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Portrait d'un ami. À propos de Gérald Hervé

Ce texte est un récit. Il m'a été commandé en février 2010, par Hervé Baudry, pour une revue consacrée à l'oeuvre de l'écrivain Gérald Hervé, décédé en 1998 à Miami. Cet homme était un ami. Nous nous étions rencontrés à la fac de philo de Nice, alors qu'il était à peine un jeune retraité de l'université, et moi, un jeune étudiant en devenir. Pour le numéro 3, de mars 2010, la revue La ligne d'ombre, m'avait demandé de raconter cette rencontre, survenue en novembre 1994, dans un cours du philosophe Clément Rosset. C'est ce que j'ai fait... Le voici désormais disponible dans l'Ouvroir.

« ή ψυχή τά όντα πώς έστί »

Aristote

 

I

Il n’y a jamais beaucoup de distance qui nous sépare d’un ami disparu. La mort a beau essayer. Elle est à peine un seuil, un voile qui ne cache pas grand-chose. Le temps et son inexorable écoulement ne parviennent totalement à défaire le souvenir. L’opération « saccage » tourne court. Notre vie, parfois même, au détour, nous rappelle notre ami perdu. Et nous restons hantés, non pas désolés, mais désorientés par sa disparition. Il n’y a pas si long­temps pourtant. Quelques années à peine. À peine une décennie que nous habitons le monde sans lui. Nous l’avons quitté sur quelques mots. Et nous n’avons jamais reparlé de ça entre nous. Mais lorsque, parfois, nous nous revoyons, et qu’il arrive que notre ami apparaisse, dans une conversation, sournoisement au détour, il y a toujours un brouillard entre les uns et les autres, comme si la tristesse qu’il inspirait à chacun, ne pouvait être vrai­ment révélée, et que vainement inspirée par une gêne malheureuse. Chez nous, pour des raisons qui restent tout de même curieuses, nous y pensons discrètement, accueillant ce petit rien d’encore vivant, dans une foule de souvenirs et de fantômes.

Les années nous ont amenés à nous séparer. Tous. Ce sont les aléas de l’existence qui y ont beaucoup contribué. Des aléas qui pouvaient être, en ce qui concernait quelques-uns, imaginés bien à l’avance. Des concours de la fonction publique. Une bonne petite agrégation, ou une hâtive certification. Les dommages du temps ont eu raison de notre petit groupe d’amis. Et il nous arrive aujourd’hui de nous voir ou de nous appeler de moins en moins. On se rend compte pourtant, avec les années passant, que ce cercle, si soudé, si bien nourri de notre appétit pour les livres, ne se formait qu’autour d’une seule raison d’être ensemble : l’étude de la philosophie.

Gérald Hervé, Hervé Baudry, nietzsche, henri bergson, René Descartes, JMG Le Clézio, spinoza, Arthur Rimbaud,

Le récit de la marine de Gérald Hervé, paru
chez Julliard en 1971, sous le nom de Yves Kerruel

 

Du reste, notre ami s’est glissé au sein de cette jeunesse bouil­lonnante, dans un brouillard feutré. Teinté de discrétion. Au départ, nous ne le connaissions que de vue. Un vieil homme à sa table de travail. Dans les rangées silencieuses de la bibliothèque de l’université. Au hasard, à n’importe quelle heure de la journée, il écrivait. S’acharnait sur des feuilles de papier qu’il glissait dans une pochette en cuir marron. Dans quelques-uns de nos cours, aux premiers rangs, ne prenant aucune note, assistant aux leçons de quelques professeurs, écoutant sagement leurs paroles nous raconter Platon, Heidegger, Spinoza. La philosophie, dans ses moments perdus, et ce dernier parcours de vie, a été un temps ex­cep­tionnel qu’il mettait à profit. Mais qui était-il? Qui était le vieil homme? C’était une question qui nous rendait curieux. On l’appelait, dans la fougue de nos ambitions littéraires, « l’écrivain ». On l’imaginait écrire un livre. On lui prêtait une œuvre. Une pensée. Mais jamais nous n’aurions osé approcher l’homme. Assis, souvent, à la première table de la bibliothèque, à notre droite en entrant, un stylo-bille à la main, griffonnant une page blanche, avec une méticulosité concentrée, il me fascinait. À la fois intrigués et amusés, nous jouions à ne pas l’être. Je l’imagine aujourd’hui, feignant l’application et la réflexion, mais nous regardant passer, du coin de l’œil, espiègle et réjoui.

