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Michel Houellebecq, le devoir d'être abject

Écrit en 2005, alors que Michel Houellebecq faisait mauvaise presse, mais des tirages énormes, par cet article, je voulais faire un premier point sur une oeuvre naissante, dont l'une des premières facettes (pour ne pas dire facéties) étaient de nous révéler à nous-mêmes les graves symptômes, proches de la psychiatrie parfois, d'une société de consommation, libérale et sans complexe, que nous voulions confondre avec une réelle promesse de bonheur. Littérature tirant du côté de la sociologie, plus que de la littérature elle-même, les romans de Houellebecq, que l'on disait réactionnaires (voir à ce propos Le rappel à l'ordre, de Daniel Lindenberg), étaient une critique à charge et sans concession de la libéralité sexuelle, d'une société hobbesienne et darwiniste, révélant au grand jour la langue de bois des démocraties, que nous parlions tous. Politiquement incorrecte, j'avais senti à la sortie de son deuxième roman, Les particules élémentaires (1999), que la gauche culturelle n'appréciait pas beaucoup les provocations et transgressions de ses tabous dont cette oeuvre naissante se rendait coupable. Il n'en fallut pas plus pour moi pour me mettre en quête de comprendre ce qui était fort, voire dérangeant, incontournable dans cette oeuvre qui était une sorte de poil à gratter postmoderne, à travers ce très long article, qui a d'abord trouvé une place dans le numéro 17 du Journal de la culture, en 2005, puis, relu et augmenté, dans un recueil d'articles intitulé Les Âmes sentinelles, que j'ai fait paraître aux éditions du littéraire, en 2011. Cet article est désormais en accès libre dans l'Ouvroir

« Acceptable comme tout écrivain de valeur, Houellebecq ne l’est pas. Son encre est trempée dans le cyanure, sa littérature est dangereuse, parce qu’elle dit le pays dans lequel nous vivons », Marc Weitzmann[1]

 

I. Houellebecq,  le cynique

 

La littérature de Houellebecq apparaît pour ses contempteurs, comme une littérature monstrueuse. Disons plutôt que c’est Houellebecq lui-même qui apparaît comme un monstre. Un authentique monstre. Pourquoi ? Parce que dans un langage cru et sans nuances, il dénonce  l’échec d’une civilisation. Tous ses personnages, généralement des hommes médiocres, souffrent et cherchent désespérément l’amour de l’autre. Mais les illusions de la libération sexuelle, l’individualisme primaire qui s’est installé dans les rapports humains, – chacun revendiquant pour lui seul son droit au plaisir –, le sadomasochisme, la compétition sexuelle, la négation ou mutilation du corps d’autrui, autant de murs, autant de fossés qui séparent les individus et qui ont eu raison de notre désir de rencontrer autrui. Autant de limites posées par la gestion des intérêts privés, l’égoïsme, le tout-à-l’ego. Autant de remparts à l’amour et au bonheur. Certes, ça n’est pas seulement la société de consommation et la fausse libération sexuelle qui sont les ultimes coupables de nos déchéances amoureuses. Certes, cette société délétère, incapable d’enseigner l’amour désintéressé de son prochain, véhiculant une fausse image, totalement illusoire, du corps, ne valorisant que les beaux corps. En réalité, nous dit Houellebecq, c’est la faute au moi. Un « moi » pour Houellebecq, qui n’existe pas. Nous ne savons pas nous trouver. Le moi n’est qu’un objet en souffrance focalisé par la mort. De fait, tous les personnages de Houellebecq sont aux prises d’une spirale irréversible. Tout d’abord, l’attachement à l’ego : origine de toute souffrance. Nourri par la compétition sexuelle, il l’est d’abord par la mort. La mort et la souffrance. « Il est faux, écrit-il, de prétendre que les être humains sont uniques, qu’ils portent en eux une singularité irremplaçable. (…) C’est en vain, le plus souvent, qu’on s’épuise à distinguer des destins individuels, des caractères[2]. » Notre mort et notre souffrance ne se partagent pas ; elles sont notre pleine essence. Elles sont notre lot, le lot de notre existence. Le reste ne demeure dans la mémoire qu’à peine plus qu’un roman qu’on aurait lu[3]. Cette association inextricable à notre fin tragique annoncée, ne permet pas l’amour. Pourtant, qu’ils soient misérables, pleins de haine, froids, médiocres, tous les êtres humains en rêvent, même s’ils ne font qu’en rêver, car rien ne nous assure qu’ils puissent atteindre leurs désirs. Chez Houellebecq, les hommes mûrs salivent sur de jeunes nymphettes, parfois encore mineures, dont les corps, très beaux, bandants, sonnent désespérément, creux. Ce sont généralement de petites « garces » de dix-sept ou dix-huit ans, encore incapables de sortir de l’amour pour leur petite personne, sans existence, sans importance[4]. Des crétines aussi belles que stupides. Plus tard, lorsqu’elles seront devenues des femmes, elles prendront « des calmants, (feront) du yoga, (iront) voir des psychologues ; (les femmes) vivent très vieilles et souffrent beaucoup. Elles vendent un corps affaibli, enlaidi ; elles le savent et en souffrent. Pourtant elles continuent, car elles ne parviennent pas à renoncer à être aimées. Jusqu'au bout elles sont victimes de cette illusion. À partir d'un certain âge, une femme a toujours la possibilité de se frotter contre des bites ; mais elle n'a plus jamais la possibilité d'être aimée. Les hommes sont ainsi voilà tout »[5] nous dit un Houellebecq cruel et sans appel. Si je cite ce passage, ce n’est pas simplement parce que cette description des femmes peut faire grincer des dents, les réduisant à de simples objets sexuels, leur retirant toute transcendance et, presque, toute humanité dans ce corps-à-corps avec des plus jeunes et plus désirables, c’est aussi parce qu’on y trouve l’illustration de l’impossibilité de l'amour.

Passons outre la méchanceté et le cynisme de ce passage, regardez donc où se niche le premier stade ontologique du schéma anthropologique et social du monde houellebecquien. Premier constat donc : tout est sexuel ! Et le sexe n'est que désespoir, souffrance, désenchantement ; cela nous ramène à une animalité cruelle, et nous empêche d'atteindre l'état d'homme, le stade humain. L'amour est impossible parce que nous ne serions déterminés par rien d'autre que nos désirs et nos déterminismes biologiques, donc par des besoins qui nous poussent à nous tourner vers nous-même : les hommes, toujours en chasse, si on écoute Houellebecq, d'un corps jeune, sont déterminés par un amour réduit au désir sexuel. Le principe de reproduction. On retrouve ici la « métaphysique de l’amour » de Schopenhauer. Quant aux femmes, les voilà plutôt tournées vers l'amour narcissique de leur personne. Elles ne peuvent se passer d'être regardées et aimées. Dans les deux cas, la relation est piégée : soit par la biologie, soit par l'ego. Je reviendrai sur ce point plus loin.

