Les derniers de cordée
La période du confinement, s’étant étendue du 17 mars au 11 mai 2020, n’a pas seulement été un moment historique, qui a vu toutes nos libertés confisquées ; ça a été aussi une véritable remise à zéro des compteurs sociaux, en braquant les projecteurs sur des métiers que l’on s’était fait un point d’honneur à oublier... Voici un article qui est paru dans le premier numéro de L'insurgé, de juin 2020. Il est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Est-ce qu’on a changé de paradigme ? Jusqu’au télétravail confiné ou au chômage technique confiné, on mettait l’accent sur, ce que l’anthropologue David Graeber appelle, les bullshit jobs, en affichant un goût immodéré pour des métiers plus proches du charlatanisme, comme les « facilitateurs de résilience », les « happy-culteurs », les « révélateurs de potentiels », les « live coach », les « love coach », etc., que de l’utilité sociale. La philosophe Julia de Funès dans son livre sur le travail Ce qui changerait tout sans rien changer, (éditions de l’observatoire) se livre à une petite distinction, sur le mode d’Épicure à propos des désirs, en définissant trois types de métiers : les utiles et nécessaires, les utiles et non-nécessaires et les non-utiles et non-nécessaires, que l’on doit prendre en compte aujourd’hui.
Durant la période du confinement, on a donc assisté à une véritable rupture épistémologique, puisqu’on a vu les métiers de premières lignes revenir sur le devant de la scène, comme les femmes de ménage, les caissières, les employé(e)s de libre-service, les chauffeurs de bus, les chauffeurs-livreurs, les aide-soignantes, les infirmières, les médecins, les policiers, les pompiers, les enseignants occuper le terrain de la nécessité vitale au sein de la société.
On s’est aussi vus, sur nos balcons, applaudir tous les soirs, telle la prière avant de dîner, les soignants, (facilité du geste et imposture adroite, qui nous permettait de compenser le manque de considération jusque-là par la sympathie de l’effort supposé), ces « oubliés » jusqu’à peu, laissés pour compte et abandonnés à leur sort, alors que nous donnions notre préférence à la farandole de tartuffes, qui nous vantaient les mérites des métiers les moins essentiels, en laissant se proliférer une certaine forme de charlatanisme ; on considérait jusqu’au 17 mars, que les métiers utiles et nécessaires, le plus souvent occupés par des femmes, de petites mains, étaient les moins reconnaissables entre tous, pour la simple et bonne raison, que les personnes qui les occupaient n’avaient pas à ajouter de « savoir-faire » autre que ce que la nature leur avait donné à la naissance. On ne questionnait jamais en revanche, les diplômes et formations plus que contestables des « coachs en développement personnel », « transformateurs d’intelligence », etc., que l’on considérait comme de première nécessité et que l’on attachait à un savoir-faire nouveau, émanant de « premiers de cordée » à la mode et méritants, qui avaient su transformer leur nature et les outils innés en acquis utiles pour un autre mode de vie, plus proche de soi et de la réussite.
Caissière à Carrefour
Ces discours « régulateurs » si j’ose dire, qui ne questionnaient jamais les excès de confiance que nous avions en la com’ et le divertissement pur, fondé sur l’esbroufe et le collectif « éclairé », basé sur l’éparpillement et le culte de soi, comme le « team bulding », les « salles de design thinking », les « brainstorming », « team meeting » et tout ce qui pouvait nous donner l’occasion de faire joujou ensemble en oubliant les nécessités vitales, – qu’à l’image des Grecs anciens, on méprisait et oubliait joyeusement –, se sont rappelées à nous avec une violence inouïe, en nous montrant que la vie (la vraie vie !), ça n’était pas le superflu et le self, mais ce qui était de l’ordre du vital, et cela ressemblait à s’y méprendre aux nécessités essentielles, autrement dit le bien-être le plus simple et le plus élémentaire et qui n’avait en définitive, rien à voir avec le bien-être nouveau, le new age, cette toute nouvelle formule du bonheur ensemble, comme l’« objectif partagé », le « collectif éclairé », la « transformation de soi », la « résilience intelligente », qui nous ont alors apparu subitement, comme autant d’impostures de « marchands de soupe bonheuriste » tels que les nomme Julia de Funès. Soudainement au chômage technique, voilà ces « premiers de cordée », ces habiles illusionnistes rendus inutiles, mis au bord de la route, désactivés socialement ; les voilà considérés comme négligeables, superflus, inefficaces, avec leur idéologie égalitaire et « feel good ».
Ont été remis au-devant de la scène cependant, les « vrais » métiers (j’appelle « vrais » métiers ceux qui servent la collectivité sur le plan vital et nécessaire et dont on ne pourra se passer que l’on soit un premier de cordée ou un dernier de cordée ; ce qui s’attache à ce qui est le plus essentiel dans nos vies comme le soin, l’éducation, l’alimentation, etc.) ces métiers de papa, ou même de grand-papa, ceux qui n’avaient plus la reconnaissance distinctive de la bien-pensance, comme les métiers d’aide-soignante, d’infirmière, de pompier, de chauffeur-livreur, de boulanger, d’enseignant, etc. On s’est rendu compte aussi, qu’une grande partie des gilets jaunes, était au front, en première ligne, – ce qui ressembla à une vexation de plus, aux yeux de leurs contempteurs, considérant jusqu’alors ces « derniers de cordée », comme trop bruyants et pas assez hip, pas assez méritants pour être reconnus à la hauteur de leur demande. Peut-être en avions-nous beaucoup trop besoin sur le plan vital, pour leur concéder quoi que ce soit !
Cette société du toc et de l’imposture s’est littéralement écroulée pendant la crise, et on est revenu aux fondamentaux, au moins quelques semaines.
Ouvrage paru exclusivement sous format numérique,
en mai 2020
Aussi, ce que le confinement nous aura appris, ce sera la nécessité de repenser le vivre-ensemble et nos habitus sociaux ; la réhabilitation obligatoire des métiers utiles et essentiels, avec une revalorisation par des salaires décents et une reconnaissance méritée de ces métiers oubliés et méprisés, loin des politiques managériales mettant l’accent sur l’épanouissement de soi et l’auto-réalisation au travail, au détriment du tripalium ; la redistribution des cartes en faveurs de ces petits et grands métiers, moins occupés, semble-t-il, par des « premiers de cordée » que par des « premiers de corvées ». Mais il sera sûrement nécessaire aussi, de repenser le travail, tel que le montre Julia de Funès, comme un « tremplin » et non plus comme un « podium », afin de redonner à ce dernier sa vraie raison d’être, et nous peut-être, de retrouver une vraie et saine raison de travailler.
(Paru dans le premier numéro de L'insurgé, juin 2020)
En ouverture : un ramasseur de bouts de cigares et mégots au début du siècle dernier à Paris
Commentaires
Rupture épistémologique est un peu fort ! Les hommes et les femmes de ces métiers, ouvriers, employés, fonctionnaires, étaient in-existants et on les a vu revenir au devant...on a compris combien leurs fonctions et leurs métiers, et surtout eux-mêmes, étaient indispensables à nos vies (économiques, sociales et politiques) et à notre survie ! Mais cela ne constitue pas une rupture de nos façons de penser, de notre sensibilité, et de vivre...Les mathématiques comme langage de la nature ( la rupture galiléenne) constituent une rupture épistémologique, par exemple, et modifient structurellement nos façons de voir et de vivre quand bien même nos représentations du monde ( du monde clos à l'univers infini) ne varient pas aussi rapidement que les découvertes scientifiques qui ont suivi.