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Houellebecq est-il un « possédé » ?

Voici une longue étude que je propose sur l'oeuvre de Michel Houellebecq. Et si Houellebecq m'était conté ? Ce serait alors mon monde qui serait conté. Depuis déjà 25 ans, Michel Houellebecq est cet écrivain hors norme, hors du champ ordinaire de la littérature, qui nous raconte la longue agonie du monde moderne, du pays dans lequel nous vivons. Son encre est trempée dans le cyanure, et sa littérature est dangereuse. Compte-rendu... Cet article est paru dans le site du magazine Entreprendre. Il est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.

 

 

« Ne désespérez jamais, faites infuser », Henri Michaux.

 

 

N’en déplaise à ses contempteurs, de moins en moins nombreux toutefois, Michel Houellebecq fait partie de ces rares écrivains les plus importants de l’entre-deux siècles. Sa force, précisément, c’est d’être arrivé au franchissement, moment où le siècle précédent agonise, moment où le prochain peine à naître. Le XXème croyant encore tenir debout, marche telle une âme morte, ignorant son trépas, ne retrouvant pas son monde d’avant, sans comprendre pourquoi, s’inquiétant de plus en plus, avançant dans un brouillard mental, apathique, sombre, désespéré. C’est aussi, peut-être, la meilleure description que je puisse proposer de l’écrivain lui-même. Si vous avez la chance de croiser Houellebecq, qui se fait volontairement rare, vous rencontrerez une personne sombre, un peu confuse aussi, qui n’est pas arrivée à dépasser le désespoir[1]. J’ai compris, en l’écoutant, qu’il ne croit pas au moindre dépassement. Bien sûr, il est pessimiste. Et ce n’est pas une posture. Selon lui, on peut presque tout réaliser, mais pas complètement. On trouve par exemple plusieurs tentatives de conversion avortées dans ses romans[2]. Il ne croit pas dans la force de la pensée stoïcienne, et, au beau milieu d’une discussion, qui le mêlait, lui, le père Tanoüarn, et moi, lorsqu’on lui a demandé pourquoi le Christ ne figurait pas dans son œuvre, il nous a répondu : « Peut-être parce que je n’ose pas. »

 

Une civilisation au bord de l’effondrement

Loin des descriptions habituelles, lorsque j’ai rencontré Houellebecq, il m’a paru beaucoup moins cynique qu’on ne le dit, beaucoup plus drôle et souriant, mais très désabusé, c’est vrai. En même temps, cela n’étonnera personne, c’est l’entre-deux siècle qui est désabusé, et Houellebecq est précisément à l’image de ce moment d’essoufflement. Aussi, lors de notre entrevue, je me suis demandé si Houellebecq était véritablement un visionnaire, comme on ne le cesse de le répéter dans la presse. S’il était un esprit lucide qui pose le bon diagnostic sur notre société en déshérence, ou s’il n’était en réalité, que le symptôme parfait de cette errance, d’une civilisation au bord de l’effondrement.


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Michel Houellebecq devant une centaine de
militants de l'Action française,
le 1er Juillet 2022 (Collection personnelle)

 

Son nouveau roman est composé d’un seul mot, comme si l’essoufflement ne permettait plus de composer de phrases. Un verbe. À l’infinitif : Anéantir[3]. J’ai ouvert un dictionnaire, et j’ai lu : « Verbe transitif 1. Détruire totalement, réduire à néant. Anéantir une ville. Synonymes : exterminer, ruiner 2. Plonger dans un abattement total. » J’ai ainsi compris que ce roman nous en disait peut-être beaucoup sur nous-mêmes, que nous étions parvenus à un terme. Que tout était désormais définitif. De la soumission, à la sérotonine, en terminant par l’anéantissement, formulé sous la figure d’une probabilité à prendre en compte, transition obligatoire vers le prochain siècle, on comprend que le monde que nous décrit Houellebecq, n’évitera pas la guerre, même si elle force sur la sérotonine, cette « substance aminée élaborée par certaines cellules de l'intestin et du cerveau, jouant un rôle important comme vasoconstricteur et neurotransmetteur » (Le Robert). Plongé dans l’abattement, ce monde résiste, mais pour combien de temps encore ? La gauche morale et culturelle a beau essayer de faire croire en sa supériorité, elle a d’ores et déjà compris qu’elle avait perdu la bataille, et devient par conséquent de plus en plus agressive. Les nationalismes l’emporteront, ou les fanatismes religieux de toute sorte. C’est du moins ce que croit Houellebecq, et c’est un constat que je partage.


Couloir de la mort

Son récit débute par une phrase très houellebecquienne : « Certains lundis de la toute fin novembre, ou du début de décembre, surtout lorsqu’on est célibataire, on a la sensation d’être dans le couloir de la mort. » On retrouve d’emblée le style de Houellebecq, et son personnage favori, le dépressif moderne, las, fatigué, une sorte d’incarnation du vide, du dépeuplement, de l’ennui, de l’absence, être stérile, dépourvu de toute réelle ambition, rentier d’un monde abandonné de ses parents, qui lui ont laissé suffisamment pour vivre mais non bien vivre, festif sans fête, créatif sans œuvre, ampoulé et asséché, boursouflé et apathique, dernier homme d’un monde déserté des dieux, désuet, coincé à un moment du déploiement du sens de l’histoire, interrompu. Au milieu de tant de vacuité, ce monde en déclin n’a toujours pas quitté cependant le cercle de la raison, c’est du moins ce qu’il prétend, et le personnage principal en est sûrement le symbole, puisque nommé Paul Raison, énarque, proche collaborateur d’un ministre de l’Économie lettré, Bruno Juge, les deux noms propres, – Michel Houellebecq et Bruno Le Maire ? –, expriment à eux seuls, la folie de ce monde, se croyant suffisamment rationnel pour se poser en juge des autres, et peut-être de lui-même. Nous maîtrisons l’économie, affirme-t-on, cela nous donne des droits. Mais pas seulement... Nous maîtrisons aussi la science et la technique, la preuve, bientôt grâce au transhumanisme, nous éradiquerons la maladie, les dernières failles d’un homme augmenté, et peut-être la mort. Cela nous donne encore plus de droits. Des devoirs ? Nous verrons cela par la suite... Bien sûr, tout cela n’est encore qu’un grand projet pour demain, en attendant, notre monde moderne, postmoderne par moment, est en bien mauvaise posture, aux prises d’une déshumanisation, entre des seniors abandonnés à une structure hospitalière à bout de ressources, des religieux intégristes, versant dans le terrorisme à grande échelle, une société de plus en plus dépolitisée, voire apolitique, mais nous verrons cela demain. Demain est un autre jour !