 

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Le rire jaune de Michel Houellebecq

 

II. Houellebecq, le moraliste

 

  Houellebecq est la conscience de son temps. Je sais que j'ai l'air d'exagérer, mais je m'en explique plus loin. Il est la conscience de toute une génération dont il est devenu le porte-parole. La mienne. J’en suis. Il est notre miroir. Un miroir qui nous renvoie une image si abominable, qu’elle nous interpelle, autant qu’elle nous effraie. Une image si insupportable qu’elle nous révolte aussi. Mais rectifions d’abord une erreur : Houellebecq n’est pas cet écrivain outrancier et malsain comme on peut l’entendre souvent. Il est plus simplement quelqu’un qui a décidé de mettre le doigt là où ça fait mal. C’est-à-dire, sur notre condition humaine et détestable. Mais pourquoi ? Peut-être pour nous en guérir. Vœu pieux, illusion juvénile ? Qui sait ?

 À cela, la seule question valable : pourquoi ? En dénonçant un système libéral économique et sexuel, en mettant en mots ce que tous avaient au bout de la langue, il s’est volontairement transformé en une victime de la vindicte des « faibles », des hommes du ressentiment qui ne supportent pas d’être ainsi mis à jour. Il s'est fait le bouc émissaire d'une société en déroute, par faiblesse, par sadomasochisme ? On ne saura jamais. On pourrait presque le prendre pour le Christ ! On pourrait presque le comparer sans ironie à ce messager dans la tragédie grecque antique, qui apportant une mauvaise nouvelle à la cité, se voit la cible de la colère de tous, car ne pouvant détruire le message, on s’en prend naturellement au messager. Pourtant, j’ai toujours été convaincu qu’il y avait quelque chose de profondément humain dans le message de Houellebecq. Anti-libéral forcené, on lui en a longtemps voulu de nous montrer autant de choses. On a vécu cela comme une disgrâce, notamment les femmes, qui ne lui pardonneront jamais de les mettre face à leur propre sacrifice, celui de la gent féminine, voire de la disgrâce de leur solide rôle dans la société patriarcale d’antan, transformée par la société libérale et consumériste, en véritable marchandise. Mais il faut admettre que Houellebecq n’a jamais ménagé les femmes, notamment quand il aborde leurs relations sexuelles avec les hommes. Sûrement comme l’avance Bruno Viard, a-t-il des comptes à régler avec sa mère[6]. C'est souvent comme ça chez le garçon, quand il s'en prend à la femme, en réalité il s'en prend à sa mère ! La frustration adolescente que Michel Thomas a ressentie autrefois devant des corps de nymphes, inaccessibles, resurgit dans ses critiques au vitriol des femmes. Pourtant, Houellebecq n’est pas un misogyne. Je crois plutôt qu'il est un écrivain idéalisant la femme. Lorsqu’il écrit par exemple dans Les particules élémentaires : « Les femmes sont meilleures que les hommes. Elles sont plus caressantes, plus aimantes, plus compatissantes, et plus douces ; moins portées à la violence, à l’égoïsme, à l’affirmation de soi, à la cruauté »[7], venant d’un esprit aussi brillant, on croirait presque à une sorte d’ironie feinte. À la réflexion, j’opte pour une sorte d'idéalisme naïf, porté par un sacre de LA femme, qui a toujours empêché Michel Thomas, puis Michel Houellebecq, d’avoir des relations normales avec le sexe opposé en général.

 

Il serait donc bon de mettre un terme avec ces lectures convenues, faciles et paresseuses qui veulent faire de Houellebecq un misogyne, un atrophié par le désespoir morbide d'un suicidaire qui déteste la vie. Certes, il est de la race des grands pessimistes qui ont beaucoup de mal à se guérir, mais n'en faisons pas trop. En vérité, pour lui, comme pour Schopenhauer, la vie n'est qu'un pendule oscillant entre souffrance et ennui, exaltée par la société de consommation, qui fonde toute sa logique économique et sexuelle sur le désir, au final systématiquement déçu ou frustré. Je sais que sa posture de malade, au fond de l'abîme, toujours proche des gouffres n'aide pas à le voir autrement qu'en dépressif attaché à débiner la terre entière, alors qu'en réalité, cette dialectique du désir qui hante tous ses romans depuis le premier, Extension du domaine de la lutte[8], est à l'origine même de notre dépression à tous. Reconnaissons tout de même, que la culture occidentale est plutôt une culture de la dépression et du désastre que de la paix et de l'harmonie ! Alors, oui, en effet dans cette oeuvre tout y suinte de la détresse, tout y suinte de sa propre détresse à Houellebecq lui-même. Son irréversible pessimisme post-schopenhauerien, que Nietzsche avait d’ailleurs, selon les mots mêmes du romancier, si mal compris, résulte avant tout d’une incapacité à vivre, et à savoir bien vivre, d’où tous ces personnages pathétiques et malheureux, qui rendent coup pour coup ce qu’ils ont reçu. D'où également cette écriture vindicative, proche du ressentiment, que Bruno Viard, imprégné de nietzschéisme sûrement, appelle « la conscience esclave »[9]. D'où cette incapacité au bonheur ou au plaisir qui pousse les médiocres, les ratés, les aigris à envier les gens heureux (s'il en reste !) Dans ses romans, Houellebecq se livre à une critique en règle de tout ce que la vie ou la société peut apporter à l’homme de semblant de jouissance. Ces métastases d'un bonheur tiède ou réchauffé, avec cette lucidité redoutable que cette blessure profonde portée en lui depuis sa toute jeunesse, lui confère. L'oeuvre de Houellebecq est à visée thérapeutique, voilà la seule vraie idée que l'on doit exprimer. Le reste n'est que bavardage ! Houellebecq veut rester vivant, il l'a dit, il l'a clamé. Il veut sauver sa peau, de la maladie, de la misère, de la souffrance. Houellebecq est un homme malade, méchant parce que malade, ça va sans dire. Pourtant, avec la sortie d’Extension du domaine de la lutte, il espérait encore changer le monde, ce qui le rachète, ce qui montre qu'il n'est pas si mauvais que ça. Il est vrai que, depuis 1996, les choses ont changé, et le monde aussi. On a passé là le nouveau siècle, et tout n'a fait qu'empirer. Depuis, donc, il n’espère même plus changer quoi que ce soit. Son oeuvre, de domaine de la lutte se ramène au plus petit dénominateur commun : les particules élémentaires. Il a compris que les idéaux à gauche étaient floués, que le ver était dans le fruit, que sa génération de révolutionnaires n'était pas au niveau, qu'ils n'étaient pas de la taille des générations précédentes. Il ne se voit donc plus désormais en conflit avec ce monde[10]. Probablement parce qu’il sait trop bien que la littérature, aujourd’hui, ne changera plus jamais rien… Pour que le monde change, il faudrait d'abord que l'espèce humaine veuille véritablement changer, or, c'est bien connu, on veut tout changer sans rien changer !

