La leçon de philosophie : Faut-il enterrer le passé ?
La leçon de philosophie est à la fois un exercice que l'on accompli devant un jury et un cours que l'on donne devant ses élèves. L'enjeu est toujours le même, puisque c'est ce moment où il nous faut faire la preuve de notre capacité à réunir, lors d'un exercice bref, toutes les qualités qui pourront faire de nos cours des moments de philosophie. Voici une leçon sur le temps qui se formule ainsi : Faut-il enterrer le passé ?
Dans un texte de jeunesse, sa Seconde considération intempestive, Nietzsche s’en prend à l’historicisme, courant en vogue à son époque. Usant d’un style polémiste, le philosophe allemand montre du doigt ces historiens qui ne cessent de « regarder en arrière pour comprendre le présent », accusant l’homme du XIXe siècle d’être « malade de l’histoire ».
Or, ces accusations fortes de la part de Nietzsche, nous amènent à dire, qu’en effet, il peut arriver que le passé nous encombre, voire nous tourmente. Mais que faire dans ce cas précis ? Faut-il enterrer le passé ?
Poser cette question revient à dire que le passé, que l’on peut définir comme un événement qui n’est plus, un moment de l’histoire dont on se souvient, doit être oublié, abandonné, détruit, littéralement mis en terre. De ce sujet à la fois anthropologique, mais aussi existentiel, on voit surgir une première question touchant à la capacité de l’homme d’assumer ce passé, dont il semble vouloir se débarrasser, enfouir sous la terre, afin de se le cacher à lui-même.
Mais on peut aussi se demander si le temps n’est pas irréversible et, auquel cas, sous quelle forme nous revient-il, serait-ce essentiellement sous la forme d’un passé embarrassant, dont on souhaiterait, voire devrait, se défaire en l’enterrant ? N’est-ce pas directement la mémoire qui est mise en cause dans ce sujet, et ne doit-on pas moins questionner le passé en lui-même que notre usage de la mémoire et de notre devenir historique ? Une fois que l’événement est passé, il ne revient plus.
Or, si l’on prend le temps dans sa dimension originelle, c’est-à-dire comme une flèche irréversible, qui nous dépossède à mesure que les événement se succèdent, on peut en effet se demander pourquoi l’on a besoin de convoquer, sous la forme de la mémoire, ou des études historiques, ce passé, qui s’est dérobé irrémédiablement à nous, et en quoi est-ce un impératif ? Là encore il faut marquer le temps et y planter des repères. Le passé ne se représente jamais plus sous la forme du vécu mais de la représentation que nous nous en faisons dans le présent. Autant dire que ce passé, que je me réapproprie par l’action de la mémoire, est moins objectif que subjectif, et que l’événement vécu une fois vécu est passé, mais que je me le réapproprie sous plusieurs formes comme les études historiques, la littérature, le cinéma, la musique, la photographie, qui sont autant d’incursions dans des domaines extra-philosophiques.
Cette difficulté nous conduit à l’examen de notre question : doit-on systématiquement oublier le passé ou ne doit-on pas se le réapproprier sous diverses formes en regardant en arrière pour se nourrir de ce passé enfoui une fois passé ?
Parce que le temps paraît sans autre forme d’examen irréversible, la mémoire peut nous sembler être un fardeau, qui nous commande de procéder à un oubli vital du passé. Néanmoins, ne doit-on pas distinguer deux types de mémoires, autrement dit la mémoire volontaire et involontaire, ce qui rendrait notre obsession à oublier le passé en partie vaine ? L’homme est aussi le seul animal qui a le choix de son passé en fonction de ce qu’il projette d’être.