 

Houellebecq n’est pas un penseur

Le personnage houellebecquien est un homme malheureux. Ce qui lui confère au moins un privilège, peut-être, celui d’approcher le vrai. Alors que Michel Houellebecq était venu au Cercle de Flore, à Paris, discuter de son œuvre devant une centaine de militants de l’Action française, il a eu cette formule étonnante : « Quand on est extrêmement malheureux, on accède à une forme de vérité. » Mais la vérité, mon cher Michel, n’est-elle pas dans le vin ? N’est-elle pas dans les preuves de l’existence de Dieu, et dans la poésie, qui est selon toi, naturellement proche du divin ? La vérité, n’est-elle pas dans la beauté qui en est la plus belle preuve ?

Houellebecq n’est pas un penseur. Il n’est pas plus un intellectuel, tel qu’il l’a fait remarquer dans sa longue conférence donnée au Cercle de Flore[4], à Paris. Si « Michel Houellebecq mérite-il une chaire de sociologie au Collège de France », comme le prétend Sarah Vajda[5], je ne pense pas non plus. Michel Houellebecq n’a rien à voir avec la sociologie, pas plus avec la philosophie ou l’anthropologie. Il est un écrivain qui a fabriqué un personnage emblématique, houellebecquien. Ses influences majeures : Balzac, Dostoïevski, puis Baudelaire et Saint Paul. Dostoïevski, parce que « les personnages sont brûlants ». Non, Houellebecq n’est pas un écrivain « engagé ». Plutôt un observateur. Dans Intervention 2020[6], il écrit d’ailleurs à ce propos : « Écrire implique de prendre sur soi le négatif du monde, et d’en donner une peinture, de telle sorte que le lecteur puisse être soulagé en ayant vu s’exprimer cette part négative. »

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Michel Houellebecq devant une centaine de
militants de l'Action française,
 le 1er Juillet 2022 (Collection personnelle)


Il ne croit pas que la littérature puisse changer le monde

Au risque de déplaire à son auditoire maurrassien, d’ailleurs, il reconnait aussitôt ne pas juger très positivement les auteurs de l’Action française. Certes, il a très peu lu Maurras, peu Léon Daudet, et chez Brasillach, si peu à sauver, sinon les Poèmes de Fresnes. Dostoïevski n’a nullement à voir, avec ces écrivains, finalement médiocres. Bernanos, c’est un peu mieux, tout de même. Mais il faut savoir faire la différence entre un écrivain russe, authentique, qui construit des personnalités profondes, et un faiseur d’histoires, qui a probablement confondu idéologie et littérature, comme Paul Bourget par exemple, ou Jean-Paul Sartre[7]. Il est vrai que Houellebecq n’a jamais aimé les écrivains engagés ; il ne croit pas que la littérature puisse changer le monde[8] ; en plus de cela, force est de constater que notre époque regorge de romans, plutôt de gauche cette fois, qui sont passés de l'imagination à l'idéologie, de la création à l'endoctrinement. Or, lorsque la littérature se met au service de l'idéologie, elle court à l’échec, car idéologie et création ne font jamais bon ménage.

 

Jusqu’ici, un écrivain réaliste parlait du passé, ou du moins du présent. Dans ce roman, Houellebecq nous parle de l’avenir. Ce n’est pas la première fois. Cela a commencé avec La Possibilité d’une île[9], puis Soumission[10]. Dans Anéantir, nous sommes en 2027, à la veille des élections présidentielles, et le président de la République est sur le départ, puisqu’une ordonnance de 2008 l’empêche de se représenter une troisième fois. Il espère que son ministre de l’Économie Bruno Juge, va l’aider à pousser un demeuré à se faire élire, dans l’espoir que ce dernier lui conserve la place bien au chaud, le temps qu’il puisse se représenter, 5 ans plus tard, pour deux nouveaux mandat si possible. C’est un histrion qui fait depuis des années des shows télévisés abrutissants. On voit combien la politique est devenue un spectacle, essentiellement un spectacle, – il ne faut pas se plaindre après cela du taux d’abstention record, quand on a transformé un spectacle de boxe en un spectacle de catch, avec pour arbitres, des médias plutôt à gauche, corrompus, aux ordres, et qui diabolisent, nazifient tout adversaire défendant une politique alternative au progressisme mondialiste, ce qui marche tout de même de moins en moins aujourd’hui. C’est ce que pressent d’ailleurs Houellebecq, mettant en face de ce président de la République, ressemblant beaucoup à Macron, le Rassemblement National. C’est l’alternative politique que dessine, avec raison certainement, le père d’Extension du domaine de la lutte[11], voyant, dans un avenir proche, une guerre de civilisation entre la France et l’islam. « Il y aura une guerre, c’est bien de le savoir à l’avance et de s’y préparer. Qui va gagner ? Je n’en sais rien. », a-t-il d’ailleurs confié, lors de sa conférence au Cercle de Flore, devant un parterre de gens peu rassurés.

 

Essence religieuse

C’est vrai que, la crainte des islamistes et le mépris qu’il voue au Coran ne sont pas neufs chez Houellebecq. Déjà, en 2001, à la sortie de Plateforme[12], il déclarait dans un grand fracas : « La religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré. » Des propos radicaux qui ont mis le feu aux poudres, à la veille des attentats du 11 septembre 2001, en France. Propos qu’il a réitérés durant sa conférence au Cercle de Flore. Je n’irais pas sur le terrain de l’islamophobie, en ce qui concerne les mots de l’auteur de Soumission, car le sujet est bien trop compliqué. Mais il faut tout de même souligner que la peur de l’islam et la haine des musulmans sont deux postures qu’il s’agit de ne pas confondre, sauf à vouloir créer de la confusion et faire gagner son camp politique. Je ferai tout de même deux commentaires ici : d’abord, ses déclarations n’engagent que lui, je ne les valide pas dans cet article ; par ailleurs, une plainte avait été déposée suite à ses propos, livrés à Didier Sénécal du magazine Lire, le 24 août 2001[13]. Je pourrais aussi rajouter, qu’il y a bien une dose de haine chez Houellebecq, qu’il reconnait volontiers, répondant encore au journaliste : « Oui, oui, on peut parler de haine. » De cette guerre, qu’il nous annonce, et qu’un grand nombre pressent, qui gagnera, en effet ? De par la loi du nombre, beaucoup disent que ce sera l’islam[14]. En réalité, Houellebecq pense avoir la réponse : le grand vainqueur de cette guerre, sera le capitalisme. Et cela, même s’il formule cette remarque paradoxale, durant sa conférence au Cercle de Flore : « Tout bonheur est d’essence religieuse. On est plus heureux, même avec des religions merdiques. »

 

Le Pen au Flore

J’ai moi-même beaucoup de mal à imaginer un monde sans religion, et surtout sans Dieu. Toutefois, dit-il encore à Lire, « [...] l’islam est miné de l’intérieur par le capitalisme. [...] Le matérialisme est un moindre mal. Ses valeurs sont méprisables, mais quand même moins destructrices, moins cruelles que celles de l’islam. »  Si donc Plateforme révèlera Houellebecq aux yeux d’un grand nombre comme un « islamophobe », notons que d’autres textes de fiction, avant celui-ci, véhiculaient une vision très négative de cette religion monothéiste.