Il s’est approché la première fois, dans une salle de cours, pour nous dire un mot. Quelque chose dont je ne saurais me sou­venir. Puis le professeur, célèbre pour une œuvre sur la singularité du réel, arriva. En s’éclipsant rapidement, il nous fit, paraphrasant une de nos réflexions habituelles, "Voilà le maître !"

Chacun regagna sa place.

 

II

L’ami allait nous suivre durant quatre ans. Être à nos côtés. De manière très sporadique. Une sorte de présence-absence bien mystérieuse. Il est mort au début de l’été. En 1998. À Miami. Un hors-bord l’ayant percuté durant une baignade en mer, il ne réchappa pas à ses nombreuses fractures, et notre professeur de phénoménologie qui nous rapporta la nouvelle, à la rentrée universitaire suivante, expliqua, dans un souffle discret, que notre vieil ami avait succombé, après de longues heures de souffrance, à ses terribles blessures. Je l’avais bien évi­demment su avant, mais n’avais pu assister à la cérémonie au crématorium. L’ombre de ce vieil ami plane encore aujourd’hui au-dessus de certains moments de ma vie, comme s’il s’était créé, au fil des années, un lien avec ce passé enfoui, une relation qui n’avait pas accepté le destin tragique que la mort avait voulu, bien injustement, lui infliger. Je repense à son visage, certes creusé, ravagé par les années, mais toujours frais, vivifié. Il se vantait d’avoir su, à grand renfort de vitamines et autres substituts, conserver une part de jeunesse – était-ce cette coriace juvénilité qu’on lui connaissait ou une authentique jeunesse conservée ? – que ses vieux amis d’enfance lui enviaient. Parmi eux, le grand spécialiste de la Grèce antique, à peine quelques mois plus tôt, alité à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce, dont il me rapporta les propos, pas peu fier, lui confiant qu’il faisait dix ans de moins au minimum. Cette apparence de vieux beau, il la cultivait par une certaine désobligeance, des airs prétendu­ment placides, et une forme de rancœur aussi, sournoise, sinistre même par moments, qui, malgré ses efforts répétés, s’interjetait là, dans nos conversations ou à quelques moments, par la plus grande des surprises.

Gérald Hervé, Hervé Baudry, nietzsche, henri bergson, René Descartes, JMG Le Clézio, spinoza, Arthur Rimbaud,

Le soldat nu, de Gérald Hervé, paru en 1974 sous le nom de Yves Kerriel

 

Mais derrière l’apparente bonhomie, la fraîcheur conservée, la candeur adolescente, le vieil ami avait quelque chose à cacher. Vous ne le réalisiez pas immédiatement. Les révélations n’étaient pas encore à l’ordre du jour. D’ailleurs, de révélations – ou de confidences, appelez ça comme vous voudrez! – il n’y en eut guère. Enfin , bon , on savait que notre ami avait écrit un pam­phlet en 1984 qui lui avait coûté cher auprès de l'intelligentsia parisienne. Il nous le raconta assez vite. Il avait d’abord été accepté par un direc­teur de collection très réputé – suite à une « ruse de Sioux » des plus cocasses –avant que ce dernier, suite à de fortes pressions, revienne sur sa décision. Devant l'ire de quelques intellectuels influents, notre ami fut contraint d’expatrier son manuscrit à Lausanne. À l’entendre, on sentait que cette publi­cation avait été une épreuve. Mais on ne savait pas très bien pourquoi. Il ne nous avait pas tout de suite révélé le sujet de son livre. La teneur de ce pamphlet qu’il conservait par-devers lui, resta secrète pendant bien une année. Et jamais personne n’eut le loisir de le lire. Le stock était épuisé chez l’éditeur. Notre ami de prétexter, que son unique exemplaire d’auteur était resté dans sa maison du nord de la France. Oui , de cette histoire d'un accueil manqué dans le catalogue d'une maison prestigieuse, nous n’étions pas ignorants. Il la contait à qui voulait l’entendre ; il allait jusqu’à réciter, de mémoire, la longue lettre dithyrambique que le directeur de collection lui avait adressée suite aux pressions. Motus sur les tenants et les aboutissants, cependant. Il nous avait fallu attendre l’année suivante.