 

Dans la même logique, je voudrais personnellement que l’on en finisse avec cette méprise qui nous fait dire que Houellebecq est un auteur du « désespoir ». Il n’est pas un auteur pour suicidaires sous Prozac, mais un écrivain -sengagé, tragique, désespéré. Moins un écrivain de l’absurde, qu’un auteur qui fait face à l’absurde. « L’homme se trouve devant l’irrationnel. Il sent en lui son désir de bonheur et de raison. L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde », écrivait Camus dans Le mythe de Sisyphe[11]. Et voilà que, transposé à l’auteur des Particules, nous découvrons à mon sens, un Houellebecq plus juste, c’est-à-dire dans sa dimension toute tragique. Une dimension à laquelle j’appliquerais bien volontiers cette épitaphe que Nikos Kazantzakis avait choisi à la suite des Grecs antiques, pour sa tombe, célébrant une philosophie de la liberté : « Je ne crains rien, je n’espère rien, je suis libre ». Car Houellebecq veut nous sauver du tragique de l'existence, qui est celui même des désirs. Il veut nous mettre en garde contre un bonheur qui serait essentiellement fondé sur la satisfaction de tous les désirs. Il a bien lu Schopenhauer, le sieur Houellebecq. Il connait bien sa leçon. Nous apprendre, par ses romans et sa galerie de monstres, à nous méfier, nous enseigner à ne plus rien espérer, non pour désespérer, mais pour se libérer, c'est certainement l’une des représentations les plus exactes que l'on peut se faire de la pensée de Houellebecq et qu’il se fait lui-même de sa propre pensée je crois, comme celle de la vie[12]. Il n'y a pas de vie sans liberté ! C'est une représentation à la fois morale, éthique, existentielle et métaphysique. Parce que j’ose le dire à la suite de Jean d’Ormesson, et c’est probablement ce qui me plaît le plus chez Houellebecq : il est un « moraliste »[13]. Un vrai. Non pas un moralisateur, non, un moraliste. Un de ceux que l’on pourrait ranger aux côtés de La Rochefoucault ou de La Bruyère. Sauf, qu’à la différence des grands moralistes, Houellebecq lui, ne parvient jamais à se détacher de son propre pathos, qu’il injecte sans concession dans son écriture et ses romans. Voilà ce qui en fait sûrement un homme du ressentiment, d'où ce relent de haine que l'on croit lire parfois sous sa plume, et d'où ce danger qui le guette, car pour toute œuvre, il y a peu de chances si le pathos s'en mêle, qu’elle puisse un jour atteindre l’universel. Bien sûr, elle prête à penser, mais du fait même qu’elle soit traversée de la subjectivité pathétique de l’auteur, elle demeure en deçà de l’œuvre d’un maître à penser.

 

De fait, le moralisme de Houellebecq me semble être un moralisme nourri de ressentiment, paternaliste et aigri. Pour illustrer cette idée, je vais prendre l’exemple de son troisième roman, Plateforme[14] : l’écrivain dépeint le cheminement initiatique d’un homme à Bangkok, s’abandonnant aux plaisirs du body massage. Puis il décide, avec son amie Valérie, rencontrée là-bas, de proposer un club « où les gens puissent baiser ». Certes, pas entre eux. Non ! Michel, le personnage principal du roman, ne pense pas à un club échangiste, si répandu ces dernières années en Occident. Pourquoi ? Eh bien tout simplement parce que selon l’anti-héros houellebecquien, « il doit certainement se passer quelque chose, pour que les Occidentaux n’arrivent plus à coucher ensemble ». La vision de cette dégradation des rapports est parfaitement vue par le personnage Michel, qui veut leur proposer en réalité, des autochtones, parce que celles-ci « n’ont plus rien à vendre que leur corps, et leur sexualité intacte ». Pas de lutte des sexes, pas de hargne, seul le bon rapport avec le partenaire compte. Inévitablement, ce passage était appelé à faire couler beaucoup d'encre. Mais qui aura vu, derrière l'énorme provocation, une dénonciation des conditions de vie des personnes en question ?



Comme moraliste, Houellebecq ne nous rend pas la tâche facile. Il sème plusieurs pistes qui concourent à creuser l’ambiguïté. Le prénom du narrateur, qui est identique à celui de l’auteur : les parallèles avec un monde référentiel, qu’il soit interne ou externe, je pense par exemple à ses propos publics, lorsqu’il encense les Thaïlandaises à la sortie de son roman, faisant valoir leur savoir-faire en matière sexuelle, les considérant comme des femmes sachant réellement donner de l’amour et du plaisir aux hommes, à l’inverse des occidentales. Michel Houellebecq est ambigu, lorsqu’il ne sait plus, soudain, ce qui tient de l’autobiographie dans ses romans et ce qui tient de  la fiction[15].

Pourtant, si la machine à provocation à une fois de plus bien fonctionné, poussant les pavlovismes les plus attentifs dans leurs plus lointains retranchements, au-delà du machisme crasse de l'auteur, un machisme feint ça va sans dire, il ne faut pas voir dans ce roman, une apologie du tourisme sexuel mais la dénonciation plutôt de la déliquescence du monde occidental, causée par l’ultralibéralisme, que Houellebecq avait déjà entamée avec Extension du domaine de la lutte. Ça me paraît bien plus subtil comme analyse, que de dire que le roman de Houellebecq est une invitation, pour ne pas dire une plaquette publicitaire pour encourager le tourisme sexuel dans ces pays pauvres.

