La philosophie d’Alain Badiou
Porté par un projet commun, commun aux deux philosophes, celui qui questionne et celui qui répond, ce livre a pour vocation d’en découdre avec les préjugés ou les malentendus foisonnants empêchant le lecteur de bonne volonté d’accéder à une pensée rigoureuse et innovante, d’en comprendre l’ambition de renouveler la philosophie. Pour ce faire, il suffit de suivre le guide. Ici, c’est le philosophe Alain Badiou lui-même. Cet article est paru dans le numéro 17, des Carnets de la philosophie, en juillet 2011. Le voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Ce qui est intéressant lorsqu’une philosophie prend naissance, c’est d’écouter toutes les confusions qu’elle entraîne, d’observer les esprits déstabilisés, décentrés. Dans sa courte introduction à la philosophie d’Alain Badiou[1], Fabien Tarby ne cherche pas à contourner l’une des difficultés premières qui empêchent la compréhension minimale du philosophe français : « Qui est Alain Badiou ? Un maoïste attardé ? Un terroriste de l’intellect dangereusement porté à gauche ? » Pour conclure, non moins mystérieusement, par cette définition romantique et incongrue : « Un terroriste, décidément, mais de l’hermétisme, cette fois, et qui jetterait des bombes mathématiques dans ses déclarations philosophiques. » Certainement une piste trop vaste, mais n’est-ce pas, sous une forme d’ironie, une belle amorce pour cerner cette pensée qui, depuis 1969, a montré toute sa fidélité à la dialectique, le classicisme en philosophie, et l’esprit de système.
Une philosophie de l’être et de l’événement
On trouve quatre grands réseaux au sein du système de Badiou, « quatre chemins de la vérité » : la politique, l’amour, l’art et les sciences. Son systématisme est dynamique, dialectique, et il réunifie deux dimensions opposables du monde : le mathématisable et la logique d’un côté, l’exception humaine de l’autre. C’est-à-dire d’un côté l’homme par lequel vient l’événement, de l’autre l’être qui est le principe de toute chose. C’est donc une philosophie très ambitieuse, et probablement même, je n’en connais pas une autre depuis Heidegger, une philosophie dont la finalité ultime est de penser l’être. À une différence tout de même, d’avec le maître de Fribourg : ce dernier comptait faire parler l’Être, en lui conférant une majesté, en cherchant à en percer le secret, le mystère si bien gardé depuis deux millénaires ; Badiou en revanche, voit l’être de manière immanente, privé de sens.
Or, cette idée est déjà suffisamment importante pour éveiller notre curiosité de philosophe ! Car, la philosophie, contre toute attente - même celle de Heidegger, mais je n’en parlerai pas ici - n’est pas coupée du réel ; elle n’a pas pour vocation de rendre notre réalité abstraite par un jeu conceptuel abscons qui nous protégerait de son aspect arbitraire, incertain, chaotique. Au contraire, toute philosophie qui s’arracherait à la réalité pour s’en déconnecter ne serait plus de la philosophie ; toute philosophie qui ne nous parlerait pas, qui n’aurait pas pour fin ultime de nous rendre compréhensibles à nous-mêmes, de nous rendre le monde compréhensible ne serait pas de la philosophie. De fait, il n’est pas étonnant que la philosophie d’Alain Badiou, aussi complexe soit-elle n’a, quoi qu’on dise, qu’un objectif, et un seul : le désir de rendre notre réalité compréhensible afin de nous rendre heureux. Il n’y a rien ici d’excessif ou de réducteur dans mes propos. Lisons seulement ces mots d’Alain Badiou lui-même :
« Le philosophe est plus heureux que tous ceux qu’on croit plus heureux que lui, les riches, les jouisseurs, les tyrans. Ce que cela signifie est assez clair : le philosophe expérimentera, de l’intérieur de sa vie, ce qu’est la vraie vie » dit-il dans le dernier des entretiens avec Fabien Tarby[2]. Voilà de quoi nous réjouir ! Par ce livre, on a enfin un accès commode à un tout nouveau système philosophique qui se veut profondément révolutionnaire. On pensait que depuis Hegel, et son système achevé, Nietzsche et son haine affichée pour l’esprit de système, il n’y avait plus aucune place pour la pensée systémique en philosophie. Nous avions apparemment tort ! La pensée de Badiou, profondément classique, est une pensée de système au sens où elle « délivre, selon une progression marquée, un ensemble d’idées affirmées dès l’origine. »[3]
D’un côté, Alain Badiou nous entraîne dans son étude des mathématiques et de la logique, permettant d’explorer les problèmes fondamentaux de la philosophie, et de l’autre dans une réflexion anthropologique, l’homme comme événement, capable de s’élever à autre chose et d’échapper aux déterminismes des mathématiques et de la logique. Et si l’événement est au cœur de la réalité humaine, il entre en relation dialectique avec l’être (mathématisable, logique). D’où les « quatre réseaux de surprises et de créations » : la politique, l’amour, l’art et les sciences.