 

III

Chemin faisant, notre amitié se mit à bien se porter. Durant l’été 1997, au mois de juillet, précisément, précédant son retour en Bretagne, il m’avait confié une partie du manuscrit de son livre en cours. Je venais de me procurer une machine à écrire électronique pour rédiger mon mémoire de maîtrise sur l’idée de néant chez Bergson, et ce fut l’occasion pour lui, écrivant d’une belle plume sur des milliers de phrases sur des centaines de feuilles volantes, de mettre au propre, les quelques chapitres qui n’avaient pas encore été tapés par une secrétaire qu’il payait pour ce travail.

Cela commençait à faire. Il disposait d’environ un millier de pages déjà. L’année précédente, en juillet 1996, nous nous étions vus à Villefranche-sur-Mer pour assister à un concerto en plein air, et il m’avait mis discrètement dans la confidence : le livre qu’il rédigeait, depuis déjà deux ou trois ans, portait sur Descartes. Il tirait à « boulets rouges » – pour reprendre son expression – sur le cartésianisme, cette horreur française !

À l’époque, je logeais dans un studio de quinze mètres carrés. J’y revins avec un énorme dossier sous le bras. C’était le trésor de guerre de mon vieil ami. Il m’avait donné toute sa confiance. Et j’emportais avec moi, quelque cent pages à dactylographier sur ma machine à écrire. L’été était déjà chaud et, armé d’un petit ventilateur qui me suivait fidèlement depuis 1985, je me mis rapidement à l’ouvrage. C’était un capharnaüm de phrases, de paragraphes ; je n'y voyais pas encore la cohérence de l’ouvrage final à venir.

Je n’aurais su dire également quel chapitre j’avais pour devoir de mettre au propre. Je le fis consciencieusement, et presque innocemment, bombardé de réflexions – qu’avec le recul, je trouve aujourd’hui d’une grande justesse! – sévères, cyniques, accusatrices, sans concession. Ça n’était pas seulement le procès d’un philosophe, ou d’un homme. Non , c'était le procès d’un autre procès, celui de mon vieil ami, quarante ans plutôt . Je l'ignorais à ce moment-là ; c'était le procès d’une époque ; c'était le procès d’un système, d'une institution ; c'était surtout le procès d’un mode de pensée. Celui de l’esprit cartésien de la France. Celui de ce pays au drapeau tricolore représenté par la figure de la rationalité cartésienne. Celui du national-cartésianisme.

Longeant les ruelles du vieux Villefranche-sur-Mer, et mar­chant dans les pas de Cocteau, tout en respirant encore le passage des sulfureux et diaboliques Rolling Stones qui y amenèrent la cocaïne, nous nous pénétrions de ce passé ombrageux, mêlé d’art et de révoltes. Pendant ce temps, mon ami m’expliquait en quelques mots l’objet de son « hénaurme » ouvrage. Il voulait qu’on fusille cette philosophie devenue, depuis trois siècles, l’alibi de la bonne pensée bourgeoise, sévissant à droite comme à gauche, qu’on soit catholique ou athée, nationaliste ou républicain. Bien sûr, encore jeune, à peine sorti de la faculté de philosophie, et presque reçu au concours, je connaissais Descartes grâce à quelques cours en licence. Aussi, cherchais-je à discuter de cet état de fait ; il ne voulut rien entendre ; il disait pis que pendre de cette « dégueulasserie » se disant la garante de la liberté de penser alors qu'elle n'était que pensée unique, censure et intimidation. Voilà que le vieil homme, d’ordinaire si joyeux, perdait soudain son humour. Il s'obstinait à retirer ses lettres de noblesse à l’inventeur du cogito, cet archange de la liberté de conscience ; bien décidé à combattre jusqu’à l’épuisement celui qui avait permis à l’autorité de la raison de terrasser la foi. Et cette fois-ci table rase, il voulait être celui qui ferait table rase de cette raison-là ! Son immense ouvrage en serait le mausolée.

