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L'art de Jacques Chardonne

De Jacques Chardonne, on retient deux parts : la part amoureuse et la part maudite. Il y a celle de la collaboration, impardonnable, théâtre de textes inexcusables, et celle qui précède, celle de l’enfant gâté de la plume, maître de la prose, et spécialiste de la vie de couple et du phénomène amoureux. Cette recension est d'abord parue dans la revue en ligne Boojum, et elle est désormais en accès libre dans l'Ouvroir



chardonne2.jpgLes éditions Albin Michel ont eu la bonne idée de rééditer, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de l’écrivain hussard Jacques Chardonne (1884-1968), un gros volume, dont la préface de Stéphane Barsacq sobre et sans complaisance restitue la dimension complexe et si humaine d’un auteur et d’une œuvre, qui, jusqu’au 1er décembre 1940, aurait été célébré comme l’un des plus grands écrivains du siècle, réunissant avec bonheur trois grands textes (Les Destinées sentimentalesFemmes et L’Amour c’est beaucoup plus que l’amour). C’est en 1934, que paraît Les Destinées sentimentales, probablement son œuvre la plus ambitieuse, en tout cas la plus aboutie. Dans un style simple, classique, raffiné, clair, Jacques Chardonne nous raconte un itinéraire amoureux et social, celui d’un couple, Jean et Pauline, dans la première moitié du XXe, alors même que ce début de siècle est bouleversé.

La force de ce roman est puisé à la fois dans le style de Chardonne, ce roman est à la fois calme et lent, au point de donner le change à une époque qui lance ses premières slaves d’une mondialisation inhumaines, responsables des grandes guerres, et de la transformation de l’industrie, mutant vers une productivité de plus en plus importante, en reniant l’homme.

Dans une France de l’avant-guerre, on traverse avec Jean les vicissitudes d’un siècle en pleine mutation, un pays ancré dans la terre, on fait la connaissance d’une multitude de personnages, dont celui de Nathalie (si complexe qu’il ne sera pas facile de le décrire ici), Barnery d’abord porcelainier, puis pasteur, qui divorce de Nathalie, puis épouse Pauline en Suisse, ou encore Monsieur de Pommerel, qui n’a rien à envier à un personnage balzacien, cet oncle fabricant et conditionnant un cognac dont il est très fier ; cette fresque polyphonique qui couvre toute la première moitié du XXe siècle, c’est une histoire d’amour intimiste, qui s’intéresse plus au couple dans la durée, qu’aux excès dévastateurs de la passion amoureuse.

Pour Jacques Chardonne, de son vrai nom est Jacques Boutelleau, et dont il tire son nom d’auteur d’un village en Suisse,

 

l’homme est […] un chevalier, un romanesque, amateur d’impossible. »

 

Cette courte phrase tirée de son recueil d’aphorismes, à la fin de l’ouvrage, nous permet de mieux cerner la dimension romantique et tragique du roman Les destinées sentimentales, qui raconte le destin hors norme de Jean Barnery, ce pasteur, divorcé de Nathalie, et devenu industriel. On pourrait peut-être reprocher à ce roman, grande traversée de l’histoire d’un demi-siècle, son caractère protestant, nous racontant, par le menu détail, comme Jacques Chardonne ce grand styliste sait le faire, la vie d’une famille bourgeoise et protestante pendant les guerres, la mutation de la production du cognac et la crise de la porcelaine de Limoges.

Les personnages, à l’inverse des textes de Jacques Chardonne, sages et reposés, sont anxieux, tourmentés, traversés de questions existentielles. On le voit avec Jean Barnery, dont le ministère de pasteur de ne libère pas de l’angoisse. Seul l’amour l’apaise. Cet amour qu’il ne vivra pas avec sa première femme Nathalie, mais avec Pauline.

Pourquoi réhabiliter Jacques Chardonne aujourd’hui ? Voilà donc un écrivain de la race des néoclassiques conservateurs ; dont la phrase nette et sèche, sans ornements, cherche à décrire le réel dans toute sa dimension, profonde, complexe, nuancée. Il y a également ce ton moraliste à la française, que l’on retrouve aujourd’hui sous la plume de Houellebecq, il sonde la vie et le monde, il explore les psychologies des hommes, on le voit notamment dans ses courtes nouvelles de Femmes, il sonde les désastres, les ruines d’un siècle aujourd’hui disparu, au point, peut-être, de paraître aux lecteurs quelque peu désuet. Réhabiliter Chardonne, ou, plutôt, le faire mieux connaitre, moins, comme l’écrit fort à propos Stéphane Barsacq dans sa préface « pour les pires des raisons » et sans non plus « l’exécuter en claironnant ». Réhabiliter Chardonne c’est avant tout réhabiliter une écriture et une littérature exigeante, de belles pages sur l’amour qui dure, généreuses sur le couple et ses tourments, le goût des vertiges et des affres, les mondes qui s’écroulent, se rompent devant la modernité, l’irrésistible temps qui passe et emporte tout avec lui…

Chardonne, ce n’est pas seulement la célébration du couple dans ses romans, c’est aussi la célébration d’une littérature exigeante, néoclassique, et moraliste qui console d’une modernité trop rapide, superficielle et assez désordonnée…


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Jacques Chardonne devant sa maison

 

 

Jacques Chardonne, Destinées sentimentales, Albin Michel, décembre 2018, 736 pages.

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