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Entretien avec Luc-Olivier d’Algange. Être réfractaire

Parmi les quelques noms de grands écrivains de notre époque, de Moralistes pour notre temps, qui n’occupent pas tout l’espace médiatique et merdique, étriqué et étron, mais qui écrivent dans le silence de la littérature, pour les générations futures, pour les temps prochains (qui se moqueront allègrement des temps présents), je citerai bien volontiers Luc-Olivier d’Algange, qui écrit dans la grande tradition des Moralistes du dix-septième siècle, et construit patiemment, depuis 1981, une œuvre poétique et philosophique de tout premier plan. Aphorismes, formes courtes, ces textes qui forment à eux seuls une petite sagesse pour notre temps, nous donneront certainement la force d’affronter la confusion et l’indistinction qui sont les nouvelles valeurs d’une époque en détresse. Cet entretien est paru dans le n°44 de Livr'arbitres. Le voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.

propos.jpegMarc Alpozzo : Votre recueil Propos réfractaires (L’Harmattan, 2023, coll. Théôria) est un ensemble d’aphorismes pas seulement réfractaires par goût, mais intempestifs par nature, insolents pour cette époque vulgaire et imbécile, agitée, tourmentée, redoutable et indécrottable dans ses idées fixes. Qu’est-ce qu’être réfractaire au vingt-et-unième siècle ?

 

Luc-Olivier d’Algange : Il me semble, oui, que l'on peut être réfractaire sans rage ni dédain, par des préférences, des goûts et des dégoûts qui nous viennent de loin, qui témoignent d'une disposition intime, d'un faisceau d'influences auxquelles nous avons consenti, d'un certain rapport avec les êtres et les choses, d'où les nuances ne pas exclues, d'une inclination vers la contemplation, et plus profondément d'une gratitude à l'égard de ce qui nous fut légué. Nous avons reçu bien plus que nous ne pourrions jamais donner : certains semblent oublier, ou refuser, cette évidence... Être réfractaire, ce serait alors, le plus simplement du monde, refuser le saccage, la table rase, le ressentiment morbide qui semblent être les maîtres de notre temps. Ces paysages, dont on voudrait nous exproprier, en les enlaidissant, ces œuvres, qui nous parlent depuis l'enfance, et que l'on conspue, nous y demeurons, avec piété, et presque malgré nous. Nous sommes pris en tenaille entre deux fondamentalismes qui ne s'opposent qu'en apparence, l'un, que l'on croit « archaïque » et l'autre délibérément moderne, mais l'un et l'autre s'évertuent également à ravager notre héritage français et européen. Être réfractaire, ce serait donc y demeurer présent, se souvenir, être mieux homme de réminiscence que de planification, récuser en pensée et en acte, ce monde « managérial », utilitariste, par l'usage d'une liberté conquise, l'exercice des amitiés vivantes, des admirations ingénues, par le recours, enfin, à ces « ermitages aux buissons blancs », qu'évoquait Ernst Jünger. Chercher et trouver « le lieu et la formule » où ce que nous aimons persiste et verdoie. Aller à sa guise. Disperser, tels des grains de pollen, des noms, des idées, des formes génésiques, sans lesquelles le monde serait plus triste et plus lourd. Lancer des passerelles vers d'autres temps qui exigent, pour se faire entendre, une vivante intercession. Se souvenir que les grandes œuvres demeurent « en réserve » selon la formule de Heidegger, sous un sol gelé, et attendre, selon le mot Nietzsche « le vent du dégel ».

 

M. A. : Vous parlez avec beaucoup d’intelligence des moralistes. Peut-on dire que vous en êtes un, modestement, mais sûrement, au milieu de la pacotille des moralisateurs de notre époque ? Quelle différence faites-vous entre les deux ?