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Plateforme, Michel Houellebecq

 

Houellebecq fait donc le constat d’un déclin de la sexualité étendu à l’ensemble des couches sociales, aux hétérosexuels comme aux homosexuels, épargnant à peine les jeunes ou les adolescents. Constat d’autant plus fort que Michel Houellebecq remarque, à juste titre, que l’absence de sexe entraîne irrémédiablement d’autres dérives : « If you have no sexe, you need ferocity. That’s all[16]… »

 

Pour ses contempteurs, j'aimerais leur indiquer que l’étiquette d’« immoralisme » aurait parfaitement convenu à un récit qui se serait ouvertement réjoui du tourisme sexuel. Or, lorsqu'on sait le lire, on a plutôt le sentiment que Houellebecq nous fait la leçon, que le roman s’écrit en forme de réprobation. Cette idée ne me parait d'ailleurs pas exagérée. Houellebecq semble vouloir en finir avec cette déliquescence morale et humaine. Il a même combattu pour cela. Pour le comprendre, il reste ses livres : ses romans, ses poésies étaient les armes de sa logique de guerre. D’où l'urgence d'une relecture immédiate de tous ses textes ; pour être fidèle à l’esprit de l’auteur, qui suit une double orientation : morale et politique.

 

III. Houellebecq, le politique

 

Dans un texte de toute première catégorie, Sortir du XXème siècle ?[17], Michel Houellebecq écrit la chose suivante : « La littérature ne sert à rien. Si elle servait à quelque chose, la racaille gauchiste qui a monopolisé le débat intellectuel tout au long du XXe siècle n'aurait même pas pu exister. Ce siècle, bien heureusement, vient de s'achever; c'est le moment de revenir une dernière fois (on peut du moins l'espérer) sur les méfaits des « intellectuels de gauche », et le mieux est sans doute d'évoquer Les Possédés, publié en 1872, où leur idéologie est déjà intégralement exposée, où ses méfaits et ses crimes sont déjà clairement annoncés à travers la scène du meurtre de Chatov. Or, en quoi les intuitions de Dostoïevski ont-elles influencé le mouvement historique ? Absolument en rien. Marxistes, existentialistes, anarchistes et gauchistes de toutes espèces ont pu prospérer et infecter le monde connu exactement comme si Dostoïevski n'avait jamais écrit une ligne. Ont-ils au moins apporté une idée, une pensée neuve par rapport à leurs prédécesseurs du roman ? Pas la moindre. Siècle nul, qui n'a rien inventé. Avec cela, pompeux à l'extrême. Aimant à poser avec gravité les questions les plus sottes, du genre : « Peut-on écrire de la poésie après Auschwitz ? » ; continuant jusqu'à son dernier souffle à se projeter dans des « horizons indépassables » (après le marxisme, le marché), alors que Comte, bien avant Popper, soulignait déjà non seulement la stupidité des historicismes, mais leur immoralité foncière. »

 

Que dit ce texte ?

 

Anti-libéral systématique, mais aussi écrivain retenant des années 70 un souvenir amer d’une pensée de gauche qu’il considère comme une intelligentsia précaire aux fausses valeurs, Michel Houellebecq dénonce ces histrions de fortune, ces intellectuels hallucinés qui avaient pour haute prétention, pour méprisable vanité de remettre les compteurs de l’histoire à zéro, ne faisant rien d’autre en réalité, qu’accélérer leur propre perte, et celle des masses populaires. Ce que Houellebecq déteste dans toutes ces mouvances gauchistes, qui se posent en mouvements du « Bien », c’est avant tout, l’angélisme arrogant dont elles se parent, occultant ainsi un peu trop facilement leurs méfaits, et se frayant un chemin dans la logique libérale, faisant de la « liberté », à laquelle elles se disaient si attachées, une notion ambivalente, puisqu'elles ont elles-mêmes inventé la société libérale, qu'elles ont beau jeu de dénoncer aujourd'hui.  


Par l’incipit de ce texte magnifique, Houellebecq stigmatise cette génération à laquelle il appartient, et qui fut profondément marquée par le vocabulaire creux et pompeux du marxisme, dénonçant avec justesse combien tout ce qui prétend libérer l’individu l’aliène au contraire. Grand Héraut de notre médiocrité moderne, Houellebecq s'en prend au schéma du modèle privé : toutes ces relations humaines non-rentables que la société de consommation balaye sous le tapis ; il brasse des thèmes complexes et dérangeants telles la solitude et la frustration comme principes constitutifs de nos personnalités fin de siècle, la lutte à mort pour la satisfaction de nos désirs consuméristes, dans un univers où la logique libérale organise tout, du travail à la sexualité, rien n’échappant aux « eaux glacés du calcul égoïste ». Alors, un Houellebecq certes controversé, mais un Houellebecq surtout courageux, principalement en ces temps de détresse et de censure par les médias et les associations qui prétendent défendre le bien en trainant devant les tribunaux leurs opposants politiques. Et Dieu sait que Houellebecq est un de ceux-là ! C'est probablement même un Houellebecq qui cause à une génération « désenchantée » : les 30-45 ans. Et si son premier roman fut encore très marqué à l'extrême gauche, l’évolution vers une critique bienvenue de cette gauche culturelle et « bien-pensante » qui donne ses règles à la société, donneuse de leçons et père fouettard, gauchisme culturelle qui voit l'arrivée de cette critique comme un affront fait aux plus humbles, au progrès des idées, à la bonne marche de l'histoire. Cela n’enlève rien pourtant à la force et au plaisir de lire cette oeuvre, qui examine avec attention et dénonce sans relâche le libéralisme économique, mais surtout la « libération sexuelle », en tant que moteur de toute relation entre individus,  dans sa vision très « hobbesienne » ou très « darwinienne » de notre société « postmoderne ». 