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Houellebecq, le 1er juillet, chez les militants
de l'Action française (Collection personnelle)

 

À la sortie de Soumission, en 2015, Laurent Joffrin écrira dans un article pour Libération, intitulé « Le Pen au Flore », la chose suivante : « Alors d'où vient le sentiment de malaise qu'on éprouve en refermant le livre ? D'une remarque fort simple : la parution de Soumission n'est pas seulement un événement littéraire qu'on devrait juger selon les seuls critères esthétiques. Volens nolens, le roman a une résonance politique évidente. Une fois retombé le brouillage médiatique, il restera comme une date dans l'histoire des idées, qui marquera l'irruption – ou le retour – des thèses de l'extrême droite dans la haute littérature. Quelles que soient les contorsions intellectuelles qu'on utilisera pour la défendre, la fable de Houellebecq jouera un rôle dans la cité : elle adoube les idées du Front national, ou bien celles d'Éric Zemmour, au cœur de l'élite intellectuelle. Signée d'une idole de la critique, elle leur donne la reconnaissance qui leur manquait dans le quadrilatère royal de l'édition française. En un mot, elle permet de chauffer la place de Marine Le Pen au café de Flore. »[15] Or, dans ces lignes, qu’est-ce que l’éditorialiste d’extrême gauche reproche précisément à Houellebecq ? De prendre pour cible la population musulmane dans son roman.

 

Houellebecq et les musulmans

Aussi, je me souviens d’un déjeuner, dans le Marais, au début du mois de janvier 2003, avec un écrivain marocain, et musulman. Lors de notre conversation, je lui avais fait la confidence que je voyais Houellebecq, comme une sorte d’incontournable de la littérature du début du siècle. Cela me valut un long silence désapprobateur, et, depuis, nous sommes restés fâchés. C’est dire combien les accusations d’islamophobie et les polémiques ont terni l’image du romancier, jusqu’à contaminer les esprits les plus brillants, et les plus critiques, critiques jusqu’à un certain point, bien sûr, je ne suis pas certain que cet homme puisse user de beaucoup d’esprit critique lorsqu’il s’agit de l’islam. Mais disons qu’indirectement, Houellebecq a fait du mal à un grand nombre de musulmans. Et je crois que toute cette désapprobation était porteuse de ce sens précisément. Elle n’était pas moins annonciatrice de la future ligne de séparation qui allait fracturer notre société, allant en s’aggravant avec le temps, suite à la multiplication des attentats islamistes, à l’invasion du voile ou du hijab dans l’espace public, à une forme d’islam d’affirmation se posant contre les valeurs de la France, au burkini dans les piscines, aux cantines hallal, aux zones de non-droits ou territoires perdus de la République[16], jusqu’aux élections présidentielles de 2022, où l’on a vu apparaître deux partis de l’ordre, militant contre l’immigration de masse, mais aussi contre une expansion trop importante de l’islam en France.

 

« La “gauche morale française” ne sera bientôt plus qu’un souvenir »

Pour l’écrivain Emmanuel Carrère, dans le Monde des livres, Michel Houellebecq « partage avec Aldous Huxley une curiosité fascinée pour les phénomènes religieux, avec George Orwell l’horreur de la correction politique et un sens aigu – dont on lui fait rarement crédit – de la common decency ». Il reconnaissait également que Houellebecq « pense l’espèce d’énorme mutation que nous sentons tous en cours sans avoir les moyens de l’analyser ». L’auteur du Royaume, (POL, 2014), affirme cependant, contre la thèse du « grand remplacement », et la peur d’une arrivée au pouvoir d’un Parti musulman, qu’il a bon espoir « que l’islam soit à plus ou moins long terme non pas le désastre, mais l’avenir de l’Europe, comme le judéo-christianisme a été l’avenir de l’Antiquité. » Outre la pensée magique à laquelle les gens de gauche aiment se rapporter, on sent beaucoup d’espoir irrationnel dans ce genre de formule. Emmanuel Carrère, loin d’être bête, s’en rend bien entendu compte, et rectifie aussitôt : « Pour ma part, j’aimerais penser que cela implique une adaptation de l’islam à la liberté de pensée européenne – et c’est là que je me sépare de Houellebecq, qui doit considérer « l’islam des Lumières » comme une contradiction dans les termes, une rêverie pieuse d’idiot utile ou d’humaniste (un mot qui lui donne, dit-il, « légèrement envie de vomir »). »[17] J’exhorte Emmanuel Carrère à lire le Coran. Il comprendra sûrement que c’est un code de droit, qui régit les musulmans du lever au coucher, certes, pas un code légal, puisque ce n’est pas la seule source de législation, mais il demeure un texte premier en matière de source d'inspiration pour les juristes musulmans, et il « constitue, par son aspect moral, le critérium normatif auquel toute autre source doit être soumise »[18].

 

Les « méfaits des intellectuels de gauche »

Aussi, l’erreur que commettent de nombreux intellectuels aujourd’hui, c’est de vouloir confondre l’islam et le Nouveau Testament, qui est, comme l’écrit Jean Carbonnier, « centré sur le sermon sur la Montagne, qui paraît la négation du droit, en ce qu'il prescrit notamment : "ne juge pas", etc. » Entre les règles potentiellement juridiques et les règles potentiellement anti-juridiques, on trouve une troisième catégorie, qui ne figure pas dans l’islam, et qui ne lui permettra pas de faire son « siècle des Lumières », « les préceptes "charismatiques" que sont les lois d'amour et de grâce. »[19]

 

Mais continuons peut-être par une bonne nouvelle : « la “gauche morale française” ne sera bientôt plus qu’un souvenir. » Dixit Houellebecq. Avec Mai 68, et ses révolutionnaires rapidement transformés en rapaces de la société capitaliste, on avait cru se débarrasser définitivement de la moraline à papa ; des jeunes insolents, excités, et qui n’avaient qu’une seule chose en tête, festoyer et baiser tous ensemble, avaient congédié, sans préavis, le locataire de l’Élysée, le paternel, l’homme de l’appel du 18 juin, le résistant, le héros de la libération, à qui ils devaient tout de même leur liberté, leur salut, une France dénazifiée, une France à reconstruire, mais apaisée et prospère, ce qui n’était pas rien. En guise de remerciements, et comme profonde expression de leur infinie gratitude, ils virèrent le « vieux », comme ils l’appelaient à l’époque, ils le sortirent manu militari, sous des slogans de type, « La chienlit, c’est lui » (à propos de de Gaulle), « Ni dieu, ni maître ». Ah, on les entend encore les vieux soixante-huitards, nous raconter comment ils ouvrirent portes et fenêtres, pour aérer, changer les draps, repeindre les murs, etc. On connait la suite, bien sûr. Pétris de leurs contradictions, ces mêmes jeunes, devenus plus vieux, infiltrèrent la finance, la télévision, la presse, la culture, les lieux de pouvoir, et créèrent cette gauche morale qui démarra sérieusement avec Mitterrand, et la génération « Touche pas à mon pote ».