 

IV

Mais au puzzle, quelques pièces essentielles manquaient. La rage de notre vieil ami ne pouvait me laisser de marbre. Nous rentrâmes en taxi. Il me laissa au pied de mon immeuble ; je le regardai partir, avec cette mine triste. Vae victis!

L’ombre de Descartes planait sur sa vie depuis déjà trop long­temps. Je ne savais seulement pas pourquoi.

Notre ami habitait un beau deux-pièces dans un quartier résidentiel qui se trouvait sur une colline au-dessus de la faculté. Nous y avions été invités un mercredi après-midi de mai 1996. Je lui avais laissé un manuscrit fraîchement écrit par mes soins et, m’ayant fait l’honneur de le lire et l’annoter de commentaires, il m’en parla durant des heures. Son appartement, soigné et propre, refermait au moins un millier de livres, dispersés un peu partout, jusque dans les W.C. Des livres traînaient sur sa table de travail, et il vous sortait comme ça, une vieille édition de Nietzsche, de Spinoza, ou de Rimbaud d’un endroit insolite, devant vos yeux étonnés.

 

Il ne sut résister au plaisir de nous montrer un exemplaire de son roman paru à Lausanne en 1989, et nous reparla de son livre en cours. Nous le pressions de questions. De quoi s’agissait-il? Pourquoi Descartes? Où comptait-il le publier?

 

Il avait cet intrigant talent pour esquiver les questions dérangeantes et auxquelles il n’avait pas encore de réponse. Il ne réfléchissait pas à l’éditeur. Ça n’était pas sa préoccupation principale. Ce qu’il lui fallait atteindre, dans le présent, c’était achever cet ouvrage qui lui coûtait sang et eau. Notre ami avait soixante-huit ans. Il n’était plus si jeune. La vigueur d’antan, l’énergie vitale qui l’avaient tenu debout dans les épreuves, les tempêtes et les désillusions, le quittaient peu à peu, et tapis dans l’ombre, la fatigue, la rancœur, un vent de désespoir aussi, le guettaient malgré sa ferme décision de n'en rien faire. Il demeurait combatif ; et il était conscient que cet immense essai était l’œuvre de sa vie. L’œuvre ultime. La pierre d’achoppement qui lui révélerait, à lui comme au monde entier, le sens de certaines étapes décisives et douloureuses de son ancienne vie.

 

Comme à notre habitude, nous causions à bâtons rompus. Il pouvait lui arriver de s’énerver un peu. C'est vrai que nous étions encore jeunes et innocents. Et tant d’arrogances ne pouvaient le laisser indifférent. Certes, il avait également connu ces moments de grâces, de bonheur et d’ambition. En 1942, à quatorze ans, il avait sauvé des griffes de la Gestapo son vieil ami, devenu un spécialiste mondial de la Grèce antique ; quelques années plus tard, dans la vingtaine, ce dernier avait tenté de le convaincre de le suivre à Normal Sup’. Tentative vaine. Notre ami avait suivi le chemin des études de droit, avant d'obtenir un prestigieux concours de la fonction publique : commissaire de marine. Oui , il avait été une rafale – mais ne l’était-il pas encore, à sa manière? Il avait été grand voyageur. Il avait été en bonne santé. Il avait été un conquérant doué de grandes réussites. Certains de ses amis le citaient dans leurs mémoires. Et il en tirait une fierté exemplaire. Mais aujourd’hui, il ne voyageait plus autant. Il n’était plus en si bonne santé. Et sa vie s’était bien rétrécie. Il connaissait le prix « réel » de la réussite. Les croche-pattes, les vilenies, les trahisons des pleutres, l’humiliation des lendemains de « lâchage ». Certains mots jaillissaient, comme cela, sans crier gare, au détour d’une conversation, où ces jeunes, dont l’existence n’avait pas encore été couverte par ce petit soir de rancœurs, s’emportaient naïvement, sans se préoccuper de ce que lui, le vieil homme soucieux de son passé, portait comme un lourd fardeau au fin fond de son âme.

