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Disparition de Robert Badinter : une page l’Histoire se tourne

Aujourd'hui, mercredi 14 février, un hommage national sera tenu à midi place Vendôme en l'honneur de l'ancien garde des Sceaux, homme de droit et avocat, Robert Badinter, qui nous a quitté le 9 février dernier. Grand homme, homme de l'abolition de la peine de mort, grand défenseur des droits et de l'état de droit, j'ai réalisé une tribune en hommage à  cette personnalité politique de gauche, cette grande figure de l'histoire, ministre de la Justice et ami fidèle de François Mitterrand. Cette tribune sort simultanément dans le site du magazine Entreprendre et dans l'Ouvroir.

Le 9 février 2024, à 95 ans, est mort l’une des plus grandes figures de l’histoire du XXe siècle. J’ai rapidement formulé sur les réseaux sociaux quelques mots d’adieu à l’homme de gauche et engagé, à l’humaniste et à l’universaliste qu’il était, et quelle ne fut pas ma stupéfaction de lire des réactions négatives en chaîne suite à l’hommage rendu, sans être toutefois étonné : notre époque est tellement binaire et manichéenne que tout ne peut être que blanc ou noir. Badinter : l‘avocat des criminels, le défaiseur de la société française, le complice, pour ne pas dire, le coupable de la déliquescence criminogène actuelle, et j’en passe des vertes et des pas mûres. C’est dans ces instants, qu’il m’est donné de constater l’entière déperdition de notre pays, critique du manichéisme à l’américaine dans les années 1980, profondément manichéenne et clivée dans les années 2020. Il me semble pourtant qu’il n’est nul besoin d’être de gauche, et surtout pas de la gauche de Mélenchon, pour ressentir une forme de sympathie pour un homme, une figure historique du XXe siècle, qui a eu des combats cohérents et chevillés au corps, qui, sur la fin de sa vie, reprochait au wokisme d’être un racisme déguisé, qui s’opposait à l’inscription de l’avortement dans la Constitution, et que la future loi sur la légalisation de l’euthanasie mettait en colère ; qui était profondément universaliste, antiraciste, humaniste ; qui se battait avec acharnement contre l’antisémitisme, et dont les valeurs de gauche n’avaient plus rien à voir avec celles de la gauche d’aujourd’hui. Je crois qu’il faut savoir saluer un homme qui, en 1981, portait pour la France un message d’espérance, fût-il inaudible à presque cinquante ans de distance.

 

L’homme de l’abolition

Ce que l’on reproche à Robert Badinter : l’abolition de la peine de mort en 1981. Le jour de sa disparition, Philippe de Villiers, qui n’hésite pas à lui rendre un hommage appuyé dans une émission sur CNews, souligne cependant, avec prudence certes, mais fermement, qu’il n’y aura plus la justice qui tue, mais qu’aujourd’hui c’est la rue qui tue. Pour l’ancien ministre, rendre hommage, c’est rendre hommage dans la vérité. Si donc, les malfrats ne risquent plus la vie, les Français savent qu’ils risquent la leur. J’apprécie particulièrement Philippe de Villiers, mais j’ai adopté une autre ligne. D’abord, toute personne qui a fait des études de droit, sait que la peine de mort n’empêche pas nécessairement le passage à l’acte, même si le symbole forcément régule des comportements. Beccaria au XIXe siècle pensait d’ailleurs que la perspective d'une mort rapide serait moins dure que celle d'un emprisonnement long et d'une privation totale de liberté. Il écrira d’ailleurs : « Si je prouve que cette peine n'est ni utile ni nécessaire, j'aurai fait triompher la cause de l'humanité. » Je resterai donc prudent à propos des effets réels de l’abolition de la peine de mort sur la violence et la déliquescence actuelle de la société française, et je ne tirerai pas des conclusions aussi hâtives en affirmant que la chienlit actuelle est une conséquence directe de la loi de 1981. Mais plus encore, je demeure cohérent : comment être favorable à la peine de mort, et défavorable à l’avortement inscrit dans la Constitution ainsi qu’à la loi légalisant l’euthanasie ? Où l’on est contre la mort administrée à un homme, et c’est dans tous les cas de figure, ou l’on ne se prononce pas. Mais l’on ne peut affirmer que la mise à mort d’un criminel par l’État dans le cadre d’une décision de justice est tolérable, d’autant que l’on devrait se demander ce qu’est un criminel aujourd’hui, notamment en ces temps woke, où un simple regard appuyé sur une femme est considéré comme une forme de viol (je rappelle qu’au regard du code pénal, le viol est un crime). Dans tous les cas, la peine de mort est administrée à une personne fragilisée, isolée, que ce soit le criminel, rappelons-nous les applaudissements à l’issue du procès de Buffet et Bontems à Troyes, la mise à mort d’un fœtus lors de l’avortement, ou celle d’un vieillard avec l’euthanasie. Bref, il est difficile de parler de la peine de mort sans aussitôt enflammer les discussions. Idem pour l’avortement. Je clos ainsi ce chapitre, précisant toutefois, que l’on peut au moins saluer en Badinter, l’homme de l’abolition réprouvant toute forme d’injustice, attaché à la dignité que l’État de droit devait réserver à chaque homme, ce qui était le propre de son humanité.