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Avec Houellebecq, la poésie fait la Une de Libé

 

IV. Houellebecq, l’écrivain postmoderne

 

Ce concept clé de ces dix dernières années, à savoir le concept de « postmodernité », Houellebecq en est un fin connaisseur, puisqu’il est à la fois le grand critique de la société « postmoderne », et comme par ironie, le chef de file d’une littérature elle-même « postmoderne ». Pourquoi ? D’abord parce qu’il écrit contre le vice, le nihilisme et l’immoralisme qui agitent notre époque, s’installant insidieusement dans nos comportements, nos modes de penser. Le moderne était celui qui croyait autrefois au progrès, et qui nous a conduit à ce terrible naufrage dont les romans de Houellebecq se font les témoins et les lanceurs d'alerte. Le postmoderne est celui qui ne croit plus dans la force des récits collectifs qui font de l'histoire une ligne continue, un progrès permanent. Plus de récit unique, plus de grand soir, tout est ramené au plus petit dénominateur commun : l'individu et sa détresse permanente. Mais force est de constater par ailleurs, que Houellebecq est un écrivain « postmoderne » dans deux autres sens : 1) il n’assassine pas la forme du roman, ni n’en vilipende les techniques, 2) il construit ses romans comme de vastes plans d’offensives politiques anti-libérales, propres à dénoncer la fin des valeurs humanistes d’une civilisation qu’il considère aujourd’hui comme définitivement perdue.

D’aucuns me demanderont si c’est bien suffisant pour lui coller une telle étiquette[18]. Certes pas. Cependant, au-delà du réactionnaire dénoncé par Daniel Lindenberg qui en donne un portrait assez juste[19], occultant un point essentiel cependant, qui concerne précisément la vision de la société contemporaine que Lindenberg trouve abjecte dans les romans de Houellebecq, qu'il prétend réprouver. Or, il ne comprend pas qu'elle est pourtant irréversible, car la fin annoncée de cette société est d'une évidence telle que même un aveugle parvient à la voir. Et les paroles, aussi optimistes et bienveillantes soient-elles, pour notre Occident en déclin, n'ont rien de performatives. Pour éclairante qu’elle soit donc, la démarche littéraire de Houellebecq n’a rien de littéraire à proprement parler, si je m’en tiens aux codes classiques : romancier hyperréaliste, aux desseins planificateurs, ils semblent hésiter entre l’engagement cynique et désenchanté dans un monde social froid et déserté de toutes valeurs, et une critique morale – que j’ai mise en lumière plus haut – utopique et désabusée. Certes, je ne reproche pas à Houellebecq, comme l’ont fait de nombreux critiques, d’être un sociologue (même si le terme me paraît trop fort !) qui se serait trompé de genre littéraire, je ne lui reproche pas non plus de ne pas avoir de style, tant je suis persuadé que son écriture blanche est en soi un style puissant, adapté à l’orientation de ses romans ; le choix de l’auteur étant d’aller droit à l’essentiel, réaliste jusqu’à épouser l’ambiance de la postmodernité ; il ne permet plus au final, de dénouer ce qui est de l’ordre de la critique et de ce qui est de l’ordre de la posture ou de la conviction. Aussi, ce sera la raison qui fera dire à un lecteur superficiel, que les romans de Houellebecq sont systématiquement écrits sur le même thème ? Ou encore qu’ils ne sont rien d’autre que le produit d’un homme malade, voire aigri ? Certes, en premier lieu, les personnages sont stéréotypés, les situations presque caricaturales. Tous les caractères de l'œuvre houellebecquienne paraissent englués dans un réel sordide. Les textes sont des narrations de faits, de scènes dénuées de toute fiction. En deuxième lieu, l'histoire, l'intrigue, le nœud même qui caractérisait le roman jusque-là, semble évacué au profit d'une peinture sociologique d'une complaisance exacerbée. Et ce réalisme, attaché à la plume de Michel Houellebecq, semble, dans les termes mêmes de la conséquence du choix, peindre le réel avec une fidélité que seul Balzac connaissait ; une façon de rejeter définitivement l'art. Lire et apprécier Houellebecq, c'est donc désormais accepter que l'art du roman n'est plus la réinvention même du réel, mais sa mimêsis la plus parfaite. Sa mise à plat. Une sorte de traduction du monde tel qu'il est, ou prétendu tel...

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Les Particules élémentaires : Photo Moritz Bleibtreu, Oskar Roehler

 

En troisième lieu et en conséquence, Houellebecq ne transfigure plus le banal, mais désormais décrit, sans la moindre distance les désordres sociaux, dénonce la haine ordinaire, le racisme rampant, les luttes et les désespoirs, celles de l’homme du ressentiment pour le reprendre la formule nietzschéenne. Michel Houellebecq dispose de cette acuité sévère qui lui permet de rationaliser les comportements ou les sentiments ressentis par le nombre sur le mode du « vécu ». Michel Houellebecq est le diaporama d’un malaise « civilisationnel », d’une dépression généralisée. Il est comme la chouette de Minerve de Hegel qui prend son envol à la tombée de la nuit. Son regard se fait la synthèse d’une catastrophe généralisée, témoin des catacombes de l’Occident, fin d’un empire économique, technique et philosophique. Et il est conscient qu'en couchant tout cela sur le papier, il est bien trop tard pour sauver notre monde de sa chute et de ses décombres prochains, mais il le fait quand même, peut-être pour se sauver du désastre, ou même pas, en pure perte, par désespoir, par désenchantement.

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Adaptation cinématographique d'Extension du domaine de la lutte (Philippe Harel).

 

V. Houellebecq, le visionnaire

 

Dans les polémiques qui entourent généralement la parution d’un nouveau roman de Michel Houellebecq, des Particules élémentaires à La possibilité d’une île, ou beaucoup de choses ont été dites, de procès faits à l’auteur, une question capitale à été systématiquement occultée : qu’est-ce qui fait courir, et surtout parler Houellebecq : lucidité ? cynisme ? désespoir ? haine ? Nombreux seront ceux qui y auront répondu à la question avant même de l’avoir posée., car finalement, ce ne sont pas les réponses qui sont intéressantes dans ses romans, mais les questions que ses récits désespérés suscitent en nous, nous posent comme si nous devions enfin nous arrêter un moment de tourner en rond, et nous interroger sur le grand marasme de nos vies.