 

L.-O. d’A. : Quiconque se refuse à être moralisateur, se retrouve d'emblée du côté des Moralistes. Le moralisateur est, par origine et destination, un censeur. Nos actuel wokistes, ces héritiers hystériques du Juge Pinard, s'adonnent à ce narcissisme pathétique qui consiste à se voir en défenseurs de la vertu et du « Bien ». Les Moralistes déjouent les prétentions de cette sorte et en révèlent les vanités. Les Moralistes sont l'antidote des moralisateurs. Les belles œuvres, celles qui nous parlent amicalement, celles qui nous regardent, ne sont jamais édifiantes et moralisatrices, elles ne cherchent point à nous enrôler. Elles ne nous font point la leçon. Nietzsche encore, ce disciple par excellence de nos Moralistes : « Il me répugne de suivre autant que de guider ». Que nous reste-t-l alors, hors de la sociologie, des drames domestiques, des griefs, de la psychologie plaintive, – toutes ces ficelles de la « moraline » contemporaine ? Eh bien tout le reste : l'impondérable, les variations de la conscience et de l'être, l'Eros et le Logos frémissant d'accords, les mots eux-mêmes, laissés en liberté, comme des scintillements épiphaniques de la lumière sur l'eau.

 

M. A. : Vous avez choisi d’écrire et de ne pas agir. Vous êtes à votre manière « retiré du monde » mais non pas « hors du monde » ce qui vous permet d’écrire contre les idéologues et les « dévergondés de l’abstraction », le mot est de vous, mais aussi contre les moulins à vent de la bien-pensance et de la société de la production. Vous écrivez, vous procrastinez, vous êtes antimoderne par conviction, est-ce ce pour vous à la fois l’aristocratie de l‘intelligence face à tant de bêtise, et la réponse que vous pouvez donner à l’effondrement de notre civilisation, qui se déroule sous nos yeux impuissants ?

 

L.-O. d’A. : J'avoue que la frontière me semble incertaine entre écrire et agir. Les hommes politiques, que l'on répute « homme d'action », que font-ils sinon de parler, mais sur un invariable filigrane de banalité, – leur pouvoir désormais confisqué par des instances financières ou technologiques ? Le retour au réel, aux évidences du réel, exige la sauvegarde de notre langue, de ses usages immémoriaux, de la possibilité de dire ce qu'il en est du monde, sans quoi toute action se voue à accroître la confusion. Certes, notre marge de manœuvre est des plus étroites. Nous sommes relégués, parias, clandestins, et tout ce que l'on voudra.  Mais qui saurait donner l'assurance absolue que ce qui semble être un « hors du monde » n'est pas véritablement le cœur du monde ? L'acharnement avec lequel les censeurs exercent leur triste fonction montre assez qu'ils discernent un danger ; leurs incessants appels à la délation ne témoignent pas seulement de leur bassesse mais d'une crainte de voir ressurgir des libertés perdues... Qu'ont-ils à nous proposer sinon leurs rancœurs chafouines ? La force d'inertie, – celle de la majorité de nos contemporains qui ne se soucient guère de ces débats médiatiques, – est aussi de notre côté. Contre ceux qui veulent nous faire passer, nous demeurons. Tout est là : notre ciel et notre terre, et nos irréfragables fidélités. À échanger avec les uns et les autres, au hasard des promenades, des terrasses, des marchés, il n'y a guère que les « intellectuels » (par antiphrase), qui soient en désaccord profond avec nous. Nous ne sommes point si seuls à suivre un cours qui vient de loin, à nous reposer au bord de notre Lignon, à entretenir une libre conversation avec les êtres et les choses. Voyez le ridicule de nos adversaires, avec leurs écritures inclusives, leurs théories du « genre ». Rien de tout cela ne peut tenir. Ces précieuses ridicules mâtinées de « gardes rouges » sont vouées à l'oubli. Le propre de tous les totalitarismes est de périr dans leur triomphe. Il reste, bien sûr, que ces temps sont d'une sévère aridité, et que nous sommes provisoirement condamnés à vivre en de sinistres dissonances. Que nous reviennent les Muses ! Accordons-nous avec ce qui est plus vaste que nous !

 

M. A. : Selon vous, quels sont les grands dangers de notre époque ? Vous écrivez pour vous dépendre du nihilisme. Est-ce la dernière expression d’une désinvolture nécessaire et dont le but est lointain, afin de survivre dans un monde qui effectivement ne croit plus en rien ? Je veux dire, par-là, relire les moralistes et les grands textes, comme une sorte d’antimoderne en liberté, et qui ne se préoccupe pas de l’état du monde sinon pour en faire une œuvre d’art, est-ce désormais la seule réponse à donner à la fragmentation et la désagrégation du monde moderne ?