 

L’homme des Lumières

Badinter était un descendant direct des Lumières, même si leur message a été en grande partie dévoyé depuis le commencement de ce siècle. Cependant, les Lumières de Badinter n’étaient pas les Lumières de la gauche radicale comme celle de Jean-Luc Mélenchon, Mathilde Panot ou de Sandrine Rousseau. Il ne s’agirait pas de confondre la gauche d’aujourd’hui avec celle d’hier, ni de réduire la gauche des travailleurs, des lumières de l’humanisme universaliste avec la gauche de l’écologie punitive, de la haine de la France ; mal nous en prendrait de réduire la morale humaniste, préoccupée par l’Homme avec un H majuscule, à la morale diversitaire et indigéniste, pas plus que l’on ne doit mélanger le féminisme de son épouse Élisabeth Badinter avec le néo-féminisme d’Alice Coffin ou de Clémentine Autain. Le gauchisme culturel est devenu désormais une sorte de trotskysme abrupte et totalitaire, je pense par exemple à ces militants écologistes ultra-violents qui vandalisent les musées ou qui s’attaquent aux forces de l’ordre, plus proches de ce qu’on pourrait appeler des « khmers verts » que des militants socialistes qui formaient les rangs autour de François Mitterrand en mai 1981. Si l’élue EELV, Sandrine Rousseau, ressemble à s’y méprendre à une sorte de Robespierre 2.0, son idéologie est si loin des positions de Badinter, que l’on ne peut comparer ces deux révolutionnaires, dont l’un était respectueux de la différence, de l’universalité, de la raison et de la tolérance, fidèle au message de l’humanisme éclairé en acceptant la diversité des opinions, le respect de ses adversaires, alors que l’autre vocifère, conspue tout ce qui se distingue de ses positions idéologiques, méprise la moindre opinion contraire à la sienne, véhicule la haine des hommes, promeut un féminin fantasmé, tweete plus vite que son ombre pour faire le buzz. La figure de Badinter était plutôt inspirée de celle de Condorcet, auquel il a consacré un livre avec son épouse en 1988, cet intellectuel en politique, comme il le nommait, qui ressemblait de si près à cet humaniste d’un autre temps et d’un autre lieu, ce pourfendeur des injustices, ce défenseur sans relâche des droits de l’homme. C’est donc une personnalité du XXe siècle qui nous quitte, un homme qui a fait ses humanités, au sens du latin humanitas, ce qui signifie nature humaine, bienveillance, culture. Ce mot est précisément un dérivé de humanus, humain. Or, rien de ce qui était humain n’était étranger à cet homme de loi, cet avocat, ce fin lettré, fils d’un père déporté en 1943, ce Juif marqué à tout jamais par la Seconde Guerre mondiale et les horreurs de la Shoah. Rien de ce qui était humain ne lui était étranger, je réécris cette phrase pour qu’elle s’imprègne dans l’esprit du lecteur. Croyez-vous donc que la gauche actuelle puisse se targuer de chérir une telle idée, elle qui refuse de reconnaître le Hamas comme organisation terroriste, je pense particulièrement à une très grande partie des Insoumis qui n’a pas un mot pour les Israéliennes violées, torturées et assassinées par des barbares, car juives et blanches, je pense particulièrement aux néoféministes bien silencieuses sur le sujet, mais qui fait l’affront aux familles des victimes de participer à l’hommage donné par le président de la République le 7 février dernier ? Croyez-vous que l’on puisse confondre les deux ? Je réécris cette question pour qu’elle imprègne bien l’esprit du lecteur. Si l’on pleure la disparition de Badinter aujourd’hui, c’est parce que c’était un vrai interlocuteur, mais aussi un adversaire politique de haute qualité, un homme ouvert, à l’écoute de l’autre, fraternel au sens noble du terme, un homme droit qui savait écrire les mots « liberté », « respect », « tolérance », « ouverture d’esprit » sans immédiatement les salir, les conchier, les avilir.