Le passé
Une fois né, nous sommes aussitôt pris dans le temps. Nous sommes dans le temps, ce qui confère constance et ordre à nos vies, et le temps passe et disparaît à mesure qu’il se forme, en se manifestant comme passage de ses trois moments : passé, présent, futur, ce qui rend problématique l’instant ou le maintenant, puisque qu’il n’est qu’en cessant d’être. Aussi, se remémorer le temps passé, revient à dire que l’on se dégage de la flèche irréversible du temps au moins un instant, en rapportant du passé dans le présent, un événement qui a été et qui n’est plus, puisque le passé est ce qui a cessé d’être. Néanmoins, peut-on toutefois dire que ce passé n’existe plus du tout parce qu’on l’a enterré ? Si l’on recourt à l’affirmation d’Augustin dans le livre XI des Confessions, on peut alors extraire du triple présent, (c’est-à-dire le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir), que le présent du passé est ce à quoi je me rapporte lorsque je substitue au passé le souvenir. Le passé est ce qui s’est écoulé en moi mais que je peux rapporter sous la forme de souvenirs auxquels j’y ajoute de la subjectivité sous la forme émotionnelle. Lorsque le passé me tourmente trop, je tente de le refouler en recherchant à l’enfouir, autrement dit à l’oublier. Ce que l’on recherche en enterrant son passé, c’est à la fois à le dissimuler à nos propres yeux mais aussi aux yeux des autres, en recherchant soit à l’oublier ou le faire oublier soit en le cachant. On peut penser aux négationnistes, qui tentent par des moyens « contestables » de nier l’histoire collective, en se transformant en assassins de la mémoire, ou aux manœuvres du déni, conduisant un homme à ne plus admettre ce qui lui est arrivé de par le passé. Une difficulté se pose néanmoins : est-il possible de détruire le passé ? Ne doit-on pas plutôt dire que la tentative, consistant à enterré le passé consiste à l’enfouir en refoulant celui-ci au fin fond de sa mémoire, ce qui semble être le meilleur moyen de le subir sous la forme du retour du refoulé, et sous la forme d’une menace inconsciente. Car, puis-je véritablement échapper à mon passé ? Est-ce que je peux enterrer mon passé comme on enterre la hache de guerre ? On trouve-là, si on l’admet, une conception néantisante du passé, qui pose problème sur le plan philosophique, puisqu’elle sous-entend que l’on peut se défaire du passé comme on pourrait se débarrasser d’un vieil habit usé. Est-ce que le passé est indépendant du sujet ou est-ce qu’il fait partie de lui ? Le passé n’est-il pas un événement qui n’a plus cours mais auquel on se rapporte par la mémoire ?
Rechercher à enterrer le passé consiste en plusieurs choses : on peut penser au repentir, qui peut être défini comme un vif regret accompagné d’un désir de réparation, ou au remord, qui est lui, une forme d’expression émotionnelle de regret personnel ressentie par un individu après avoir commis un acte qui a conduit à être honteux, blessant ou violent. On peut aussi penser au regret ou à la nostalgie, qui sont une forme de manque ou de souffrance des temps passés ou de lieux disparus ou devenus lointains. Le passé est donc toujours ce qui fait mal, ce qui crée en moi de la souffrance et de la peine, et dont je veux me débarrasser, où que je porte tel un lourd fardeau. Si je ne veux pas procéder à la réparation d’un mauvais acte que j’aurais commis envers quelqu’un je vais rechercher à dissimuler celui-ci, ou si j’ai commis une erreur d’appréciation qui m’a conduit à l’échec, et que j’en souffre, je vais être tenté de nier cette erreur pour ne pas souffrir du regret. Pourtant, ce passé, auquel je redoute de me confronter peut m’être aussi rappelé par autrui, auquel cas, je vais contester ses propos, et m’enfoncer dans la mauvaise foi. Pourtant, puis-je dire que je suis en mesure de clairement oublier ce passé que je ne sais pas affronter, ou que je cherche à enterrer, à faire disparaître en le mettant en terre, comme on le ferait avec un mort. Peut-on également dire, que ce passé que l’on met en terre, est un passé mort, qui n’a plus d’effets ni sur nous ni sur les autres, parce qu’on l’a mis en terre, comme un cadavre que l’on chercherait à faire disparaître ? Il est peut-être possible de chasser le passé en se préoccupant du présent, en profitant des instants présents afin de ne pas les gaspiller avec des regrets ou des remords. C’est ce que préconise Sénèque dans ses Lettres I et XII à Lucilius, puisque chaque jour est le même combat, dans un cercle qui ressemble à s’y méprendre à un retour éternel du même. En l’on peut dire, qu’à s’attacher obsessionnellement au passé, c’est prendre le risque, pour paraphraser Sénèque de différer la vie qui « passe en courant ». On trouve ainsi un impératif à enterrer le passé, sans quoi on manque le présent, qui continue de galoper alors que l’on a la tête irrémédiablement tournée vers ces moments passés envolés et enfuis, que l’on s’obstine à faire revivre à travers une mémoire malade et douloureuse. Ce ne sera pas juste de dire alors, que ce passé que l’on enterre est mauvaise foi, mais plutôt, un cadavre dont le poids a fini par nous épuiser, et qu’il s’agit de mettre en terre.