 

Inversion des valeurs

Ce fut une époque qui succéda aux Nouveaux philosophes, qui n’avaient à la fois rien de nouveau, ni de philosophique, c’était plutôt des idéologues acharnés, mais c’est un tout autre problème. Houellebecq s’est beaucoup exprimé sur les « méfaits des intellectuels de gauche ». Il n’a d’ailleurs pas mâché ses mots, lors de la conférence chez les royalistes, disant que, jadis, la gauche morale était si persuadée de sa supériorité, qu’elle regardait la droite comme « une marginalité pittoresque ». Désormais, mise en danger, voyant sa fin se rapprocher inexorablement, elle devient hargneuse, agressive à mesure qu’elle perd du terrain. C’est sa bataille des Ardennes, sorte de lutte ultime, pour elle qui sait qu’elle joue sa dernière carte, avant la défaite finale.

 

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Michel Houellebecq devant une centaine de
militants de l'Action française, l
e 1er Juillet 2022 (Collection personnelle)

 

Ce qu’a mis en place la gauche ? Un laxisme matinée de lois liberticides. Inversant les valeurs, elle a progressivement dédouané le paresseux, le délinquant, le clandestin (qu’elle a pudiquement appelé le « sans-papiers ») ; elle a chargé le Français autochtone, actif, payant ses impôts et solvable. La gauche morale s’est rendue coupable, en quarante ans, d’avoir subverti la morale. Elle a truqué la culpabilité, elle a érigé en modèle le prolétaire imaginaire, a détruit l’ordre bourgeois pourtant bien organisé, déboulonné l’école par son mépris de l’excellence et de la sélection, préférant la médiocrité et la confusion. Elle a déboulonné le travail, instaurant les 35 heures, et le droit à la paresse, le smic pour tout le monde, inventant une notion nouvelle, la stagflation, qui dure depuis trente ans et qui a appauvri les classes moyennes ; elle a renversé les forces, déguisant les Israéliens en Nazis et les Palestiniens en Juifs, faisant indirectement la promotion d’un certain terrorisme, ouvrant les portes à l’islam en France, et déchristianisant par ailleurs le pays. L’inversion des valeurs est si radicale avec la gauche morale, qu’elle est même parvenue à persuader un grand nombre de Français que le Bien était en fait le Mal et inversement, tant est si bien, que l’on finirait par croire Houellebecq, lorsque ce dernier nous dit qu’elle est habitée d’une « fascination stupide, en réalité, pour le mal. »

 

Hollande et sa Vespa…

Allez, je vais le dire, je suis un vieil anar’ de droite. Déjà, comme tout bon anarchiste de droite, je me fiche de tout. J’ai une certaine amitié pour les causes perdues, comme la restauration de la monarchie, par exemple. J’ai adopté le blason de la ville d’Évora, au Portugal, « Très noble et toujours fidèle », et j’ai toujours pensé que les luttes collectives étaient une sorte de grande thérapie de groupe, une supercherie pour quelques névrosés[20]. Individualiste depuis le berceau, j’ai toujours privilégié les émancipations personnelles aux fausses émancipations collectives, et la grande révolution communiste de 1917 m’a largement sevré de ce genre d’illusions et de foutaises. Alors, bien sûr, tout ça n’est probablement qu’une posture, je ne dis pas le contraire, une sorte de dandysme mal digéré et que j’ignore, surtout lorsque je regarde autour de moi, et que je vois ce vieux monde se déliter pour accoucher de l’im-monde (pardon pour le jeu de mots !)

Je ne saurais dire si Houellebecq est ce même anarchiste de droite[21], je laisse cette discussion aux spécialistes, je ne suis qu’un simple lecteur de l’auteur ; j’ai assisté à la naissance de cette œuvre, lorsque Les Particules élémentaires[22] n’était pas encore sorti des presses, de cet écrivain hors-normes ; j’ai profité de cette parenthèse enchantée, dans un pays qui, déjà, dès 2000, sombrait dans la déliquescence à tous les étages, le post-politique, la violence urbaine, l’acculturation de sa jeunesse, la crétinisation de la pensée collective, l’appauvrissement de sa littérature et de son cinéma ; j’ai vu l’arrivée de Marc Lévy et Guillaume Musso, Loft Story, Marc-Olivier Fogiel, bientôt Hanouna, Sarkozy et son « casse-toi pauv’ con », la popularité du rap, la démocratisation au sein de la jeunesse du parler « wesh wesh », Hollande et sa Vespa, Macron et son « en même temps », la France et ses banlieues hors de contrôle, la montée de la moraline en France, ses revendications identitaires, ses excès et ses outrances, et, au milieu de tout ça, de toute la chienlit, j’ai bénéficié de cette respiration.

 

Derniers moments de vraies libertés morales

Je me souviens de certains professeurs de lettres qui déconseillaient à leurs élèves de lire Houellebecq, l’accusant d’être le mal incarné, de produire une littérature vulgaire et décadente. Je me souviens qu’une certaine presse le vilipendait, mais pas toute, puisqu’une autre, pourtant de gauche, s’obstinait, au moins jusqu’à Soumission, à y voir un activisme moral et gauchisant – sûrement les vieux résidus de l’époque où Houellebecq était en effet de gauche. On courrait aussi le risque de disqualification aux yeux de beaucoup d’amis, des femmes lorsqu’on avait le malheur d’évoquer son nom (voir ce que je dis plus haut à propos de mon entrevue avec cet écrivain marocain). Il y avait une odeur de soufre, on accusait Houellebecq d’être raciste, misogyne, islamophobe, xénophobe, et si vous aviez l’outrecuidance d’aimer ses romans, vous étiez assuré d’être rangé dans la même catégorie. Houellebecq s’était fixé le devoir d’être abject[23], et son objectif l’avait dépassé, nous avait tous dépassés. Houellebecq était probablement la dernière respiration dans ce monde puritain montant, et qui allait accoucher de quelques monstres, comme le wokisme, la culture LGBT, l’indigénisme, le néoféminisme, etc., mais nous l’ignorions, nous n’étions pas conscients que nous vivions nos derniers moments de vraies libertés morales.

