Que reste-t-il de Sartre ? La responsabilité morale et collective
On trouve dans la conférence de 45 de Sartre, l'Existentialisme est un humanisme, une réflexion à propos des choix que nous faisons dans notre existence. Aussi est-ce à la fois intéressant et intriguant. En effet, quelle est sérieusement la portée de ces choix ? Et quelle est l'étendue de notre pouvoir de choisir ? Si l’on s’en tient à la thèse de Sartre, nous pouvons dire que les choix que nous faisons construisent notre identité, définissent ce que nous sommes. Ils ont pourtant une autre portée tout à fait considérable, puisque selon Sartre, nos choix engagent également les autres. Pouvons-nous admettre cette thèse ? Selon le célèbre philosophe français, nous sommes non seulement responsables de nous-mêmes, mais aussi de tout un chacun. De quoi alourdir le fardeau de notre responsabilité vis-à-vis d'autrui, et charger cette liberté sans appel qui nous incombe. Je fais un point dans l'Ouvroir.
« Quand nous disons que l'homme se choisit, nous entendons que chacun d'entre nous se choisit, mais par là, nous voulons dire aussi qu'en se choisissant il choisit tous les hommes », écrit Sartre, et ce qui revient à dire, que l'homme est à la fois responsable de lui-même (en se choisissant), mais qu’il est aussi responsable des autres (puisqu’en se choisissant il choisit tous les hommes). Voilà une articulation morale et philosophique qui n’est pas aisée pour la pensée. Voyons de plus près. Sartre affirme d'abord que « l'homme se choisit ». De cette affirmation générale, qui vaut pour tout homme, pour « chacun d'entre nous » précise Sartre, cela engage alors notre capacité de se choisir qui est une propriété essentielle des hommes.
Selon Sartre, l'homme se caractérise par son libre-arbitre. Mais si l'homme choisit, que choisit-il en réalité ? L'homme choisit ce qu'il est. Rappelons peut-être que la liberté dans la philosophie de Sartre est radicale et sans excuses. Que l’homme est toujours libre de choisir, et qu’il ne peut pas ne pas choisir. Pourtant, lorsque l’homme choisit, il doit aussi se demander : « qu'est-ce que je suis ? ». Puis-je choisir de croire ou de ne pas croire une idée si je ne suis pas convaincu ? Puis-je choisir de désirer ou de ne pas désirer quelque chose si je ne désire pas cette chose ? Je dois être naturellement convaincu de la vérité d'une idée pour pouvoir y croire, et je ne peux pas décider d'être convaincu. En choisissant par exemple mes lectures, en changeant ma manière de vivre, en exerçant ma réflexion, je peux modifier ce qui me caractérise en tant qu'esprit. C’est ainsi que l’on doit comprendre l'expression « choisir tous les hommes » sur le même modèle que l'expression « se choisir ».
Jean-Paul Sartre à Milan, en 1961
Or, levons un malentendu : « Se choisir » ne signifie pas que l'on s'est choisi soi-même pour réaliser quelque chose. En réalité, « Se choisir » veut dire en fait « choisir ce que je suis ». Par conséquent, on peut proposer que « choisir tous les hommes » signifie « choisir ce que sont tous les hommes ». Si l’on dépasse alors le paradoxe à savoir en choisissant ce que je suis et en me choisissant, je choisis ce que sont tous les hommes, comment les autres peuvent-ils par eux-mêmes choisir ce qu'ils sont, puisque j'ai choisi ce qu'ils sont ? Nous pouvons probablement arriver à cette idée : je suis responsable de moi-même lorsque je me choisis), aussi, je suis responsable des autres, puisque je ne peux être responsable que de ce que je choisis, ou du moins que de ce qui découle de mes choix ; en affirmant que je choisis les autres, Sartre cherche à exprimer l'idée que je suis responsable des autres.
Cette affirmation de la responsabilité morale que nous avons vis-à-vis de ce que nous sommes relève de l’idée que notre identité et notre essence ne sont pas définies à l'avance ; que c'est dans notre existence, par nos choix que nous construisons ce que nous sommes. Parce que chez l'homme, « l'existence précède l'essence », on voit que selon Sartre toute dénégation de la responsabilité de l'homme devient impossible ; sauf à recourir à la « mauvaise foi ». Si j’affirme ce que je suis comme étant le résultat de mon enfance, ou des conditions sociales dans lesquelles je vis, ce que je fais pour Sartre, c’est que je nie cette liberté fondamentale que chacun a de choisir ce qu'il est. Or, si je puis choisir ce que je suis, c'est parce que ce que je suis n'est pas essentiellement défini par mes caractéristiques physiques, ni même par mes croyances ou mes désirs. Ce qui fait ce que je suis, ce sont les valeurs que j'accepte comme telles. Aussi, il est à noter que ces valeurs n'ont de sens pour moi que parce que je les choisis, et en les choisissant, je contribue à rendre légitime aux yeux des autres un tel choix. Par conséquent, j'engage par mes choix les autres.
Notre pouvoir de choisir est considérable, et Sartre nous invite à réfléchir à la manière dont nous vivons et aux fausses excuses que nous utilisons pour éviter d'affronter les questions existentielles de notre propre identité, personnelle et collective.
À voir aussi :
Enterrement de Sartre, 21 avril 1980
Pour mémoire dans l'Ouvroir :
L’humanisme de Sartre
La proximité et la distance de la conscience. Note sur Sartre
Sartre et le regard d'autrui
En ouverture :
l'enterrement de Sartre © Patrick Frilet / Sipa
Commentaires
le nafrage de la jeunesse par la négativité de ses oeuvres,basses vibrations
Si l'homme se choisit... Sartre a fait de très mauvais choix le concernant :)
Sartre, était-il un maoiste d'une très grande sagesse?
Autant de mécréants prétentieux qui suivent le cercueil d'un type qui est en enfer ... le monde est épatant .
Remarquable démonstration. Peut-être faut-il la prolonger en ces termes ? Je choisis les autres hommes, mais la réciproque ne s'impose pas. Il faut sortir ainsi de l'impasse sartrienne de la réciprocité. Lévinas nous indique un chemin :il y a nécessairement dissymétrie du rapport à l'autre.
J'ai apprécié la littérature et le théâtre de Sartre mais ce genre de spéculations intellectuelles me hérisse profondément. Plus que jamais, en raison des périls qui nous menacent, les intellectuels doivent s'ancrer dans le concret, partir de constats, s'efforcer d'établir des diagnostics et proposer des solutions, si elles existent encore. Il en va de l'avenir des générations futures. S'enfermer dans sa tour d'ivoire et spéculer dans l'abstrait tout en partageant une collation me semble fortement hors de contexte.
Oui j'aime votre commentaire. J'y ajouterais le fait que l'homme qui se choisit en réalité se construit à partir de cette sorte de nécessité qui fait qu'il est déjà né quelque part et à tel moment et qu'il n'y peut rien.
Si le grand Sartre ne s'était point acoquiné avec le gauchisme, il eût été encore meilleur qu'il fut.
Si une femme prétend qu'elle choisit "tous les hommes" il est tout de même préférable qu'elle précise "comme frères en humanité" si elle souhaite lever toute ambigüitë...