Dans sa Seconde considération intempestive, Nietzsche montre l’importance capitale qu’il faut donner à l’oubli. Au commencement du texte, le philosophe allemand montre un troupeau qui broute sans se préoccuper de son passé, et en ne témoignant « ni nostalgie ni ennui ». Mais l’homme devant le troupeau s’attriste et se sent jaloux de son bonheur. En effet, à la différence de l’animal du troupeau, l’homme ne parvient pas à oublier et demeure accroché à son passé, nous dit Nietzsche ; il « s’arc-boute contre le poids toujours plus lourd de son passé » qui « alourdit son pas » un peu comme se passerait si l’on portait sur son dos un trop lourd fardeau pour nous. Le passé est donc rapproché d’un objet pesant qu’il s’agit de transporter dans la douleur, qu’il faut supporter avec peine. Nous avons donc affaire là à une vision pessimiste du passé, auquel Nietzsche préfère substituer l’avenir d’une jeunesse fougueuse, porteuse de promesse et d’espérance contre la tradition qui n’en finit pas de « ruminer » des événements passés. Et c’est bien contre la rumination que Nietzsche précisément se bat. Car, lorsque nous regardons un peu trop systématiquement en arrière, il est vrai que nous ne vivons pas dans le temps présent, mais bien dans les temps passés, constitués d’un grands nombres d’événements multiples et contradictoires ; que deux choix s’imposent alors à nous : la tendance à penser que c’était mieux avant, ou une autre, consistant à valoriser les valeurs anciennes, ce qui conduit irrémédiablement à cette rumination dont parle Nietzsche, et qui nous rend prisonniers d’un passé dont on ne parvient plus à se défaire. C’est pourquoi il s’agit d’en finir avec cette tendance à s’arc-bouter devant le poids du passé, tout en se souvenant avec plaisir et déplaisir à la fois au paradis perdu, lorsqu’il voit le troupeau au pâturage. Faut-il alors enterrer le passé ? La réponse est oui, dans la mesure où, nous dit toujours Nietzsche, celui qui ne sait pas oublier, « se reposer sur le seuil du moment » en « oubliant tout le passé » ne saura pas ce que c’est que le bonheur. Mais une question demeure encore : en quoi cela consiste-t-il d’oublier ? Cela consiste précisément à oublier au bon moment et se souvenir au bon moment. Nietzsche ne nous propose donc pas un oublié aveugle et total, mais il propose un oubli en vue de créer, qui participe activement du présent en sachant qu’il faut puiser dans le passé tout en délimitant un horizon à venir. De cet oubli en vue de la vie, on doit procéder à un oubli heureux en faisant le tri entre ce qui est utile et un passé historique trop lourd. Il s’agit donc d’enterrer le passé, même si l’on ne doit pas enterrer tout le passé, mais ce qui ne contribue pas à la vie et à une participation active du présent. Une limite à cette thèse toutefois apparaît, puisqu’elle sous-entend que nous activons volontairement notre mémoire ou notre capacité d’oubli. Mais est-ce si simple ? Ne sommes-nous pas souvent victimes d’une mémoire involontaire ?