 

La rose et les épines

En 2011, Badinter publiait un livre de mémoires intitulé Les roses et les épines. Ce titre résumait bien son existence, mais aussi sa personnalité. Certains m’ont également écrit pour me dire qu’ils ne pouvaient comprendre comment un homme comme Badinter, pétri d'une telle humanité, ait pu accepter d'être le ministre de la Justice d'un Mitterrand, l’homme de la francisque, l’homme de Vichy, l’ami personnel et fidèle de René Bousquet, etc. Lui qui a vu son père arrêté par la Gestapo le 9 février 1943, déporté et assassiné par la barbarie nazie. Voilà donc une drôle de question ! Enfin, drôle pour le monde d’hier, pas forcément pour notre nouveau monde, tranché, clivant, intolérant, manichéen, qui voit l’homme sous l’angle du Bien absolu ou du Mal radical, qui ne place aucune nuance dans rien. En effet, l’homme contemporain n’a plus aucune foi en la rédemption, ou si peu, ne croit plus en grand-chose, quand il n’est pas tout bonnement cynique et nihiliste, intolérant à la frustration, narcissique, refusant d’accepter l’idée de complexité chez l’homme, conchiant le tragique, ayant perdu toute conscience aiguë en la possibilité de se tromper, repu de tout pardon. C’est ainsi qu’il est difficile d’écrire cette tribune sans se demander comment l’on peut encore rendre hommage à ce que fut Badinter, lorsque les esprits sont si peu éclairés, lorsque les yeux qui cherchent à comprendre cet homme sont désormais fermés, lorsque tout a changé en cinquante ans, que tout s’est effondré et que notre pensée, notre conception de l’homme est devenue manichéenne et radicale, il suffit d’observer l’horrible cérémonie d’exécution de Gérard Depardieu récemment (je rappelle que la condamnation de la bête était à sens unique et qu’elle n’autorisait aucun argument contradictoire au nom de la morale), que maintenant c’est au tour de Benoît Jacquot et Jacques Doillon, et bientôt Tonton et Toutou et puis qui encore ? Les cinquante nuances de gris en chaque homme sont ignorées de tous. Et si la pensée morale du wokisme est un naufrage, comment ces esprits étriqués désormais pourront comprendre qu’un homme qui a milité toute sa vie contre la peine de mort n’allait pas l’infliger à son ami Mitterrand qui s’est compromis certainement mais jusqu’à quel point, comment, quand, dans quel contexte, etc. ?

 

L’homme de l’espérance

Comment alors expliquer que Badinter représentait pour une majeure partie des Français de 1981, l’espérance et la confiance en l’avenir ? Certes, il raconta maintes fois avec douleur, comment il fut chassé de l’espace publique, avec son épouse, au lendemain de l’abolition de la peine de mort. Certes, certaines des lois qu’il fit voter sont aujourd’hui vues d’un mauvais œil car elles semblent dévoyées par le système judiciaire, qui donne aux Français l’idée que la justice est laxiste et qu’elle ne fait plus son travail. Certes, l’époque a changé, et la violence a explosé, notamment dans les écoles, dans les rues, entre les gens, tellement d’hostilité et de haine séparent les hommes désormais. La guerre est à nos portes. L’inflation et le chômage sont notre lot quotidien, l’insécurité mine le moral des Français et les démocraties semblent s’effondrer. Il est ainsi bien loin le joli mois de mai, où les riches crurent un instant que les Bolcheviks avaient gagné avant de comprendre que Mitterrand avait trahi les communistes, qu’il avait signé un pacte secret avec les Américains. Il est bien loin le temps où cette douce France se réjouissait de la victoire des idées socialistes, qu’elle célébrait des hommes d’engagement et de convictions. Comment expliquer cela dans le marasme d’aujourd’hui, où la politique se réduit à des slogans et des effets d’annonce, où les représentants du peuple sont devenus des communicants, où la gauche, jadis traitée de « gauche caviar », a changé de peuple, abandonnant les prolétaires et Billancourt, pour défendre les islamistes et la Mosquée ? Badinter était donc cet avocat et homme politique à l’ancienne, qui ne changeait pas de conviction tous les quinze jours, qui n’humait pas l’air du temps, qui ne perdait pas de vue ses croyances profondes. C’était un homme d’un autre temps, et d’un autre siècle. C’était un esprit de notre temps passé, celui qui a connu la gravité et les horreurs de la guerre, qui a été sensibilisé à ce que voulait dire un engagement, un combat, et qui connaissait le prix de la vie, le scandale de la mort. Alors certes, il ne se mettait pas à la portée de tout le monde pour se faire aimer à tout prix, certains de ses confrères le trouvaient froid et distant. Ce réformiste ne s’était pas transformé en révolutionnaire pour se payer un avenir, pour faire le buzz sur Internet, pour être à la mode. Là, encore, il est difficile aujourd’hui de comprendre cet homme, et son monde qui est déjà infiniment éloigné du nôtre. C’est ainsi que l’on peut saisir combien toute la nostalgie nous étreint à présent, mais aussi sentir la profonde tristesse qui nous prend lorsqu’on comprend, qu’en partant, cet homme aux multiples rendez-vous avec l’histoire, a emporté avec lui ce monde ancien que nous pleurons et que nous regretterons.

 

Au revoir là-haut, cher Monsieur...

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