 

Par exemple, quand après avoir écrit un roman[20] dénonçant ce qu’il appelle la « bêtise » d’une religion, précisément l’islam, sa dangerosité sur le plan politique et idéologique, et qu’il réitère en personne répondant à la revue Lire : « (La) religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré[21]… ! », on croit que tout est clair. Or, rien ne l'est. Notre impression n'est autre que superficielle là encore. Certes, c'est le ressentiment qui le fait parler… Accordons d'ailleurs à Patricola[22] que nous sommes en présence d'une forme de vengeance. Mais enfin, Patricola ne comprend pas tout. Sa lecture est superficielle elle aussi. Je cherche encore un peu de lucidité chez cet homme. Une lecture de l’islam qui distinguerait le Coran des aventures de Mahomet à Médine est forcément fautive, et, convenons que cette religion monothéiste se doit encore d’en passer, à l’instar de son aîné le christianisme, par son « siècle des lumières ». De plus, il n'est plus à démontrer, même si l'on nous le reproche aujourd'hui, qu'un certain islam, dans la confusion des débats, se présente, avec ses controverses autour du voile, les attentats meurtriers perpétrés par des minorités intégristes prônant un islam idéologisé, comme un islam politique qui mène de front un combat contre la République et contre la démocratie, ne faisant que très peu cas de la vie humaine. Le gauchisme culturel pourra bien pousser ses cris d'orfraie, comme disait son Lénine, les faits sont têtus. 

 

On en revient alors toujours à la même chose, comme si, on aura beau écrire et chercher, Michel Houellebecq sera jusqu'au bout cet « iconoclaste de la République des lettres »[23] dont parle Patricola, sans quoi il ne lui resterait plus qu'à casser sa plume. Et alors ? Ça pourrait être vrai que cela ne changerait pas grand-chose au côté visionnaire de son œuvre, à sa grande lucidité et son acuité. L’observation de notre monde contemporain, des comportements, de sa haine de soi, les attentats du 11 septembre 2001, de Bali en 2002 et puis de Londres en 2005, tout concourt à montrer que dans la société occidentale c'est la haine, la rivalité, la compétition et le conflit qui prédominent. En évoquant le malaise général, Houellebecq aborde la biologie, avec l’eugénisme, le clonage, la métaphysique, l’anthropologie, la sociologie… L’oeuvre houellebecquienne sème le trouble en dénonçant le trouble, brise les consensus, les tabous, mais moins par esprit de provocation[24] que pour délier les langues.

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Première édition du roman culte de Michel Houellebecq

 

VI. Houellebecq, le misanthrope

 

Sans jamais se laisser aller non plus au moindre psychologisme, Houellebecq fonde ses romans sur le moule anglo-saxon, notamment celui de Bret Easton Ellis. Il dénonce la cruauté ou la méchanceté qui courent depuis le début de l’humanité. Dès l’enfance, on a le sentiment que l’homme est « programmé » pour faire souffrir ses congénères. Cette vision très hobbesienne l’amène à introduire dans ses romans des descriptions crues, sans nuances, qui nous montrent combien en Occident, si l’on n’y prend pas garde, en observant simplement nos contemporaines, en analysant l’histoire et sa violence accoucheuse du progrès tel que l’écrivait Karl Marx, on glisserait progressivement vers une sorte de misanthropie crasse.

 

Emplis de compassion pour les multiples victimes qui jalonnent ses œuvres, nous acceptons alors volontiers de suivre Houellebecq sur chemin vers lequel il nous entraîne, le seul qui soit encore un chemin d’espoir pour nous tirer de la « barbarie », si on en croit l’auteur : celui de l’eugénisme. Ca n’est pas une « solution finale ». Pas un « eugénisme fasciste ». C’est un projet scientifique qui permettrait l’invention et non la sélection. Inventer une espèce humaine qui serait enfin délivrée du désir sexuel et de la mort[25]. Une idée novatrice, mais selon moi profondément dangereuse, qui se trouve reprise, et continuée par le nouveau roman de Michel Houellebecq, La possibilité d’une île[26].

 

Dans Les particules élémentaires[27], Michel, le scientifique, imaginait une espèce asexuée et immortelle. Dans le dernier roman de Houellebecq à ce jour, l’idée de l’immortalité est reprise. Le personnage principal, Daniel1, qui est par ailleurs un artiste célèbre pour ses sketches comico-haineux, — un de ces personnages houellebecquiens englués dans une vision du monde cynique et décalée, et qui admet que ses sketches véhiculent bien la haine raciale et la haine de son prochain, car quand on fait rire, on vous donne le droit d'être abject— couche sa vie sur le papier afin que ses futurs clones puissent en prendre connaissance, et ainsi éviter de nombreuses erreurs. Houellebecq ose ainsi aborder avec beaucoup de discernement, mais surtout beaucoup de courage, le sujet si controversé du clonage. Bienvenue dans l’ère du « post-humain ». Ce que Daniel25 appelle le « néo-humain ».

 

Voilà donc la grande nouveauté houellebecquienne, à peine tentée si l’on peu dire par l’avant-dernier, Plateforme[28] : l’anticipation. Des « néo-humains » en quête d’immortalité. Évidemment, le désir d’éternité, qui n’en a jamais rêvé ? Plus que jamais notre société consumériste, individualiste, nihiliste, athée, incapable de se penser dans la pérennité du groupe, pose cette alternative comme salvatrice. L’éternité comme dernier espoir d’accès au bonheur ?


Cette fameuse « quête » en laquelle Houellebecq ne croit pas[29], ou ne croit plus, pose une question fondamentale : celle du sens de la vie. Heidegger avait jadis, en son temps, repris la vieille question antique : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Un problème philosophique fondant toute la recherche du sens. Un sens que la secte des Elohims, bien évidemment, se pose —comme bien d’autres— et pose dans ce roman.

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Michel Houellebecq assailli par les journalistes,
après son prix Goncourt, le novembre 2010.


L’intérêt de citer cette rencontre entre le narrateur et le prophète des Elohims pour Houellebecq reste bien entendu de souligner les limites de la science, de la technique et surtout des religions. Religions qui dans ce roman, sont réduites à de vulgaires phénomènes de pure consommation.

 

Mais la vie éternelle est-elle seulement une possibilité envisageable ?  Et aurait-elle pour autant un sens ? Simone de Beauvoir dans Les hommes sont tous mortels[30] en dénonçait déjà la supercherie. L’homme ne mérite pas un tel destin. Car c’est le destin le plus funeste qui soit. Quant à Houellebecq, s’il ne montre plus beaucoup de compassion pour ses « frères » humains, il continue tout de même de les créditer d’une faculté qui leur confère toute leur dignité : l’émotion. Faculté que la vie éternelle leur ôterait définitivement :


« Je compris également que l’ironie, le comique, l’humour devaient mourir, car le monde à venir était le monde du bonheur, et ils n’y auraient plus aucune place[31]. »


L’émotion serait-elle donc la rançon à payer pour obtenir le bonheur ? L’homme aussi évolué qu’il soit, scientifiquement, techniquement, culturellement, resterait quoi qu’il prétende, une bête, un infra-humain, un post-humain dont les sentiments auraient disparu, et il ne serait pas plus heureux qu’autrefois. L’homme, ainsi, ne mériterait donc pas la vie éternelle, non parce qu’il ne sait que produire violence et souffrance sur ses propres frères, non parce qu’il serait en résumé, un homo sapiens à peine plus évolué que les autres êtres vivants, mais parce qu’il ne mérite tout de même pas d’être ainsi zombifié.