 

Pourtant, là où nous étions vraiment naïfs, c’est que nous étions à mille lieux d’imaginer que, bientôt, arriverait dans les débats contemporains, un tout nouveau racisme, inédit celui-ci, le racisme des racisés, qui, prétendant lutter contre les discriminations, en inversant la discrimination, feraient bientôt la chasse aux Blancs, en organisant des « réunions non-mixtes », c’est-à-dire des réunions où l’on y exclut tout personne non-racisée, donc blanche, avec la bénédiction des prêtres médiatiques, et des petits barons de la gauche morale. La discrimination positive devenant une discrimination négative pour la cohésion sociale, la cohésion du groupe, ce dont les racisés se moquaient bien, puisque, au même moment, ils favorisaient le communautarisme agressif. Mais ce serait faire un mauvais procès à Houellebecq que de dire qu’il ne l’avait pas vu venir. Dans son roman Plateforme, il fait même dire à l’un de ses personnages : « Tout est prêt pour l’apparition d’un racisme de type nouveau, basé sur le masochisme : historiquement, c’est dans ces conditions qu’on en arrive à la guerre interraciale et au massacre. » Nous sommes en 2001. L’année suivante, dans « Europe Endless », il enfonce le clou : La « gauche morale française », écrit-il, pratique « une discrimination positive à l’égard de la race noire (la race jaune, pour différentes raisons, s’avérant moins conforme à ses objectifs). » Or, le 8 mars 2005, lors d’une manifestation étudiante, à Paris, des jeunes sont agressés, puis détroussés, par des jeunes de banlieues. Le caractère raciste est avéré, et Luc Bonner s’en fait l’écho dans le Monde[24].

 

« La démocratie c’est mort comme système, c’est trop lent, trop lourd »

Puisse-t-il m’être encore permis un instant de penser librement. J’en profite. Je profite de cette parenthèse avant que la société de contrôle ne m’en dissuade définitivement. Ce n’est pas mon esprit chagrin qui me fait parler, mais bien une observation lucide de ce qui se déroule depuis déjà des années. Regardez seulement dans Anéantir, la politique est devenue ce théâtre cynique, dominé par les petites phrases de communicants, le marketing, le peu de scrupules des hommes politiques, l’absence de toute morale, la soif de pouvoir. Regardez seulement comment Macron a gouverné en maître, fort de sa majorité, durant son premier quinquennat, foulant au pied les gilets jaunes, enfermant tout le monde durant le Covid, etc. On voit bien que le modèle de la démocratie semble dépassé pour ces nouveaux dirigeants, même s’ils s’en défendent. De la même manière que nous sommes entrés dans une ère post-politique, qui repose sur la « tyrannie du pragmatisme, tel que le fait remarquer Mathieu Laine[25], et « sur la conviction qu’il n’y a pas d’alternative à la mondialisation néolibérale »,[26] tel que l’affirme la philosophe Chantal Mouffe proche de Jean-Luc Mélenchon, nous entrons également dans l’ère de la « post-démocratie », tel que le confie Bruno Juge, dans le roman de Houellebecq, faisant remarquer au passage, « que la démocratie c’est mort comme système, c’est trop lent, trop lourd ».

 

De fait, dans ce dernier jaillissement intellectuel, j’en viens à la question, peut-être fondamentale de cet article, quant à cette œuvre capitale, couronnant le premier tiers du XXIème siècle : Houellebecq est-il un possédé ? Tout le monde connait le texte de Pierre Boutang, à propos de Sartre, et dont le titre est similaire[27].

 

Houellebecq est particulièrement inspiré par Dostoïevski

J’ai pris pour habitude de chroniquer un roman sur deux de Houellebecq. Le précédent, fut Soumission, paru en 2015[28]. Fait relevant du pur hasard, les deux traitent de la politique, dont l’un de la présidentielle de 2022, l’autre de 2027. Dans le roman Soumission, le président de la République est issu de l’islam politique, grâce aux compromis et couardises de l’élite et la passivité de la population. Roman qui annonçait par ailleurs, deux événements majeurs : celui de l’arrivée au pouvoir en 2017, d’Emmanuel Macron, qui fit brutalement imploser le « système d’opposition binaire », et l’arrivée en troisième position de Jean-Luc Mélenchon, au premier tour des élections présidentielles de 2022, largement porté à cette place par le vote musulman, s’affirmant désormais comme la troisième force politique, avec l’idéologie indigéniste.

Aussi, je l’ai dit plus haut, Houellebecq est particulièrement inspiré par Dostoïevski, au point d’avoir dans sa jeunesse créé un fanzine appelé Karamazov. Aussi, dans les Possédés, écrit par le romancier russe du XIXème, tous les personnages sont possédés par un démon, le socialisme athée, le nihilisme révolutionnaire, les idéologies destructrices, incapables de rendre compte de notre condition.

De ces possédés, proches de la figure de l’homme sartrien qui n’a ni vie intérieure[29] ni transcendance, et qui ne peut s’en tenir, dans son monde athée, qu’à une liberté débordante et impossible, ce possédé sartrien incapable d’être en soi, toujours exilé de soi, ne disposant ni de la nature, ni de Dieu pour se raccrocher, on peut dire qu’ils sont comme cet homme sartrien condamnées à l’angoisse permanente[30]. Or, ce qui lui reste à ce damné, cet homme sartrien et possédé, épris d’une liberté absolue, sans limite, qui lui incombe, qui l’écrase, qui le culpabilise, qui l’aveugle aussi, « ce ne peut être que le néant », comme le montre Pierre Boutang dans son essai. Ce néant, nous sommes en train de le frôler, dans cette époque moderne, où la jeunesse, perdue en majeure partie, errante, morte vivante, est asexuelle, bisexuelle, pansexuelle, bigenre, pangenre, agenre, etc, et ne dispose d’aucun repère majeur et rassurant.

 

La question du néant

De longs passages sont consacrés, dans Anéantir, à une question : est-ce que l’Occident sait encore faire l’amour ? L’amour, qui s’invite dans les cent dernières pages de ce roman. Alors que dans Plateforme, Houellebecq considérait l’amour et le couple comme une forme de survie illusoire en ce monde, dans Anéantir, après une longue période de haine, le personnage principal Paul Raison et sa femme Prudence renouent dans un amour passionnel et fusionnel. Mais ce qui est le plus frappant, c’est que cet amour est principalement compassionnel, la marque chrétienne de Houellebecq, qui a disparu de notre société, car cette marque est beaucoup trop chrétienne pour une gauche athée, qui déboulonne les statues, déglingue les mythes, déchristianise la France. Gauche qui n’est qu’un ramassis de crétins ! Ces débouloneurs fous dans un pays atteint d’une tumeur au cerveau. Ça c’est le néant ! Mais c’est aussi, plut sûrement, ce que symbolise ce combat, que doit mener Paul Raison, contre la maladie et la mort, comprenant alors dans l’épreuve, que le bonheur et l’apaisement ne sont possibles que dans l’amour, et la charité.

