La correspondance amoureuse entre Albert Camus et Maria Casarès
Voici donc une correspondance monumentale qui vient de sortir chez Gallimard, l’éditeur historique d’Albert Camus, à l’initiative heureuse de sa fille Catherine Camus. Huit cent soixante-cinq lettres pour nous montrer ce que l’amour passionnel veut dire. Cette recension est d'abord parue dans la revue en ligne Boojum, et est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
« J’ai retrouvé la phrase de Stendhal qui s’applique à toi : « Mais mon âme à moi est un feu qui souffre s’il ne flambe pas ! » Flambe donc ! Moi, je brûlerai. »
(Albert Camus à Maria Casarès, jeudi 26 août 1948)
Ces lettres enflammées racontent l’idylle amoureuse entre l’écrivain et la comédienne, ces deux grandes figures de la vie intellectuelle et littéraire du Paris du siècle dernier, depuis le jour où ils se sont croisés chez Michel et Zette Leiris en mars 1944, et le 6 juin 1944, le long jour du Débarquement, durant lequel ils se sont aimés, jusqu’au 30 décembre 1959, date de la dernière lettre, seulement cinq jours avant la disparition d’Albert Camus, mort tragiquement le 4 janvier 1960 dans un accident de voiture.
Lui a 30 ans. Elle, 21 ans. Albert Camus est déjà un écrivain reconnu, notamment grâce à deux grands livres L’envers et l’endroit (1937) L’Étranger (1942) dans lesquels toute sa philosophie est déjà exposée. Il est seul à Paris. Son épouse est restée à Oran. Journaliste à Combat, membre du Comité de lecture des éditions Gallimard, il est forcément, aux côtés de Sartre, de Beauvoir et de quelques autres (avec lesquels il vit des conflits d'intérêt comme nous le savons), le romancier et l’intellectuel. le plus en vue du moment. De son côté, Maria Casares est une débutante au théâtre. Elle y fait ses premiers pas en tant que comédienne, même si, déjà, sa carrière se montre prometteuse. C'est donc le 6 juin 1944, à Paris, chez Michel Leiris, lors de la lecture d"une pièce de Picasso, que ces deux-là se rencontre pour la première fois. Mais ce sera juste après l'immense succès de La Peste en 1947 que leur relation démarre plus sérieusement. c'est-à-dire en 1948, alors que Maria Casarès joue dans L’état de siège à partir d’octobre.
« Bon. Dernière lettre. Juste pour te dire que j’arrive mardi, par la route, remontant avec les Gallimard lundi (ils passent par ici vendredi). Je te téléphonerai à mon arrivée, mais on pourrait peut-être convenir déjà de dîner ensemble mardi. Disons en principe, pour faire la part des hasards de la route – et je te confirmerai le dîner au téléphone. Je t’envoie déjà une cargaison de tendres vœux, et que la vie rejaillisse en toi pendant toute l’année, te donnant le cher visage que j’aime depuis tant d’années (mais je l’aime soucieux aussi, et de toutes les manières). Je plie ton imperméable dans l’enveloppe et j’y joins tous les soleils du cœur. »
(Albert Camus à Maria Casarès 30 décembre 1959)
En 2017, Catherine Camus accepte de publier aux éditions Gallimard la très volumineuse correspondance que son père, Albert Camus et la comédienne Maria Casares se sont échangée durant 15 longues années, ce qui veut dire au total, pas moins 865 lettres ont été réunies dans ce volume de 1300 pages. Le succès de librairie est aussitôt au rendez-vous, et fait forcément écho à une autre correspondance entre un ministre et président de la République et sa maîtresse, je parle de la correspondance enflammée entre François Mitterrand et Anne Pingeot.