Salvador Dali – Le temps qui Passe
La madeleine de Marcel Proust dans la Recherche du Temps Perdu permet de relancer notre analyse et de se demander s’il faut enterrer le passé. Or, est-il légitime de penser que l’on peut faire table rase du passé en cherchant à l’enterrer ? N’est-ce pas prendre le risque de voir ce passé resurgir à n’importe quel instant sous la forme impromptue du souvenir envahissant ? Chez Proust, la Madeleine cristallise la théorie proustienne de la mémoire : lorsque Marcel était enfant, sa tante lui donnait de petites madeleines trempées dans du thé. Devenu adulte, voilà qu’il se rend compte que le fait de manger à nouveau une madeleine fait resurgir le contexte de son enfance. L’exemple de la madeleine peut nous servir ici, car elle est le symbole de ce passé qui surgit de manière involontaire. En traçant les contours d’une subjectivité qui accumule des souvenirs sans s’en rendre compte (la madeleine, comme chaque acte, est vécue naïvement), Proust montre une subjectivité qui est imprégnée par le monde de manière passive. Dans ce passage de la Recherche, les souvenirs viennent au narrateur sans avoir jamais été convoqués. Mais la réminiscence est rendue possible grâce à l’odeur et la saveur, ce qui relève plus d’une action sensuelle, et non d’une entreprise intellectuelle. C’est par la suite que la conscience reconstitue le fil du souvenir.
On peut aussi dire, à la suite de Proust, que la mémoire est un phénomène double : à la fois mémoire volontaire et mémoire involontaire. De plus, la mémoire involontaire ne se manifeste que de manière capricieuse, et seul le hasard peut déclencher son action ; il est inutile de tenter d’en explorer le contenu au prix d’un quelconque effort puisque nous ne connaissons ni ses localisations, ni ses choix, ni la fréquence de ses retours. Si Proust fait de ces souvenirs involontaires le sujet de son roman, et de cette « collection d’instantanés », l’écriture mystérieuse d’un grimoire d’événements qui, pour chacun de nous, abrite une vérité, on peut se demander si toute tentative d’enterrer ne serait pas une tentative vaine, à laquelle nous devrions opposer une acception du passé, dans ce qui nous est restituer, par ces souvenirs involontaires. En bons lecteurs de Bergson, à l’instar de Proust, ne pouvons-nous pas avancer que nous ne sommes pas les propriétaires d’une mémoire, comme si ce bagage était un appendice de nous-mêmes, mais que nous sommes plutôt notre mémoire qui n’accumule pas, dans la quantité homogène, des choses à d’autres choses, mais qui fait de nous, à mesure que nous durons, une totalité qualitativement toujours nouvelle, analogue à une œuvre d’art dont nos souvenirs seraient les créateurs. En d’autres termes, moins que de nous alléger, le passé nous enrichirait de multiples variations, qu’il s’agirait de transformer plutôt que d’enterrer.