 

« Une civilisation qui légalise l’euthanasie perd tout droit au respect »

Le néant, dont parle très bien Pierre Boutang, c’est aussi le véganisme. Prudence, la femme de Paul, est devenue végane, sa libido est en berne, elle méprise de plus en plus son mari, ce qu’il mange, et leur mariage fonctionne de moins en moins bien.

Le néant, c’est également le traitement des vieux dans notre société. « Toute civilisation pouvait se juger au sort qu’elle réservait aux plus faibles, à ceux qui n’étaient plus ni productifs ni désirables », écrivait Houellebecq dans La possibilité d’une île. Or, c’est précisément l’euthanasie qui s’est invitée dans son nouveau roman. « La vraie raison de l’euthanasie, en réalité, explique un personnage du roman, qui est le leader du petit groupe de militants anti-euthanasie, c’est que nous ne supportons plus les vieux ; nous ne voulons même pas savoir qu’ils existent, c’est pour ça que nous les parquons dans des endroits spécialisés, hors de la vue des autres humains. »

 

Le néant, c’est aussi cette société jeuniste, juvénile, infantile qui, à force de monter au pinacle sa jeunesse, qu’elle sacre sur l’autel de ses vanités, jeunesse vide de toute empathie pour l’autre, de toute arme pour la vie, lui inspire désormais un mépris profond pour les gens âgés.

Le néant, c’est encore ce récent scandale des Ehpad, avec cette tendance à parquer les vieux, en raison de la moindre « valeur » que l’on accorde à leur existence diminuée, ce qui représente précisément pour le personnage de Houellebecq, « une mutation anthropologique radicale ».

 

Désert moral et intellectuel

Aussi, en mai 2021, Houellebecq prit la parole dans Le Figaro, alors qu’une proposition de loi visant à légaliser le suicide assisté était en débat à l’Assemblée nationale. Le titre de sa tribune était très clair : « Une civilisation qui légalise l’euthanasie perd tout droit au respect. »[31] Il y compare l’euthanasie à l’eugénisme, craignant que les vrais arguments soient comptables et économiques dans cette volonté de faciliter la mort de personnes très âgées et/ou gravement malades dont le maintien en vie représente un coût incontestable pour la collectivité. « Les partisans de l’euthanasie se gargarisent de mots dont ils dévoient la signification à un point tel qu’ils ne devraient même plus avoir le droit de les prononcer. Dans le cas de la « compassion », le mensonge est palpable. En ce qui concerne la « dignité », c’est plus insidieux. Nous nous sommes sérieusement écartés de la définition kantienne de la dignité en substituant peu à peu l’être physique à l’être moral (en niant la notion même d’être moral ?), en substituant à la capacité proprement humaine d’agir par obéissance à l’impératif catégorique la conception, plus animale et plus plate, d’état de santé, devenu une sorte de condition de possibilité de la dignité humaine, jusqu’à représenter finalement son seul sens véritable, » écrit-il. Certes, il reconnait aussi, au milieu de tant d’imprécations, que les catholiques seront sûrement ceux qui feront le plus de résistance, mais plieront au final face à la pression politique et publique en faveur de l’euthanasie. Ça aussi c’est le néant.

Et puis au beau milieu de ce désert moral et intellectuel, on trouve le care, cette nouvelle philosophie en vogue, qui prétend mettre à l’honneur le « soin mutuel », qui est surtout emporté par les eaux glacées du calcul égoïste, étant moins un soin et une attention que l’on porte à l’autre qu’un individualisme dont on a tordu le sens du mot. C’est encore cela le néant.

 

Si l’on sent une certaine sympathie de la part de l’auteur pour Sartre, dans le petit essai que Boutang lui consacre, je n’en ressens aucune pour sa petite liberté bourgeoise, finalement plus sartrienne que bourgeoise, pas plus que je ne ressens de sympathie pour cette période. Je n’ai aucune sympathie pour cette époque, sorte de grand bûcher des vaniteux. Je n’ai aucune amitié pour ces temps de détresse, tout simplement parce qu’ils peuvent se résumer en une formule de Sartre : « même si Dieu existait, cela ne changerait rien. »

 

Un homme en quête

Viscéralement attachée à ses droits et ses libertés, notre période en oublie tout le reste. Elle valorise l’euthanasie, elle monte au pinacle ce qu’elle appelle le droit à l’avortement, défendant le corps des femmes et destituant de son humanité l’enfant à naître, qui n’est plus ni un corps ni une conscience, l’abandonnant à une mort programmée et infamante, digne de l’égoïsme petit-bourgeois de notre piètre époque, lui ôtant tout droit, même le plus élémentaire. Si Boutang voit dans la formule sartrienne une provocation possible du démon, j’y vois plutôt le signe du dernier homme, incapable d’enfanter des étoiles. Nihiliste jusqu’à l’os, vidé de toute intériorité morale. Et, si le philosophe, père de l’Ontologie du secret, va tenter une réponse à Sartre : « Qui de nous ne voudrait que Dieu lui parlât comme à un enfant, même si la perte de la liberté était à ce prix, si nous nous trouvions alors placés entièrement dans sa main ? », je ne crois pas cette époque dotée de la moindre oreille pour l’entendre.

 

Alors qu’est-ce qu’un possédé ? Pour Le Larousse, c’est une « personne qui est au pouvoir d'une puissance démoniaque ». C’est quelqu’un d’habité, de tourmenté. Houellebecq l’est assurément. Son œuvre peut faire fuir, peut révulser. Combien la rejette ? Combien la trouve malade, malsaine, nuisible ? Dangereuse même ! Mais l’est-elle véritablement ?

Je répondrais évidemment non. Certes, elle peut apparaître comme dangereuse, mais parce qu’elle décrit le monde dans lequel nous sommes. Elle le décrit, mais en moraliste, en chrétien. Et, malgré ses multiples tentatives, pour sonder ses liens avec la foi, si Houellebecq n’a toujours pas osé inviter le Christ dans son œuvre, je suis sûr qu’il n’en est pas loin. Cet écrivain qui conserve toute mon amitié, mon admiration aussi, est un homme en quête. Toutes les lectures qui n’ont pas vu cette quête, sont de mauvaises lectures. Rappelons-nous quand même cette conversion ratée au christianisme dans Soumission. On se contente de voir dans son œuvre un peu de misogynie, une promotion pour le tourisme sexuel, de l’islamophobie, de l’athéisme post-moderne, alors qu’on devrait y voir de la souffrance, des doutes, une longue errance en recherche de Dieu. Le premier titre de Soumission était La Conversion. De conversion, il n’y a pas eue encore. Certes. Échec de Houellebecq devant la Vierge noire.