Gérald Hervé, Hervé Baudry, nietzsche, henri bergson, René Descartes, JMG Le Clézio, spinoza, Arthur Rimbaud,

Le pamphlet de Gérald Hervé, paru à Lausanne, en 1984

Vers dix-neuf heures, nous repartions en voiture, après de longues et chaudes discussions philosophiques. Nous avions soudain appris, qu’en 1984, son pamphlet avait été écrit pour blesser cet ami qu'il avait sauvé des mains des nazis et de la mort, parce qu'il appartenait à une race déclarée « interdite ».

 

V

Cela faisait presque quatre ans maintenant, que nous connaissions le vieil homme. Nous étions souvent attablés au café Flore qui faisait face à la faculté des lettres. Nous y causions de philosophie, de littérature et de la vie. Nous pouvions bien voir que notre ami avait un lourd poids sur le cœur. Que ce poids était probablement, - mais il ne lâchait jamais le morceau -, Descartes lui-même. Souvent, la rédaction de cet immense travail revenait dans les conversations. J’en connais­sais une petite part, ayant mis au propre une centaine de pages. Il faisait quelques confidences au détour. C’était l’heure des mises au point. Combien de temps lui restait-il ? Il devait régler quelques comptes avec le père de la méthode, ce cartésianisme des sous-sols de quelques-uns, maître ès « bien-pensance », préférant, semble-t-il, le mal au bien. Gloria victis!

 

C’est vrai, je le concède, il était loin de faire l’unanimité autour de nous. Même chez les vieux professeurs de l’université, qui y dispensaient désormais leurs cours dans une grande lassitude ; notre ami se faisait parfois recevoir vertement. Son côté quelque peu exubérant. Son esprit frondeur. Sa mauvaise tendance à revenir toujours à lui. Son aigreur aussi. Mais surtout, quelques bruits de couloir, qui nous  disaient qu’il était secrètement « homosexuel ». Est-ce qu'on devait en rire ? Et cet amour insatiable pour la provocation. Ce que beaucoup, maintenus à un irréversible premier degré, ne pouvaient comprendre. Il aimait parler de « zizis », de parties de jambes en l’air. Considérait, en vous faisant quelques jeux de coudes, que le jeune premier qui jouait dans un grand film hollywoodien, aux relents de mauvais Roméo et Juliette, donnait envie « d’être pédé ». Était-ce la source de la rumeur?

 

Je reçus l’information sans même sourciller, tant l’homo­sexualité était à mes yeux, une sexualité ordinaire. Mais n’avait-elle pas traîné Oscar Wilde en prison? Ne fut-elle pas la pire adversaire du pouvoir durant plusieurs siècles d’obscurantisme? N’était-elle pas à condamner au même titre que l’hérésie, l’athéisme ou pis, la pédophilie? Je me le demandais en effet, me disant, soudain, que ma vision du problème était décidément trop prosaïque.

Gérald Hervé, Hervé Baudry, nietzsche, henri bergson, René Descartes, JMG Le Clézio, spinoza, Arthur Rimbaud,

Roman de Gérald Hervé, paru à Lausanne, en 1989

Jamais notre vieil ami ne passa à table. Aussi fut-il pris d’une rage dévastatrice, alors qu'un jour un vieil homme, auditeur libre comme lui, vint rapporter à ses fragiles oreilles, que nous aurions dit, à mots couverts, qu’il nous invitait prestement à partir en voyage, pour nous « explorer ». Les jaloux sont d’une telle imbécillité, qu’il serait bien inutile ici d’en rajouter. Mais la vexation que cela avait infligé à notre ami, et probablement le souvenir douloureux de vieilles humi­liations dues jadis à son orientation sexuelle, le conduisit à exiger de nous quelques explications. Nous lui en donnâmes. Puis, personne n’osa en rajouter.

Nul n’avait, à ma connaissance, dit de telles bêtises sur sa pomme. Mais la nature de sa sexualité com­mençait tout de même à intriguer.