C’est au chapitre I de l’Évolution créatrice, que Bergson, nous dit que la mémoire n’est pas un « magasin », car elle n’est ni une faculté ni une fonction, et qu’elle ne range pas les souvenirs dans un tiroir, ni ne les inscrit sur un registre. En outre, si « le passé se conserve de lui-même, automatiquement », ce qui est précisément à expliquer, n’est pas donc la conservation des souvenirs, mais plutôt l’oubli, puisqu’il est une fonction pratique, commandé par l’action : nous refoulons dans notre inconscient les souvenirs qui pourraient gêner ou empêcher notre action présente et n’autorisons à franchir le seuil de la conscience que les souvenirs qui peuvent lui venir en aide. En ne faisant plus de la mémoire le réservoir du passé, mais notre passé tout entier qui se conserve, Bergson nous oblige à admettre contre une autre idée reçue, que la mémoire ne fait jamais revivre le passé. Ce que nous chercherions à enterrer alors, ne serait pas notre passé, mais bien plutôt la mémoire que nous sommes et qui n’accumule pas, dans la quantité homogène, des choses à d’autres choses, mais plutôt, à mesure que nous durons, cette une totalité qualitativement toujours nouvelle que nous sommes, et analogue à une œuvre d’art dont nos souvenirs seraient les créateurs. Ce que l’on enterrerait alors ressemblerait plutôt à une mémoire qui nous apprend au présent à vivre avec le passé, dans la mesure où la vie, dans sa durée concrète, est bien le déploiement d’une contemporanéité entre passé et présent, qui permet du même coup l’ouverture à l’avenir. Enterrer notre passé reviendrait alors à enterrer notre avenir, car l’ensemble de mes souvenirs forme mon histoire et forge mon caractère. Ils forment ce champ de conscience qui me pousse à agir. Les souvenirs que je perds sont alors ceux dont je n’avais plus besoin pour agir, et qui sont désormais refoulés dans la mémoire pure. Le passé n’est jamais détruit mais intégralement conservé, car il est utile à l’action. On peut alors dire qu’il est enterré, telle la hache de guerre, parce qu’il est inutile dans le moment, mais qu’il le sera lorsque la conscience aura besoin de se replonger dans le passé. Ce n’est donc pas une destruction du passé mais plutôt un oubli momentané, une conservation vitale sans quoi l’action ne sera plus possible. Si donc, le passé doit être conservé pour nourrir l’action, mais que la mémoire involontaire nous rappelle, sans notre consentement, des souvenirs que nous avons recherchés à enterrer, ne pouvons-nous conclure une fois encore, à une autre aporie philosophique, et ne faut-il pas désormais comme une totalité qui domine ses structures secondaires et lui donnent un sens.
Toile de Ben Vautier
Enterrer le passé est-ce seulement possible ? Pouvons-nous d’abord nous résoudre à enterrer le passé ? Est-ce qu’enterrer le passé ça n’est pas d’une certaine manière s’enterrer un peu ? La nostalgie, qui est littéralement une forme de mal du pays, que l’on peut définir comme une tristesse, un état de langueur causés par l'éloignement du pays natal, et qui s’apparente à une forme de regret du passé, nous empêche d’enterrer le passé, voir nous encourage au contraire à le garder vivant par la mémoire, et le plaisir de se remémorer, sur la forme de la tristesse et de la nostalgie ce passé enfui, éteint, que le souvenir ravive par différents flash-back et moyens comme rouvrir un album photos, coucher sur le papier son passé, échanger avec divers protagonistes ses souvenirs communs. Des autobiographies célèbres comme les mémoires de Marcel Pagnol, basées sur ses souvenirs d’enfance, les romans de Louis-Ferdinand Céline dont son chef d’œuvre Voyage au bout de la nuit, mais aussi les récits de Blaise Cendrars, ou Les contemplations de Victor Hugo, ce recueil de poésie qu’il sous-titre « la mémoire d’une âme », et qui est un livre présenté comme un livre à matière autobiographique, retraçant vingt-cinq années de la vie d’un homme qui ressemble à s’y méprendre à l’auteur, sont autant de moyens de conserver la mémoire et de la partager avec l’ensemble des hommes. Plutôt que d’enterrer le passé, ces écrivains préfèrent conserver le passé en le couchant sur le papier, et en le divulguant comme un trésor, un peu comme si devenu une forme de rêve dans l’esprit de celui qui cherche à le conserver, ce dernier le retransformait en une autre réalité, exprimée sous la forme de l’art et de la poésie. « Une vie sans avenir est souvent une vie sans souvenir », écrit Hervé Bazin dans Le bureau des mariages (1951) : ce qui peut nous conduire à conclure, qu’enterrer le passé équivaudrait à enterrer l’avenir. Car sans racines nous ne trouverions en nous d’ailes pour affronter ce qui vient devant. Pour suivre encore le fil de cette idée, on peut même rajouter, à l’inverse des propos de Nietzsche, que la science historique, donc l’histoire monumentale, peut servir à glorifier le passé en racontant les actions illustres des grands hommes. Qu’enterrer le passé serait contraire à la possibilité de présenter des modèles dignes d’être imités et qui nous permettrait d’exalter la valeur de notre présent. C’est pour cela que l’on peut dire que la science historique donne aux sociétés la possibilité de conserver une mémoire commune, dont le plus grand avantage est de créer un lien plus fort entre les sociétés. Mais elle permet aussi de comprendre les causes des processus et des évènements, qui se déroulent au présent, et, sans la science historique, les sociétés ne pourraient se comprendre elles-mêmes, ni tirer des leçons du passé.