Cette somme considérable de lettres, correspondance amoureuse, sincère, passionnée, tendre, témoignage d’une époque révolue, sur le théâtre ou la littérature d’un temps ancien, témoignage d’un siècle où l’écriture et la langue se faisaient les représentants des sentiments humains, où les mots révélaient encore quelque chose de l’homme, dans des jaillissements lumineux, ceux d’un écrivain engagé qui recevra le prix Nobel de littérature, cette plume dans laquelle tout brûle, le feu sacré de l’amour, la passion irrationnelle de deux êtres qui se croisent, se voient, se quittent, se retrouvent, « j’ai le feu au corps et l’âme étirée » écrira-t-elle, sur fond d’adultère pour l’homme, l’ombre de Francine l’épouse planera toujours sur ces deux amants, brûlant de tout bois, lui l’appelle « Mon amour chéri », elle « Mon cher amour », leurs doutes, leurs convictions, leurs lassitudes,
lui :
« Si seulement je pouvais changer de conviction, j’écrirai mes livres sans les publier ou en les publiant dans des éditions limitées. Mais j’ai toujours cru qu’un artiste n’écrivait pas pour lui-même, qu’il ne pouvait ses séparer de la société de son temps. Drôle de mariage entre un écorché impassible et une putain vindicative ! je sais bien qu’on écrit pour d’autres êtres, un public plus généreux et plus naïf. Mais entre ce public et soi il y a l’écran de cette pègre journalistique, de cette petite société provinciale et râleuse, sèche, vulgaire, complexée qu’on appelle ici l’intelligentsia, sans doute parce qu’elle n’a avec la vraie intelligence et la culture que des rapports de nostalgie… »,
elle :
« Je suis lasse d’une vie qui n’aboutit qu’à la nuit qui tombe […] cela dure le temps d’une lettre, puis tout s’efface et il ne s’agit que de recommencer. Peut-être faudrait-il éviter d’écrire ces désirs ou ces états passagers ».
Albert Camus est un être inquiet, tourmenté, en proie à des doutes permanents. Durant de nombreuses pages, on s'aperçoit de son intranquillité permanente (pour reprendre le terme de Fernando Pessoa). Sa solitude intellectuelle (il a été lâché par ses anciens camarades Sartre, Beauvoir et Merleau-Ponty) sa fatigue physique et morale, cet isolement intellectuel angoissant le poussent dans le travail, au point qu'il ne cesse d'écrire de nouveaux livres. Écrire et agir ont toujours été les deux verbes qui décrivaient le mieux Camus. Le travail, les livres, les pièces le poussent à s'étaler négativement : « Je suis comme vidé ce matin », « La vérité est que je suis gâteux, je me suis aperçu que je parlais tout seul » « Je suis vide et creux », « (Je suis) une vieille barque que le flot, en se retirant, a abandonné sur une grève disgracieuse », « Je suis dans un triste état d’impuissance totale et de tristesse morose ».
En 1959, Camus écrit ces lignes prémonitoires :
« Je te suis pas à pas jusque dans la tombe ». Dans le message du 30 décembre 1959 : « Je suis si content à l’idée de te revoir que j’en ris en t’écrivant [...] disons en principe, pour faire la part des hasards de la route ».
L'existence tragique, qu'Albert Camus aura peinte dans tous ses livres, se rappellera à lui, en ce 4 janvier 1960 à Villeblin, sur la Nationale 6 (trajet de Lyon à Sens), avec Michel Gallimard, le neveu de l'éditeur Gaston Gallimard. Michel est le conducteur et Camus se trouve sur le siège passager de la voiture, tandis que Janine et Anne sont à l'arrière. La voiture va bientôt quitter la route et percuter un premier arbre. Elle se disloquera contre un second. Albert Camus meurt sur le coup. Michel Gallimard est lui très gravement blessé. Il mourra six jours plus tard. Les deux femmes s'en sortent indemnes. L'oeuvre de Camus l'a rattrapé : nous sommes là entre absurde et révolte.
Nous restera toutefois cette correspondance enflammée entre ces deux êtres fragiles, doux et durs à la fois, allant vers le monde avec la naïveté des enfants qui veulent s’adresser aux gens, leur parler, qui ont besoin de dire ce qu’ils ont sur le cœur sans savoir vraiment comment l’exprimer ; ces deux êtres-là se sont rencontrés un jour, se sont aimés et se sont quittés tragiquement, dans un accident digne de l’absurde de Camus ; cette correspondance laisse un goût doux-amer, un sentiment de liberté ; elle nous rappelle les lumières de la passion ; que la vie est bien fragile ; qu’il n’y a rien de bien neuf dans les livres ; que dix mille ouvrages de philosophie ne pourront rien face à un instant d’amour entre deux êtres qui demandent à aimer…
C’est la beauté de cette correspondance qui en est d’ailleurs le témoignage ultime…
Jean-Louis Barrault, Arthur Honegger, Balthus,
Maria Casarès et Albert Camus pendant la représentation de L'état de siège
au Théâtre Marigny, Paris, 1948.
Albert Camus et Maria Casarès, Correspondance. 1944-1959. Gallimard, 2017.