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L’humanisme de Sartre

À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’humanisme classique est décrédibilisé. Le nazisme, les camps de la mort ou encore Hiroshima tendent à éteindre les lumières de l’humanisme… Car on constate avec une grande tristesse, que ni la Raison ni la culture n’ont permis d’éviter Auschwitz. Cette faillite des valeurs de l’humanisme, cette déroute des idéaux des Lumières et de l’optimisme scientiste du XIXème devient alors un écueil majeur pour l’humanisme classique. La rationalité des Lumières n’a pas eu raison de la barbarie nazie, pis, la rationalité fut instrumentalisée par l’idéologie nazie, qui mit au point les camps de la mort selon une organisation minutieuse et scientifique. Cet article est paru dans le numéro 14, du Journal de la culture, de juillet 2005. Le voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.

 

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Aussi, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, Heidegger qui avait à justifier son adhésion au nazisme, écrit-il dans une lettre célèbre adressée à Jean Beaufret que face à l’effondrement des humanismes classiques, il s’agit de renoncer à l’idée de l’homme comme sujet pour faire du Dasein le « berger de l’Être » [1].

De l’autre côté, pour les marxistes et les existentialistes chrétiens, l’humanisme classique a oublié « l’homme concret » qui se définit à travers une praxis historique pour les premiers, à travers la transcendance, seul rapport possible à laquelle l’existence de cette créature finie qu’est l’homme peut prendre un sens, pour les seconds.

Dans cette « querelle » [2] , Sartre prend position, contre toute attente, et va se définir une stratégie.

C’est en 1945 qu’il se dit explicitement « humaniste » [3]. Ceux qui avaient lu La nausée, ne pouvaient que s’interroger sur ce curieux revirement. N’est-ce pas Sartre qui écrit à l’époque de La nausée que l’existence humaine est manque, vide « trou dans l’être » ? Cette drôle de conversion à l’humanisme sera alors d’emblée suspecte, ou pour d’autres n’en sera pas une [4].

Une mécompréhension très compréhensible si l’on ne saisit pas l’origine même de ce revirement qui trouve sa source dans l’expérience de la « drôle de guerre », le stalag, et que Sartre rapporte à partir d’une conception de la communauté humaine à laquelle il se rattache et, dans laquelle, il se situe comme un individu comme les autres [5].

L’expérience de la Seconde Guerre mondiale fut, en effet, assez cruciale pour venir modifier en profondeur le regard de Sartre sur autrui. Pour ce « deuxième » Sartre, l’individu n’est plus posé contre la communauté, tel qu’il le décrivait dans La Nausée, mais est agrégé, qu’il le souhaite ou non, à la communauté entière. Certes, Sartre penseur athée, considère qu’il n’existe aucune nature humaine, aucune espèce humaine, ou d’Homme en général. L’expérience de la communauté humaine demeure une expérience prégnante, elle suppose surtout que je reconnaisse une identité à travers la multiplicité des individus. Sans que cela n'ait le moindre rapport avec l’essence de l’homme, que Sartre ne reconnaît pas, j’ai mon « être-homme » en commun avec autrui.

Cela explique probablement la deuxième raison pour laquelle Sartre se ralliera à l’humanisme. D’abord, il explique que l’on peut désormais dégager deux sens de l’humanisme : la première est l’humanisme classique, qu’il dénonce à la fin de L’existentialisme est un humanisme, puisque cet humanisme-là « prend l’homme comme fin et comme valeur supérieure » [6], et parce qu’il prend sa source dans une nature humaine, ce qui ne pourrait correspondre avec l’existentialisme qui pose comme principe que l’existence précède l’essence, et pense cette possibilité « absurde » [7] car elle supposerait qu’on puisse cesser d’être soi-même un homme pour pouvoir comparer la valeur de l’homme et les autres valeurs.

 

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Jean-Paul Sartre

 

Mais cela veut surtout dire que Sartre met au point un humanisme qui lui est propre. Un humanisme qui ne saurait être prononcé sans le concept d’existentialisme. Celui de l’homme « condamné à être libre ». Celui de l’homme qui se choisit, et décide de sa vie même lorsqu’il n’a pas conscience de choisir. C’est l’exemple du bourreau qui choisit d’être bourreau, ou de l’avocat qui choisit d’être avocat. Et cela correspond au sens de sa célèbre formule venant inverser la conception classique : « l’existence précède l’essence. » Pour Sartre, l’homme n’a pas d’essence. L’homme jeté au monde, va d’abord exister en tant qu’existant, puis se définir ensuite.

Une liberté absolue qui ne va pas sans une grande contrainte, naturellement : celle d’endosser la pleine responsabilité de ses actes. Car « liberté » signifie nécessairement « responsabilité ». Subjectif au départ, l’acte engage l’homme en général, c’est-à-dire que lorsque je me choisis un personnage, je choisis par là même un rôle pour l’humanité. Je suis ce que je pense que l’homme en général devrait être.

La pensée de Sartre se trouve alors au centre de cette grande question kantienne : « que dois-je faire ? » Il nous montre que rien d’extérieur à nous ne peut décider à notre place. Ni la Raison de la morale kantienne, car elle conduit à des dilemmes, donc est incapable de choisir. Ni les sentiments, car c’est moi qui accepte de les ressentir et non d’y résister. Ni les conseils des personnes de confiance, car je choisis les personnes dont j’estimerai les conseils ; ce ne sont donc pas eux, mais moi en définitive qui décide. Ni des signes extérieurs (vocation, destin…) car ils n’existent que par mon interprétation, et n’ont de valeur que si je leur en donne.

 

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Jean-Paul Sartre (1905-1980)

 

Ce qui veut dire que l’existentialisme, sans être une apologie de l’acte gratuit, accorde à l’homme, ce rôle fondamental de législateur de lui-même. Ce qui tend nécessairement vers une morale ; l’homme ne pouvant faire autrement que se fonder sa propre morale, puisque la « vraie » liberté ne saurait se gagner qu’en conformité à des règles.

Voilà pourquoi il ne s’agit pas de penser le ralliement de Sartre à l’humanisme comme un projet opportuniste afin de s’imposer sur la scène philosophique, mais de le penser comme un vrai engagement en tant qu’il défend une doctrine de l’« action », fondant sa morale de l’engagement qui est au centre même de sa pensée. Ça n’est donc rien de moins qu’une conception novatrice de l’humanisme qui tend à convaincre que l’existentialisme est un « optimisme », une « doctrine d’action » qui pense l’Homme et l’existence de façon radicalement neuve.

jean-paul sartre,simone de beauvoir,heidegger,alain renaut,jean beaufret,sartreParu dans le Journal de la culture, n°14 Juil-Août 2005.

 

 

 

 

 

 

 

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[1] Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Gallimard, tel.

[2] Alain Renaut, Sartre, le dernier des philosophes, Grasset.

[3] Le 29 octobre 1945, il prononce une conférence à la demande du club Maintenant, dont le texte sténographié et à peine retouché par Sartre sera intitulé L’existentialisme est un humanisme.

[4] Jean Kanapa, L’existentialisme n’est pas un humanisme, éditions sociales.

[5] Il se confiera à Simone de Beauvoir en ces termes : « Dans les camps de prisonniers, il y avait une seule manière d’être avec les autres, on se confiait les uns avec les autres, on se demandait des conseils, etc. » in Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux, Gallimard, p. 338.

[6] Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, Folio, p.74.

[7] Ibid., p.75.

Commentaires

  • "La modestie est la vertu des tièdes." Jean-Paul Sartre

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