De plus, pour l’individu, le passé peut être une source de sens. Et le souvenir du passé peut ainsi nous aider à comprendre le sens de notre existence. Dans ses Lettres d’un voyageur, en 1834, l’écrivain George Sand, écrit : « Le parfum de l'âme, c'est le souvenir. » Certes, notre passé est passé, et nous ne pouvons revenir dessus ; en même temps il est une part de notre identité. Aussi, ce que l’écrivain français affirme c’est justement, qu’en l’absence de souvenirs du passé, des traces du temps écoulé, l’individu perd la conscience qu’il a de lui-même. L’âme sans le souvenir est désorientée. On ne peut donc enterrer le passé. De plus, sans passé l’individu perdrait toute morale, puisqu’il ne pourrait assumer les conséquences des actions commises dans le passé. Si l’on se réfère aux travaux de la psychanalyse, discipline fondée par Freud, on doit aller chercher dans le patient l’origine des symptômes dont il souffre, afin qu’il puisse remonter aux causes de ses traumatismes et atténuer la douleur qu’ils provoquent. On voit alors qu’il ne s’agit pas de supprimer le passé mais bien d’aider le patient à apprendre à vivre avec ce passé. Enterrer ne devrait donc pas être pris au sens d’oublier, mais bien d’enfoui, refoulé, ce qui est un bien grand mal pour l’âme. En outre, on comprend mieux les propos de George Sand, puisque, la psychanalyse s’attache alors non pas à enterrer le passé, mais aide plutôt à le déterrer.
Doit-on cependant envisager la temporalisation à partir de ses trois dimensions, autrement dit passé, présent, avenir ? D’autant que cette définition de la temporalité rencontre un paradoxe que Sartre souligne dans le deuxième chapitre de la deuxième partie de l’Être et le néant : « sinon nous rencontrons ce paradoxe : le passé n’est pas l’avenir, qui n’est pas encore, quant au présent instantané, chacun sait bien qu’il n’est pas du tout. » Ce que nous recommande alors Sartre c’est d’envisager la temporalité comme une totalité dominant les structures secondaires et qui leur donne un sens. C’est alors que le Pour-soi, qui renvoie au monde de l'existence, va donner sens à ces dimensions temporelles multiples par son projet puisqu’il « n’est pas », contrairement à l’En-soi, désignant le monde des choses physiques (comme un coupe-papier, un cendrier, etc.), monde fixe et statique dans lequel les choses ont une essence, c'est-à-dire une fonction déterminée, qui est lui ce qui est. Le Pour-soi néantise et surgit dans l’être qu’il affirme, il est un trou d’être, un déplacement dans sa spontanéité évasive et refusante, il existe et le temps dans lequel il existe est une temporalité. Or, nous dit Sartre, la temporalité est extatique, ce qui veut dire, que l’homme se fait, qu’il se temporalise et qu’il est responsable de sa temporalisation. En montrant alors que le temps vient au monde par le Pour-soi, cet être qui est toujours à distance de soi pour soi dans le projet, il faut envisager que le Pour-soi se temporalise en se choisissant, et se projette dans un futur qui lui annonce ce qu’il est et qui donne un sens à son passé ; aussi, en pouvant modifier à tout moment les choix qu’il est, en choisissant un autre projet, le Pour-soi est alors une temporalisation absolument libre, une temporalité où tout à tout instant est possible. Cela conduit alors Sartre à dire que le passé n’est pas déterminé, et que l’homme peut choisir son passé, il choisit et construit son passé en fonction de ce qu’il projette d’être. Se réinventant par son passé, il choisir de revenir sur celui-ci des événements en fonction de ce qu’il veut être. Ainsi donc, il n’enterre pas son passé, mais l’affirme par ses choix à chaque instant.