Un philosophe singulier
Sur chacun de ces thèmes, Alain Badiou accepte de s’expliquer dans ces longs entretiens. Et pourquoi ne pas le dire ? Sa philosophie est suffisamment surprenante pour que l’on n’ait pas à avoir honte de ressentir quelques difficultés à en comprendre toute la pertinence et toute la légitimité. Prenez par exemple cette affirmation du philosophe français qui dit, à la suite de l’histoire de l’humanité, dont le tableau sombre de l’ère communiste se présente sous l’angle d’une illusion meurtrière, ceci : « quand on pense […] aux millions de chômeurs provoqués par la crise financière, à la destruction des services publics, aux lois scélérates contre les familles ouvrières venues de l’étranger, à la montée partout en Europe d’un chauvinisme et d’un racisme de sous-préfecture autrichienne, quand on voit les islamophobes hurler à la mort de notre « civilisation », on se dit que le monde a sérieusement besoin d’une formidable injection de communisme »[4]. C’est moi qui souligne. Comment alors ne pas se dire, si l’on ne pense pas sa pensée, celle du philosophe, qu’il retarde et que cette pensée-là est dangereuse ? Ici, par exemple, quelques pages sur Le Politique. Elles vont lui permettre de s’expliquer simplement. Faire la lumière sur cette réflexion à propos de notre temps. Une réflexion l’accompagnant au fil de sa série d’ouvrages Circonstances, et appliquée au monde contemporain, où il y dénoue de l’événement, c’est-à-dire de la condition du sujet et du bouleversement authentique qu’est l’espace ouvert à savoir « l’idée vivante d’une alternative générale à l’ordre existant », ce qui n’appartient en fait qu’à des réalités attendues, présentées sur le mode de la surprise, comme l’élection de Sarkozy, l’accession de Le Pen au deuxième tour de la présidentielle de 2002, etc. Contre ces non-événements, dit-il, il oppose le matérialisme de Marx. On croirait rêver ! Qui pourrait aujourd’hui oser une telle tentative, lorsqu’on s’est accordé, tous, à ranger le marxisme au musée de l’histoire de la philosophie ? Organisant un matérialisme à partir de la science mathématique, c’est la solution géniale, la ruse de sioux qu’emploie Badiou pour exhumer un philosophe que l’on a, selon lui, un peu trop tôt enterré. Mais c’est surtout, à mon sens, une très habile tentative pour dénoncer tout autant la norme du « vendable », l’ordonnancement de la science à la marchandise. « La science n’est pas elle-même réductible à la technique, elle a une autonomie de vérité, mais il existe tout un réseau d’usages pratiques de la science, usages qu’elle ne prescrit pas mais dont elle crée la possibilité. Il faut donc s’en prendre non pas à la technique mais à l’asservissement de la science au système de ses conséquences pratiques possibles, son asservissement au mode de production capitaliste. »[5]
Je peux comprendre qu’il y ait là, dans une telle philosophie, de quoi s’étonner, de quoi s’enthousiasmer, mais aussi, et surtout, de quoi se désoler. À la fois, le principe semble déjà exploité jusqu’à la corde ; mais surtout, une telle philosophie entraîne une quantité d’objections de la part de la physique, ou de la biologie ; elle en appelle à « une politique d’émancipation de l’humanité entière »[6], et il nous est peut-être difficile aujourd’hui d’entendre de tels propos, d’autant plus après les désastres du vingtième siècle. Revenant à la thèse fondamentale de l’être, non pas la question de « l’oubli de l’être » posée par Heidegger dans son Sein und Zeit qui voyait en cet oubli « une origine perdue », et qui manquait un aspect essentiel au problème selon Alain Badiou lui-même, c’est-à-dire celui de ne pas choisir dans le débat entre tradition et marchandise, ou tradition et modernité ; mais créer « une situation qui échappe à cette alternative ». Alternative dirons-nous, qui omet « l’existence effective d’un partage, d’une communication entre individus humains enveloppés, enrobés dans une procédure de vérité »[7].
Entre un matérialisme rigoureux et un invincible idéalisme
D’où l’intérêt méritant du profond travail de Fabien Tarby, à la fois par ses cinq entretiens réunis ici qui, invitant Alain Badiou à s’exprimer clairement sur l’ensemble de sa pensée, font le bilan de ses grandes œuvres et parlent de son livre projet ; également par la courte mais suggestive introduction à cette philosophie singulière. D’ailleurs, il n’est plus nécessaire je crois de démontrer ici combien Alain Badiou est un philosophe singulier ; combien son travail mérite une attention renouvelée, et combien un guide, de bonne volonté, est parfois bien utile, pour ne pas dire salvateur, si l’on désire enfin pénétrer l’une des dernières pensées contemporaines qui méritent le détour. J’ai montré dans ces quelques lignes, que cette philosophie pouvait déconcerter. Néanmoins, son travail autour de « l’infini et de la multiplicité », son retour à l’être, son idée de la subjectivation du vrai, son travail de recomposition d’un matérialisme historique de Marx qu’on pensait à jamais enterré, bref autant de pistes autant d’étonnements en perspective ; d’ailleurs, je n’ai pas dit que je partageais toutes les thèses de cette nouvelle philosophie, mais il me faut toutefois admettre qu’il y a ici cette idée inédite et intéressante qui parcourt les entretiens d’un bout à l’autre, qu’une pensée se structurant autour de la force et de la joie, peut se vouloir « une synthèse nouvelle entre la lucidité rigoureuse du matérialisme et l’invincible espérance de l’idéalisme »[8]. De quoi redonner un coup de neuf à l’espérance en ce nouveau siècle, après une belle décennie de dépressionnisme, désertée de toute pensée forte, capable de s’imposer dans un paysage intellectuel morose. Voilà qui est fait !
Alain Badiou
Paru dans les Carnets de la philosophie, n°17, juil-août-sept. 2011.
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[1] Alain Badiou et Alain Tarby, La philosophie et l’événement, suivi d’une introduction à la philosophie d’Alain Badiou, Germina, 2010, pp. 153 et sq.
[2] Idem, p. 150.
[3] Alain Badiou, Fabien Tarby, Op. cit., p. 154.
[4] Idem, p. 42. C’est moi qui souligne.
[5] Idem, p. 111.
[6] Idem, p. 112.
[7] Idem, p. 71.
[8] Idem, p. 174.