Considérer l’œuvre de Houellebecq comme athée, c’est ignorer une difficulté qui apparait dans tous ses romans, et qui relève de l’angoisse d’une vie sans Dieu. Certes, ce n’est pas qu’il croit en Dieu, mais que Houellebecq ne parvient pas à ne pas y croire. Il reconnait même être catholique. Il reconnait tout autant, avoir créé une œuvre qui met en scène un monde sans Dieu. Et, lecteur de Saint Paul, lecteur de Pascal, il sait combien elle est terrible « la misère de l’homme sans Dieu »[32].

 

Pour Houellebecq, la résurrection n’est pas loin

Nous avons aujourd’hui le recul nécessaire, pour affirmer que la foi est récurrente dans toute son œuvre. Il y manque peut-être seulement la méthode. Comment atteindre Dieu ? Le personnage houellebecquien ne sait encore tout à fait ouvrir son cœur, et recevoir Dieu et le Christ. Et, si Houellebecq n’attend rien des religions, il fait toutefois remarquer à Geoffroy Lejeune, dans Interventions 2020, que l’on a « chassé le sacré des églises, silencieusement, et on l’a remplacé que par du cool, du festif », ce qui, pour un moraliste chrétien comme lui, est juste insupportable. Pas étonnant alors que nous allions vers de grands périls, comme les pandémies à répétition, les guerres, les bouleversements climatiques ; peut-être que le Christ commence à perdre patience.

Plutôt que de se tourner vers Dieu, l’homme angoisse devant la mort, qu’il traduit aujourd’hui par une forme d’obsolescence programmée, une hantise de la dégradation, qu’il compte compenser grâce à l’homme augmenté et réparé. Le transhumanisme est cette forme athée et démente, qui cherche à se substituer à Dieu, pour donner encore plus de liberté à l’homme, et transgresser toutes les lois de l’univers.

Le Christ cherche à prévenir l’homme de ses propres vanités, de ses propres caprices, de ses propres folies, mais ne reçoit que des fins de non-recevoir, ce qui fait dire à Houellebecq : « Et je comprends aujourd’hui le point de vue du Christ, son agacement répété devant l’endurcissement des cœurs : ils ont tous les signes et ils n’en tiennent pas compte. »[33]

 

Comprenez bien : pour Houellebecq, la résurrection n’est pas loin. Sa résurrection. Il ne cesse d’en parler, à un Gérard Depardieu agacé, dans un film qui met en scène les deux hommes dans leur propre rôle, Thalasso (film de Guillaume Nicious, sorti en 2019). Ce sera certainement l’objet d’un prochain roman. Probablement le dernier. Celui qui refermera l’ensemble d’une œuvre qui aura, à elle seule, résumé la crise de foi d’un entre-deux siècles, qui aura décrit cet homme houellebecquien, malade, dépressif, mort-vivant, qui meurt et renait.

C’est le seul espoir que l’on peut formuler pour cet Occident décadent, cette civilisation infantile et vaniteuse, qui se suicide à petit feu, qui s’effondre dans la dépression, et bientôt la mort.

Houellebecq doit trouver ce courage d’inviter le Christ dans un prochain roman. C’est la seule alternative. C’est la seule logique. C’est le seul dilemme. Il n’y en a pas d'autres.

 

Le Christ viendra alors lui donner la puissance, la force finale, l’amplitude pour faire de son œuvre, une œuvre majeure, capitale, dans l’histoire de la littérature.

 

Je ne désespère pas de voir Houellebecq un jour oser.

 

Rappelons-nous tout de même, du dernier vers de son recueil Le Sens du combat[34] : « Aujourd’hui, je reviens dans la maison du Père. »

 

Houellebec & Moi.jpeg

Houellebecq et moi, le 1er juillet, au Cercle de Flore
(Collection personnelle)

 

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[1] Si vous me permettez une description plus personnelle et allusive, je dirais que Houellebecq m’a fait penser à ces âmes errantes ignorant qu’elles sont passées de vie à trépas, ne retrouvant pas leur monde d’avant, sans bien comprendre pourquoi, avançant dans un brouillard mental, apathiques, sombres, désespérées. Et quand on leur parle, elles lèvent sur vous des yeux vides, passifs. Un abîme nous sépare de Houellebecq, mais c’est une âme à sauver. Elle n’a pas été tout à fait anéantie par le diable, malgré le titre de son dernier roman. Je sais combien cette description peut paraitre surprenante, surtout si je la raccroche à une description plus large qui englobe l’entre-deux dans lequel notre civilisation est embourbée, et dont elle ne semble pas se relever, comme si, elle-même était une forme d’âme errante, telle que je viens de le décrire plus haut.

[2] Par exemple celui son personnage principal dans Soumission, qui se rend à Rocamadour, en vain.

[3] Michel Houellebecq, Anéantir, Paris, Flammarion, 2022.

[4]  « Michel Houellebecq - Dépasser le désespoir », au Cercle de Flore, le 1er juillet 2022.

[5] Entretien avec Sarah Vajda « D’un oxymore à l’autre surgit le chaos de la pensée », propos recueillis par Marc Alpozzo, in La Presse Littéraire, n°4, Mars 2006.

[6] Michel Houellebecq, Intervention 2020, Paris, Flammarion, 2020.

[7] Voir à ce propos, Paul et Jean-Paul, roman de Jacques Laurent, paru en 1951.

[8] Voir à ce propos sont texte majeur, sûrement, sur le sujet : « Sortir du XXème siècle. »

[9] Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005.

[10] Michel Houellebecq, Soumission, Paris, Flammarion, 2015.

[11] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, 1994.

[12] Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001.

[13] Il sera poursuivi pour « injures envers un groupe de personnes en raison de leur appartenance à une religion déterminée » et « provocation à la discrimination, à la haine et à la violence » par plusieurs institutions musulmanes, dont la Mosquée de Paris et la Ligue islamique mondiale. Michel Houellebecq sera relaxé en octobre 2002.

[14] On a tous en têtes, les analyses de l’ancien journaliste, devenu homme politique, Éric Zemmour, qui répète à la suite de du général de Gaulle : « On assimile des individus, pas des peuples. [...] Aujourd’hui, le nombre est trop grand. [...] Engels, que je cite dans le livre, avait cette analyse : « À partir d’un certain nombre, la quantité devient une qualité. »

[15] Voir « Soumission, Le Pen au Flore » de Laurent Joffrin, in Libération, du 2 janvier 2015.

[16] Les Territoires perdus de la République - antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire est un ouvrage collectif paru à Paris, en 2002, aux Éditions Mille et une nuits. Sous la direction de Georges Bensoussan sous le pseudonyme d'Emmanuel Brenner, il traite, comme l'indique son sous-titre, de l'antisémitisme, du racisme et du sexisme en milieu scolaire et plus particulièrement parmi les jeunes d'origine maghrébine. Une nouvelle édition, de poche, paraît en 2015 (Source Wikipédia).