 

VI

En janvier 1998, il posa sur la table de travail où je m’évertuais à comprendre Henri Bergson, un énorme manuscrit de presque mille pages. C’était son Descartes. Dans une autre main, la lettre d’un éditeur qui l’acceptait. C'était l'Harmattan. 

Comment décrire l’immense fierté qui l’inondait, doublée d’un sentiment de soulagement souhaité depuis si longtemps? Il sautillait presque comme un enfant. Quel hommage ! Oui! Quelle consécration faite à son livre ! Et surtout à lui ! Et surtout à ce passé qui, depuis presque quatre décennies, ne passait pas !  

C’est après avoir longtemps discuté des voyages de Le Clézio, que notre ami a débrouillé l’écheveau des informations embrouillées de sa vie antérieure. Il avait pris sa retraite de professeur de l’université de Haute-Bretagne en 1991. Mais autrefois, il avait été commissaire de marine. C’était une autre époque. Un autre temps. Nous ne pouvions pas vraiment comprendre aujourd’hui. Il ne voulut pas nous dire comment il avait eu le concours ; il avait cependant usé d’une technique ingénieuse, reçu brillamment à toutes les épreuves. À vingt-six ans, il fut affecté en Indochine. Ç’aurait dû être l’histoire d’une belle carrière. Cette première affectation fut le théâtre au contraire, d'un grand drame qu’il nous racontait à présent, non sans un nœud dans la gorge. Cette réussite digne du bon garçon, brillant et curieux, avide de conquérir le monde, à l’instar des jeunes adultes de son âge, à chaque génération, allait devenir, soudain, un destin.

Gérald Hervé, Hervé Baudry, nietzsche, henri bergson, René Descartes, JMG Le Clézio, spinoza, Arthur Rimbaud,

Essai de Gérald Hervé, paru en 1999

 

Il nous raconta son histoire. Aussi, avait-il bien réfléchi depuis toutes ces années à la façon dont il travestissait la vérité. Impossible pour lui de faire autrement ! Certes, c'était pour lui une douleur qu’il s’infligerait presque mécaniquement. Mais c’était ainsi. Avec le recul, je sais à présent, qu’il s’agit de démêler le faux du vrai chez tout le monde. La verità schietta!

Il avait depuis si longtemps vécu comme Diogène dans son tonneau, un bras d’honneur lancé à la face du monde entier, mépris fait à l’hypocrisie sociale, que tout un chacun entretient avec complaisance. Cette docilité exemplaire des Panurgiens, si elle pouvait seulement servir à quelque chose ! Impuissant, mais sans repentir. Il vivait blessé. De ces blessures que les hommes n’aiment pas voir. La blessure d’un ego. Mais aussi la blessure d’un être que l’on avait rejeté pour la seule faute d'être mal né. La blessure d’avoir été surtout lâché par tout le monde au moment même où il aurait aimé ressentir un peu de fraternité. Le baiser de Judas de son ami d’enfance, qu’il sauva autrefois des griffes des nazis, et qui le regarda, sans même lever un doigt, massacré par l’administration française. Ami à qui il adressa cet essai « ignoble » qu’il écrivit par la suite, et qu’il regretta. Parfois, les blessures infligées sont si douloureuses. « Tous ne sont que des hommes » disait Simenon. Bref dans ses mots. Et peu de pathos quand il s’agit d’évoquer cette injustice du monde. Il raconte l’histoire d’une révélation qu’il aurait faite à propos du traitement que réservait l’administration française dans ses colonies aux colonisés. On le lui aurait pourtant déconseillé, dit-il. Obstiné, il dit avoir continué. Jeté aux fers pour « faute très grave portée contre la morale » en 1955. À vingt-sept ans, notre ami devint un taulard !