Doit-on enterrer le passé ? Lorsque celui-ci est trop lourd, on doit certainement s’alléger en ne s’attachant pas trop au passé ; il ne s’agit pas alors d’oublier mais de sélectionner. Enterrer le passé, comme on enterre la hache de guerre, c’est évidemment prendre le risque de le voir revenir sous la forme du retour du refoulé, d’autant que le passé ne revient pas toujours, sous la forme du souvenir, de manière volontaire. Enterrer le passé, au sens de le détruire, semble donc, si l’on prend en compte le mode de fonctionnement de la mémoire impossible ; de plus, une vie sans souvenir est une vie vidée de son sens. Ce n’est donc pas enterrer le passé qu’il faut faire, mais l’envisager, comme le fait Sartre, à partir de la temporalisation qui est une liberté, comme un passé que l’on choisit à partir de ce que l’on veut être. Ce passé ne doit pas être enterré mais affirmer par nos choix à chaque instant.
Une leçon de philosophie destinée aux Terminales et classes préparatoires.
En couverture : La Persistance de la mémoire par Salvador Dalí (détail).
Commentaires
Non il n'y a plus de place au cimetière !
Bien entendu que non c'est comme couper les racines d'une plante , elle n'y survivra pas .
Merci Marc Alpozzo, c’est bien plus qu’une leçon de philosophie. Je la partage FB et l’ai relayée sur 2 autres réseaux.
On a un nom pour 'enterrer la hache de la guerre', c'est 'l'amnistie', un concept qui n'est pas mentionné ici, si je ne me trompe pas. Et assez important dans les lois de la Grèce Antique, étymologiquement lié d'ailleurs à 'oublier' (amnésie).
...Et j'ignore si Nietzsche a parlé de cette notion, mais je peux m'imaginer qu'il la trouvait un exemple hâtif d'un moral d'esclave.
C' est beaucoup trop long. Ce qui prouve au moins une chose : il y a un manque évident de synthèse. Comme si l' auteur voulait convaincre par la fatigue de son auditoire, qui aura autant de temps en moins pour poser des questions. Cette technique n' est valable que chez l' avocat dont le client est coupable.
@Tallier Jean-Yves Ceci est une leçon de philosophie, il est donc normal que la pensée se déplie et se déploie. Il faut prendre ce temps-là pour entrevoir un problème et une proposition à ce problème. Les questions demeurent les bienvenues.
Ou aussi, le passé non admis et non compris, nous pousse-t-il à tenter de lui échapper, cherchant inlassablement à l'enterrer, la reproduction des erreurs de l'histoire finissant par faire vérités et fatalités, alors qu'en considérant les erreurs du passé comme des phares d'irrationalité et marqueurs d'incompréhension, nous pourrions nous en libérer et espérer créer un avenir différent?
Sacré Nietzsche ! Merci du partage Monsieur Alpozzo
Enterrer ou renier le passé c'est selon moi amaigrir le présent et raccourcir l'avenir... Si l'on parvient à la certitude que l'on a été ce que l'on devait être, et que l'on ne pouvait faire autre chose que ce que l'on a fait, de la seule manière qu'on pouvait le faire, se dissipent toutes les tensions émotionnelles qui ankylosent notre esprit et notre capacité à nous construire... Sans dénie et sans remord, le passé devient une leçon de tolérance, de compréhension et de Sagesse implicite qui laissera dans notre mémoire les nutriments sucrés d'une douce nostalgie....