants. Celui qui s’en était emparé ne les a pas restitué à l’écrivain après la guerre pour lui nuire par haine. Ce faisant, il a commis une faute impardonnable et irréparable envers la littérature française, l’auteur n’ayant pu finaliser son œuvre, car il est clair que la version partielle publiée aujourd’hui ne nous présente qu’un état transitoire du texte, Céline retravaillant ses textes par filtrages et ajouts successifs comme il l’a expliqué lui-même. Nous ne connaîtrons jamais le grand roman sur la première guerre mondiale « Casse-Pipe ».

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