 

VII

Il y a des intuitions que vous portez en vous, des choses que vous sentez. Je n’oublierai jamais cet après-midi de l’an passé, me promenant dans Paris, non loin du Collège de France et, entrant dans la librairie de son dernier éditeur, cherchant dans les rayonnages son Descartes, me voir m’emparer d’un des volumes. D’abord, c’est le trouble. L’émotion devant l’objet, le palper, le tenir dans la main. Depuis 1998, l’année de sa mort, et les aléas de la vie qui avaient, tant bien que mal, tenté de m’écarter de lui, je n’avais plus repensé à ce livre, que son éditeur, enthousiaste, avait décidé de décliner en quatre tomes. À l’intérieur du premier, je pouvais y trouver, rédigée par un tiers, la notice biographique de notre ami, aujourd’hui disparu. Il y faisait mention de son arrestation en Indochine ; des années de souffrances qui s’ensui­virent. Mais cette fois-ci, les raisons évoquées ne faisaient plus aucun mystère sur la réalité vécue par notre ami, jusque dans sa chair ; était couché noir sur blanc, cette vie secrète qu'il avait essayé d'emporter dans sa tombe ; l’infamie de Descartes, venait là d'être en partie réparée.

Notre ami avait, en 1963, démissionné de la marine, suite à un soupçon d’homosexualité qui avait été porté sur lui. Abandonner son poste de commissaire de marine, vilipendé, humilié, jeté aux fers au nom de Descartes. L’homme eut la chance de n’être pas sorti de cette épreuve, plus ravagé encore. Mais les stigmates étaient bien là ! Une épreuve digne d’une tragédie antique. Descartes devenait soudain, le drame de sa vie.

Du plus loin que je me souvienne, je ne me rappelle pas avoir entendu notre ami parler de son homosexualité. Il ne l’avait pas niée. Il ne l’avait pas explicitement cachée. Non! Il ne nous en avait simplement jamais touché mot. Comme une verrue que l’on tente de discrètement dissimuler sur son visage. Il avait appris, avec le temps, l’art du mentir vrai. Il lui arrivait pourtant de nous parler de la sexualité, évoquant la fessée de Rousseau, qu’il avait parodiée dans son roman; une fois, se laissant aller à des confidences, en ma seule présence, à propos de la pratique de la masturbation, dont il ne pouvait manifestement pas se passer. Certains avaient également noté qu’il n’adressait jamais la parole aux filles. À soixante-dix ans, il avait publié – posthume – son Descartes, puisque la mort l’avait fauché quelques mois plus tôt ; il avait ainsi rendu, coup pour coup, ce que la société lui avait infligé au nom de la bonne conscience de la raison.

Est-ce que l’amour ou l’amitié résistent à l’infamie? Ce fut véritablement un homme seul que nous rencontrâmes dans le cours de nos études de philosophie. La défaite l’avait terrassé. Mais il n’avait rien d’un agonisant. Sa joie intacte, cette soif de vaincre, son ambition de jeunesse demeuraient intactes. La veille de son départ pour les Bahamas où il trouva la mort, nous avions ensemble abordé ce qu’il y avait de surfait à nos yeux, dans l’œuvre de Le Clézio; on avait causé de son île, où il envisageait de se retirer enfin, vengé; de ses Mémoires d’en face, qu’il comptait bien y écrire. Il ne me parla pas franchement de son homosexualité, mais ça n’avait plus aucune importance. Je ne m’étais pas rendu complice de ce destin qui l’avait poursuivi une vie entière, comme s’il ne pouvait trouver le repos, d’avoir été tel que la nature l’avait voulu. Nous sommes tous mortels. Et le rideau se déchirerait bientôt. Dans sa solitude ordinaire, il portait en lui le monde, le bonheur d’être ; et il ne donnait désormais à personne le droit de le lui enlever.

 

Gérald Hervé, Hervé Baudry, nietzsche, henri bergson, René Descartes, JMG Le Clézio, spinoza, Arthur Rimbaud,  

Gérald Hervé (1928-1998) 

 

Paru dans la revue, La Ligne d’ombre, numéro 3, mars 2010 (relu et corrigé en décembre 2020)

En couverture : Jean Dubuffet, Ontogénèse, 1975, Vinyle sur panneau, 310 x 204,6 x 3,5 cm

Commentaires

  • Beau portrait d'un homme et d'une atmosphère.

  • récit captivant et parfois émouvant.. .

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