Patrice Trigano, il ne faut pas céder sur son désir
J'ai rencontré l'auteur dans une soirée organisée par la revue Livr'arbitres. Son attachée de presse m'a alors remis son roman, car je suis passionné de psychanalyse. Avec L’oreille de Lacan, paru aux éditions de la Différence, Patrice Trigano offre le roman truculent d’un dandy des temps modernes, qui fait de son angoisse de vivre une œuvre d’art. Voici ma recension en exclusivité dans l'Ouvroir.
Voici un roman qui met en scène deux hommes. Le narrateur, dont on ne connait presque rien, et un autre, Samuel Rosen, un dandy esthète qui « fait de l’art son temps ». Une formule magnifique, et qui résume à elle seule, l’aspect contemplatif et révolté d’un homme, refusant de vivre en se jetant à corps perdu dans l’existence, s’y risquant à peine avec parcimonie parfois, comme si, au bord de l’eau, il se contentait de tremper un doigt de pied distrait. Que craint-il ? Probablement les vertiges de la réalité, ses limites, et les murs auxquels on se cogne. Contemplatif, il est le contraire de l’homme d’action. Contemplatif inhibé face au monde, plein de regrets aussi : « Mon ouverture au monde m’aurait tout simplement tracé la voie d’un bonheur possible. »
Dandy esthète, tyran domestique, misanthrope qui ne rechigne qu’à vivre avec son domestique, au milieu de son océan de livres, de ses tableaux, de ses bibelots dont il rapporte un vivant témoignage avec une minutie sans égale, et se consume silencieusement dans son antre, protection contre la fureur du monde (« Que c’est donc pour cette raison, et nulle autre, que… telle un escargot logé dans sa coquille je vis solitaire dans ma maison qui me protège d’un extérieur que je perçois imprégné de toute l’hostilité du monde ») avant de se lancer un défi : écrire un livre scandaleux dans lequel il révélera au monde sa terrible découverte : Nerval nègre de Baudelaire !
Voici donc, je dois le dire, un bien curieux personnage ! Un personnage qui aurait rêvé de s’allonger sur le divan de Jacques Lacan au 5 rue de Lille, en devenir le pensionnaire appliqué, mais, comme pour le reste, à ce désir le rêveur préféra imaginer sa vie plutôt que la vivre.
La grande question de ce roman se pose donc désormais : que serait-il devenu ce dandy esthète s’il avait poussé la porte du cabinet du psychanalyste ? Cette histoire d’un personnage qui se raconte, minutieusement, de chapitre en chapitre, il nous semble l’entendre, l’entendre nous dire son angoisse d’exister. Pour cela, il nous faut d’abord tendre l’oreille de Lacan, une écoute appliquée, dans le dos du patient, qui l’amène à se retourner en lui-même. Le doute angoissé de ce dandy solitaire, hypocondriaque et rongé de manies, se refusant le bonheur de vivre, nous montre, avec une grande force, combien certaines vérités sont si effrayantes qu’elles nous ôtent la vue, l’ouïe, enfermés dans notre carapace, et dans notre désespoir, bien plus chaleureux, que cette humanité à l’extérieur si angoissante et terrible. C’est une forme absurde de la peur. Mais quelle peur serait rationnelle ?
Ce livre est un hymne à la parole, à l’ambiguïté de l’écoute, à la vérité qui aveugle. Référence faite à Œdipe bien naturellement, mais aussi à la célèbre lettre volée de Poe, recevant de Lacan ses lettres de noblesse. Roman sur la vérité, sur la parole pleine, qui se révèle à nous à travers la question posée par la longue traversée solitaire de Samuel Rosen : la vérité est-elle si dure à regarder en face ? Plus profondément encore, n’est-il pas impossible de dire la vérité, et toute la vérité ?
Il est bien sûr frappant de voir que l’auteur de ce roman truculent, se demande si la psychanalyse peut nous rendre au sens de notre vie, et si même, c’est nécessaire. L’oreille de Lacan, celui qui prête l’oreille au symptôme, au saint homme, dans un jeu de miroir, miroir du je, entre le narrateur et Samuel Rosen, dont on doutera de l’existence jusqu’à la fin du texte, moment où il reçoit, grâce à un rêve mettant en scène Lacan lui-même, la grande révélation de son mal à vivre. Ou bien le mal à vivre du narrateur, témoin muet de cette existence dont le sens s’égare. Et l’oreille de Lacan de rejoindre le silence intérieur de chacun.
Patrice Trigano, avec César (début 1990)
Patrice Trigano, L’oreille de Lacan, Les éditions de la différence, 2016.