 

Houellebecq, à l’image de ses héros, ressent le mal de vivre. Un mal de vivre sûrement inspiré de la décadence, du nihilisme contemporain, du délitement de la morale. « Elle avait raison : je suis un tout petit enfant infirme, très malade, et qui ne peut pas vivre. Je ne peux pas assumer la brutalité du monde ; je n’y arrive tout simplement pas[32]. »

 

Pour survivre, rester vivant en ce monde qu’il juge derrière Schopenhauer, n’être qu’« une souffrance déployée »[33], Houellebecq n’a qu’une seule parade, qu’une seule carte : la poésie. Il est peut-être même l’un de nos derniers poètes. Mais grâce à elle, grâce à la poésie, il peut « survivre ». Survivre par l’écriture. Une écriture qui lui permet, - et nous permet -, de ressentir quelques moments d’infini.

Houellebecq a donc compris la leçon : il ne doit pas mourir. Il doit tenir bon ! Car « un poète mort n’écrit plus. D’où l’importance de rester vivant »[34].

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Michel Houellebecq, derrière le rideau

 

 
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En ouverture :
Michel Houellebecq (Site France Diplomatie)
 
 
À voir aussi :
Michel Houellebecq - Entretien :
"Extension du domaine de la lutte" (1994)
 


[1] « Houellebecq, aspects de la France », Le Monde, 7 septembre 2001, p. 14.

[2] Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998.

[3]  « En somme, l’idée d’unicité de la personne humaine n’est qu’une pompeuse absurdité. On se souvient de sa propre vie, écrit quelque part Schopenhauer, un peu plus que d’un roman qu’on aurait lu par le passé », op. cit.

[4] « Je me souvenais d’être passé le matin même devant le lycée Fénelon. C’était entre deux cours, elles avaient quatorze, quinze ans et toutes étaient plus belles, plus désirables qu’Isabelle, simplement parce qu’elles étaient plus jeunes. Sans doute étaient-elles engagées pour leur part dans une féroce compétition narcissique, - les unes considérées comme mignonnes par les garçons de leur âge, les autres comme insignifiantes ou franchement laides ; il n’empêche que pour n’importe lequel de ces jeunes corps un quinquagénaire aurait été prêt à payer, et à payer très cher, voire le cas échéant à risquer sa réputation, sa liberté et même sa vie », », La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p.84. 

[5] Les particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998.

[6] Les relations difficiles avec sa mère sont notoires aujourd’hui. Cf. Bruno Viard, Houellebecq au laser. La faute à Mai 68, Nice, Les Editions Ovadia, 2008, p. 44 et sq.

[7] PE, p. 205.

[8] Editions Maurice Nadeau, 1996.

[9] Op. cit., p. 66-67.

[10] « Il faut écrire un texte religieux pour changer le monde », Interview Les inrockuptibles, octobre 2005.

[11] Folio-Gallimard.

[12] « Cela dit, il avait eu tort sur un point : on peut très bien vivre sans rien espérer de la vie ; c’est même le cas le plus fréquent », Lanzarote, Paris, Librio, 2002, p.54.

[13] Voir à ce propos l’excellente réflexion tenue par Jean d’Ormesson sur le plateau de l’émission Le bateau livre, sur la Cinq, le 4 septembre 2005.

[14] Paris, Flammarion, 2001.

[15] « Je sais que c’est difficile à croire, mais à l’heure actuelle, je ne sais plus très bien ce qui dans mes romans, relève de l’autobiographie ; je suis par contre très conscient que cela n’a aucune importance », in « C’est ainsi que je fabrique mes livres. Entretien avec Frédéric Martel », La NRF, n°548, janvier 1999, pp. 197-209.

[16] La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 368.

[17] Lanzarote et autres textes, Paris, Librio, 2002, p. 71 sq.

[18] Or, la définition de « postmoderne » que j'emploie ici, est celle justement d'une notion valable pour quelques millions d'occidentaux pour qui la vie est rapide, rationnelle, efficace, propre, désenchantée et magique ; pour qui la modernité est assumée et existentielle et non vécue sur le mode de l'imposition d'un quotidien technique et instrumental. La prolifération des « post », « néo », « high tech » révèle ce sentiment d'une modernité assumée et vécue au second degré. Est postmoderne donc ce qui permet le retour du passé sur le mode de l'instable, du changement et du progrès propre au modernisme ; le retour du passé n'étant pas pour autant retour au passé. Et même s'il existe plusieurs acceptions de ce concept, bien sûr, c’est l’acception  philosophique que je retiens, celle que j'emploie est celle de Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Rapport sur le savoir, Paris, Les éditions de Minuit.

[19] Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, La République des Idées, Le Seuil, 2002, p. 85 et sq.

[20 ]Plateforme, Flammarion, 2001.

[21]  Lire, n°298, septembre 2001, p.31.

[22] Jean-François Patricola, Michel Houellebecq ou la provocation permanente, Ecriture, 2005.

[24] Jean-François Patricola, ibid, p.64.

[25]  Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Flammarion, 1999.

[26]  Fayard, 2005.

[27]  Opus. cité

[28] Flammarion, 2001.

[29] « N’ayez pas peur du bonheur, il n’existe pas », « Survivre » in Rester vivant et autres textes, Librio, 1999.

[30]  Folio Gallimard

[31] La possibilité d’une île, Fayard, 2005

[32] La possibilité d’une île, Fayard, 2005

[33] « D’abord, la souffrance », in Rester vivant et autres textes, Librio, 1999.

[34] « Survivre », in Rester vivant et autres textes, Librio, 1999.

Commentaires

  • wouaiiiiis abjecte je m'en délecte ha ha ha

  • Moi aussi John, moi aussi.

  • En résumé, tout le monde kiffe Houellebecq... Demain, deuxième et dernière partie... on line !!!

  • Yes, ça kiffe grave dans les chambrées.