[17] Voir « Emmanuel Carrère sur Houellebecq : « Un roman d’une extraordinaire consistance romanesque », in Le Monde des livres, du 06 janvier 2015.

[18] « Bien que le Coran ne soit pas un code légal et ne représente, en aucun cas, la seule source de législation, ce texte reste la matière d’inspiration première pour les juristes musulmans et constitue, par son aspect moral, le critérium normatif auquel toute autre source doit être soumise. En effet, c’est par « la référence permanente » au texte coranique que celui-ci acquiert une valeur juridique à part entière et une source de droit, au sens propre du terme. » Mohsen Ismaïl, « Les normes juridiques en islam : le ʻurf comme source de législation » in Lectures contemporaines du droit islamique, de Franck Frégos, Strasbourg, Presse Universitaire de Strasbourg, 2004.

[19] « En outre, le Nouveau Testament est centré sur le sermon sur la montagne, qui paraît la négation du droit, en ce qu'il prescrit notamment : "ne juge pas", etc. Mais dans le Nouveau Testament entre les règles potentiellement juridiques et les règles potentiellement anti-juridiques, on peut soutenir qu'il existe une troisième catégorie : les préceptes "charismatiques" que sont les lois d'amour et de grâce. » Jean Carbonnier, « La Bible et le droit », in Travaux de l'Institut de Droit et d’Économie comparés, La révélation chrétienne et le droit, Annales de la Faculté de Strasbourg, t.IX, Dalloz, 1961, p.115-129.

[20] J’ai certes, soutenu le mouvement des gilets jaunes, mais plutôt par solidarité pour des gens qui travaillent et souffrent, et ne vivent pas de l’assistanat. Je n’ai jamais enfilé un gilet jaune moi-même, j’aurais d’ailleurs eu du mal, ne disposant ni d’une voiture, ni d’un permis de conduire.

[21] « Nihiliste, réactionnaire, cynique, raciste et misogyne honteux : ce serait me faire trop d’honneur que de me ranger dans la peu ragoûtante famille des anarchistes de droite ; fondamentalement, je ne suis qu’un beauf. Auteur plat, sans style, je n’ai accédé à la notoriété littéraire que par suite d’une invraisemblable faute de goût commise, il y a quelques années, par des critiques déboussolés. Mes provocations poussives ont depuis, heureusement, fini par lasser. » Michel Houellebecq, Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, Paris, Flammarion et Grasset, 2008.

[22] Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998.

[23] Voir à ce propos mon article, « Michel Houellebecq, le devoir d'être abject » in Le Journal de la culture, n°17, Nov/Dec 2005.

[24] Voir « Manifestations de lycéens : le spectre des violences anti-"Blancs" » in Le Monde, du 15 mars 2005.

[25] Mathieu Laine, Post politique, Pairs, J.C Lattès, 2009,

[26] Chantal Mouffe : « Macron, stade suprême de la post-politique » in Le Monde, du 1er juin 2017.

[27] Pierre Boutang, Sartre est-il un possédé ?, Paris, La Table Ronde, 1950.

[28] Paru dans le site du Grand Genève Magazine, le 23 février 2015.

[29] Rappelons-nous cette phrase terrible de Georges Bernanos dans La France contre les robots (1944) : « On ne comprend rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute forme de vie intérieure »

[30] Voir mes articles, « Sartre ou la liberté angoissante » in Les Carnets de la Philosophie, n°16, Avril-Juin 2011, et « L’angoisse de l’homme libre ou l’absence de Dieu dans la philosophie de Sartre » in Les Carnets de la Philosophie n°17, Juillet-Septembre 2011.

[31] Michel Houellebecq : « Une civilisation qui légalise l’euthanasie perd tout droit au respect » in Le Figaro, du 15 avril 2021.

[32] Misère de l’homme sans Dieu. Michel Houellebecq et la question de la foi, sous la direction de Caroline Julliot et Agathe Novak-Lechevalier, Paris, Champs-Flammarion, 2022.

[33] Ce sont les dernières lignes de Sérotonine.

[34] Michel Houellebecq, Le sens du combat, Paris, Flammarion, 1996.

Commentaires

  • Heureusement pour lui qu'il vend beaucoup de livres.
    A défaut, le monde de la culture parisien ne le louperait pas, avec un tel positionnement politique.
    Faut être riche pour pouvoir dire publiquement ce que l'on pense...

  • Certes l'écriture est bonne, mais certaines idées sont bien trop politisées et n'apportent pas grand chose au débat mise à part la peur d'autrui. Je donne plus d'importance au fond qu'à la forme.

  • Lu à vrai dire en diagonale (diagonale du fou ?) par manque de temps ; j'y reviendrai, il y a matière.
    Mais l'idée a surgi là : pour oser, "Je ne désespère pas de voir Houellebecq un jour oser", il ne faut pas être malheureux.
    "... il a eu cette formule étonnante : « Quand on est extrêmement malheureux, on accède à une forme de vérité. » ", mais ce n'est qu'une forme.
    Pour oser vraiment, il faut être pauvre.
    Houellebecq n'est pas encore dépouillé, il se dépouille devant

  • "On ne fait pas de la bonne littérature avec des bons sentiments"...Houellebecq illustre parfaitement cette citation de Gide !

  • Non, c’est juste un réaliste donc un visionnaire puisque personne n’aime voir/savoir/connaître/accepter la vérité.

  • Bien analysé, Marc ! Encore un petit effort, Houellebecq, pour bientôt être infréquentable ! Il y a longtemps que la gauche bobo le vomit... et tant mieux, c'est bon signe !

  • Un texte absolument passionnant sur Houellebecq, son œuvre et son rapport au monde; et à Dieu. Attention, ce texte est long, exigeant, au moins 20-30 minutes selon votre capacité de lecture. A réserver quand vous avez vraiment le temps.

  • Excellent article, fouillé et parfaitement structuré avec beaucoup d'idées qui partent dans tous les sens, pour finalement revenir au même sujet. J'aime beaucoup ! Houellebecq, oui, bien sur, c'est pas mal, j'avoue mais son style ne m'a jamais convaincu (je suis sans doute trop formaté par la littérature fin 19ème, 1er moitié du 20 ème) Bon, à la limite, je pourrais passer dessus pour me centrer sur son sens du narratif et de la décomposition. Ce qui est très pénible en revanche chez lui, c'est son obsession sexuelle qui devient vite lassante mais vous avez quand même réussi de par votre article à me donner envie de lire "Anéantir". Bravo ! :D

  • Un texte absolument passionnant sur Houellebecq, son œuvre et son rapport au monde; et à Dieu. Attention, ce texte est long, exigeant, au moins 20-30 minutes selon votre capacité de lecture. A réserver quand vous avez vraiment le temps.

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