 

L.-O. d’A. : « Il y a beaucoup d'action dans l'homme de rêve et beaucoup de rêve dans l'homme d'action », je cite Drieu La Rochelle de mémoire. Lire et relire, et songer grandement par l'intercession des œuvres, c'est reprendre contact avec ce qui nous fonde. L'Europe économique, ce pouvoir usurpateur, est la négation de l'Europe culturelle, laquelle, contre les sinistres, les Lugubres et les rabat-joie, nous enseigna une certaine forme de désinvolture. Du Prince de Ligne à Paul Morand, une humeur se perpétue qui n'est point ennemie de la profondeur. Voici Nimier, Valery Larbaud, Cendrars... Voici, encore la coruscante Mittel-Europa, avec Witkacy dans sa révolte dans le « nivellisme », avec Döblin dans l'humour ravageur de son « Voyage babylonien », et tant d'autres... Witkacy le dit avant nous : le principal danger est le « nivellisme », l'uniformisation, l'éclairage scialytique, le contrôle de tout par tous, l'asservissement à la tristesse. La société, qui est un nihilisme en action, est devenue une machine de guerre contre la civilisation. Cependant une catena aurea, une chaîne d'or, court, nervure solaire, depuis Pythagore, Plotin, Jamblique jusqu'à Rimbaud, Shelley, Stefan George. Contre le clerc moderne, ce traître, nous nous souviendrons de l'Aède antique, de la salutation angélique que Béatrice adresse à Dante sur un pont florentin, et de D'annunzio : « Memento Audere Semper ».

 

M. A. : Vous avez de très belles pages sur l’Âme. C’est assez désuet de croire en l’âme aujourd’hui. Les modernes croient en la conscience et dans le néant. Les penseurs et les littérateurs à la mode croient dans la mort de l’homme, alors que vous semblez édifier l’existence de l’âme et l’unité du sens. Pouvez-vous nous décrire cette âme, sans laquelle le monde ne serait pas ?

 

L.-O. d’A. : Sans âme, nous serions morts, – ou nous le seront, machines perpétuelles, étayées de technologies, selon la morose utopie « transhumaniste ». Dans la mythologie cinématographique, les zombies sont venus à la rescousse des vampires, ce sont les créatures sans âme. L'âme est tout bonnement ce qui anime, notre mouvement, notre inquiétude, notre espérance. Ce n'est que de façon toute récente, par des sophistiques « matérialistes » que l'on en est venu à nier l'existence de l'âme, laquelle, naguère et jadis, était une évidence au suprême. La définir de façon scolastique serait peut-être fastidieux et un peu vain. L'âme ne se prouve pas, ni ne se décrit, et comme s'en souvenait aussi Huguenin, ce n'est pas l'âme qui est dans le corps, mais le corps qui est dans l'âme, environné d'âme... Chacun sait d'intuition, ce qu'est une chose sans âme, sans vibrato, une chose inerte. Ce sont les matières plastiques, les architectures de masse et tout ce qui n'est que purement quantifiable. Sans âme, les banques, sans âme, l'Administration. Relisons Gogol et Kafka. Le seul combat qui vaille est le combat pour notre âme. Les Anciens la figuraient l'Âme du monde sur le bouclier d'Achille ou de Vulcain. Un monde sans âme est un monde mort avant d'être mort : ce monde voulu par les nihilistes, non plus les nihilistes hirsutes à l'ancienne, ces contempteurs de « valeurs » bourgeoises déjà déconfites, mais les nihilistes policés, notables, « voulus modernes », adversaires de toute souveraineté individuelle ou collective, de toute aventure intérieure, les nihilistes du « c'est notre projet » clamé d'une voix de fausset, mais infiniment plus redoutables et déplaisants, mais passagers.  Une sapience a été perdue, mais dans la nuit, dans son voilement, elle fait signe vers son retour, et voile, et vogue vers nous, nef odysséenne.

 

luc-olivier d’algangeParu dans le n°44 de Livr'arbitres, Décembre 2023.

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