  • Souffrez, mes chers amis que l'abjection me débecte, que je l' exècre et que j'aie tendance à la prendre pour ce qu'elle est: une éructation sans esprit dont je me passe fort bien. Mais vous, je vous aime bien.

  • C'est juste que nous sommes pervers et que tu ne l'es pas.

  • Probablement, mon cher françois. :-))

    La perversion, frustration qu'on a mise sur un piédestal, peut mener à la souffrance et tout salir, du lit jusqu'au système bancaire...
    En bonne terrienne pragmatique, je m'honore de soigner mes frustrations (tout le monde en a) en gardant l'esprit ouvert à toutes les formes de guérison. Je trouve toujours assez indécent les gens qui pense être intéressants en déballant leurs tripes fétides. J'ai définitivement tourné le dos à Houellbecq en l'entendant "vomir" sa mère. J'ai refermé son livre en me disant "Quel intèrêt ???" comme à la Fiac devant la machine à fabriquer des excréments, (une oeuvre d'art, dit-on....).

  • Oui, mais il en a tant vendus qu'il peut vivre toute sa vie sans travailler.

  • quand j'ai lu " les particules élémentaires " je crois que j'ai entrevu la source de cette personnalité négative, écoeurée de tout. séparer deux frères pour pouvoir vivre leur vie quel égoïsme de ses parents!
    les bases ont été lézardées dès l'enfance!
    mais il faut éviter de se laisser séduire !! ou on devient désabusé , on ne voit plus rien de ce qui reste beau il reste encore la nature ( quoiqu'on en dise ) et aussi les sentiments réveillons-nous que diable !
    évitons le matérialisme et le sexe à tout prix et n'importe comment!
    sinon on va crever !

  • Je pense que l'on en veut bcp à Houellebecq de nous fasciner tant. Son style, ses personnages, son univers, tout est là pour nous séduire, ou tout du moins, réveiller en nous certains fantômes, certaines frustrations, un certain dégoût, inhérent à tous, de la vie.

    Je crois aussi que le temps de Houellebecq (comme celui de Dantec, -bien que ce dernier ait tenté de rejoindre une conception du monde plus christique, plus emplie de spiritualisme mystique pour échapper à ses démons, à son dépressionnisme névrotique) est fini. Houellebecq contrairement à Dantec reste plus prudent, demeure stable sur ses positions athées et rationnelles. De fait, son propre dépressionnisme, proche d'une aspiration au néant, se referme sur lui comme un mausolé. D'où cette inaptitude à vivre qu'il conserve contre vents et marées, et l'échec qui est le sien à construire une oeuvre universelle.

    Houellebecq a réveillé en nous nous névroses, nos anxiétés, notre angoisse existentielle ; à nous de suivre désormais d'autres pistes. Pourquoi pas celle de BHL (voir mon dernier post à ce jour "Houellebecq/BHL") qui est franchement spinoziste... ?

  • Houellebecq dit, decrit, disseque, ce que peu d'entre nous regardent en face, il ecrit l'impensable, la part monstrueuse de l'existence, que l'on s'efforce de nier par la sublimation.

  • "Ce sont généralement de petites « garces » de dix-sept ou dix-huit ans incapables, bien souvent par bêtise crasse, de sortir de l’amour de leur petite personne sans existence, sans importance[4]. Des crétines aussi belles que stupides. Plus tard, lorsqu’elles seront devenues des femmes, elles prendront « des calmants, (feront) du yoga, (iront) voir des psychologues ; (les femmes) vivent très vieilles et souffrent beaucoup. Elles vendent un corps affaibli, enlaidi ; elles le savent et en souffrent. Pourtant elles continuent, car elles ne parviennent pas à renoncer à être aimées. "

    Mais toutes ces choses ont toujours été dans le monde... Houellebecq est un beau macho et bien prompt à l'amalgame, celui de la clique qui insulterait d'ailleurs aujourd'hui Casanova !! Dans ses livres il parle surtout de relations tarifées, c'est davantage franc peut-être, mais ça ne fait forcément de lui un second Byron ou un deuxième Albert Cohen. Ses livres sont parfois ennuyeux... Enfin pour l'addiction globale du monde au prozac et autres drogues autorisées et le devoir d'être insupportable, là il est certes dans le vrai.

  • La niaiserie est de rigueur, ça au moins c'est sûr...

    [CQFD]

  • N.B: avec l'ignorance bien évidemment. Un peu d'ailleurs comme dans La Possibilité d'une île.

  • En effet c'est toujours très instructif de voir, d'une part, par qui Houellebecq est détesté (wokism, cancel cult, gauchecultu) alors que d'autre part, il est normal que "tout le monde soit dérangé" par son œuvre.
    Ça pique toujours un peu avec MH -comme le réel-, c'est probablement une œuvre importante

  • Pour son prochain roman (s’il y a), il va en avoir, de la matière !..

  • Merci pour cette belle lecture qui m’a permis de clarifier encore l’intérêt et l’estime que je porte à l’œuvre de Houellebecq… malgré des passages qui me hérissent (particulièrement dans Sérotonine).

  • "Un univers personnel désolé et désolant (cf. le regretté Cyrille Fleischman, l"auteur des savoureux "Rendez-vous du métro Saint-Paul", après la parution des "Particules élémentaires").

  • Merci pour cette belle lecture qui m’a permis de clarifier encore l’intérêt et l’estime que je porte à l’œuvre de Houellebecq… malgré des passages qui me hérissent (particulièrement dans Sérotonine).

  • Ne pas confondre l’homme et l’auteur, Mais surtout, parce que dans un langage cru et sans nuances, Houellebecq dénonce l’échec d’une civilisation...... Je reprends la phrase de l'article pour la commenter. Il va sans dire qu'un média souhaite dissocier souvent un homme d'un auteur comme si l'écriture était toute neutre, comme si l'auteur n'était jamais l'homme et que l'écrit est la résultante d'études universitaires uniquement ou l'étude de faits historiques. LA vérité n'est point accessible uniquement dans les université et dans les livres. Une personalité se reflète dans son écriture. On est ce qu'on mange et l'on est ce qu'on écrit en partie du moins, le reste ce sont nos sens qui voient le monde que l'on reporte dans un livre et cela est intéressant et important. Je ne connais pas Monsieur Houellebecq pour ne l'avoir jamais rencontré. Il m'intrigue et j'espère un jour avoir l'occasion de dialoguer avec lui, car je ne suis pas sure qu'il soit aussi cynique qu'on le croit.

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