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La société occidentale face au deuil

Le deuil s'amorce à l'annonce de la mort d’une personne proche. La mort, cet état insensé de disparition de la personne aimée, envahit d’abord le psychisme au moment du décès, avant d’enserrer le cœur et de vider le corps. Ce moment très difficile dans lequel nous ne sommes jamais tout à fait sûrs que la personne chère est partie, peut-il prendre fin un jour ? Comment exprimer la douleur indicible que nous ressentons tout au long du processus ? La parole peut-elle aider à exprimer ce qui ne peut être dit ? Et auquel cas, serait-ce un paradoxe, puisque les mots ne peuvent, semble-t-il, recouvrir l’ensemble de la douleur ? La mort étant manifestement indicible, ne peut être dite, ce qui rend donc plus que probable que la parole ne puisse rien contre l’océan de la douleur qu’est le deuil. Alors, quelle solution ? Voici une petite méditation, que je propose en accès libre dans l'Ouvroir

 

la mort,jacques derrida,jean-luc nancy,marie darrieussecq,simone de beauvoirLes sociétés occidentales ont de plus en plus de mal à faire face à la mort. L'évitant bien soigneusement, elles ont remplacé la parole collective par une parole individuelle reléguée dorénavant à la sphère privée de l'individu et la sphère de l’intime. Pourtant, certains ont besoin de faire part de leur douleur, d’en parler, de partager avec autrui, d’exprimer ce qu’elles ressentent, au moins pour extérioriser la souffrance. Souvent, néanmoins, les mots leur manquent. Trop envahis par le chagrin, ils ne sont pas disponibles ou ne trouvent pas le bon interlocuteur et, dans la presque totalité des cas, n'ont pas les bons mots, comme si le langage se montrait insuffisant à décrire nos sentiments et nos émotions. Comme si la douleur du deuil demeurait coûte que coûte du côté de l’indicible.

 

À ce propos, le philosophe français Jacques Derrida écrit « La mort déclare chaque fois la fin du monde en totalité, la fin de tout monde possible, et chaque fois la fin du monde comme totalité unique, donc irremplaçable et donc infinie ». Par ces quelques mots, Derrida met en avant que la mort est une sorte de fin du monde, du seul monde qui soit chaque fois, singulièrement et irréversiblement pour l’autre, ce qui veut dire que l’on ne peut généralement rien en dire, car la mort de l’être aimé est unique, singulière, inédite et que les mots dits pour une autre mort ne peuvent servir pour celle-ci. Pourtant, et d’une très étrange façon, pour le survivant provisoire qui endure l’impossible expérience, il lui faut parler alors même que le langage se dérobe sous ses pieds, et que la parole semble impuissante. Il demeure cependant l’écriture, très probablement. Il n’est en effet pas exclu, que l’indicible douleur de la mort puisse éventuellement trouver une possibilité du dire dans le secret de l’écriture. Une possibilité qui serait en quelque sorte un pied-de-nez à l’échec du deuil impossible.

 

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Jacques Derrida vers la fin de sa vie

 

À la disparition de Jacques Derrida, un autre philosophe français, il s'appelle Jean-Luc Nancy, lui écrit par-delà la mort : « Qu'il est difficile d'écrire alors que le silence s'impose. Et pourtant, il le faut il faut sans attendre adresser le salut. Jacques, il m'est impossible d'écrire aujourd'hui autrement qu'en m'adressant à toi. Déjà, revenant de Paris après t'avoir vu, je pensais que je t'écrirais chaque jour un mot, pour passer les limites et la fatigue, pour toi, du téléphone. Et voici que c'est la seule lettre possible. Mais je suis incapable de ne pas faire comme si, malgré tout, je pouvais t'écrire. Il ne m'est pas possible de me tourner vers un "public". Il faut parler de toi, mais en parlant à toi. » En lisant ces mots tirés de l’intime et révélés au grand public, on peut soudain ressentir, qu’en écrivant son deuil d’un être aimé, qu’il s’agisse d’un époux ou d’une épouse, d’une mère ou d’un père, d’un grand amour, la parole redevient possible par la médiation du texte. Par exemple, dans Tom est mort, Marie Darrieussecq raconte l’indicible douleur d’une mère après la mort d’un enfant. Ainsi, par le truchement de l’écrit, la parole semble soudain capable d’exprimer une douleur jusque-là inexprimée, même si, celle-ci transforme peut-être le lecteur en une sorte de voyeur, ce qui ne lui rend pas la lecture évidente.

 

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Roman de Marie Darrieussecq, paru en 2007

 

Dans son récit Une mort très douce, Simone de Beauvoir a ressenti le besoin d’écrire l’expérience du deuil afin de la comprendre. Sous cet angle, on peut voir que, si la parole peine à exprimer la douleur, l’écriture de deuil, toujours singulière, toujours spécifique, peut s’envisager sous le registre de l’action, et posséder ses effets biographiques. Nous constatons alors que la parole, par la médiation d’une écriture du deuil, répond dès lors à une forme d’engagement public, loin d’être réservée à la sphère intime, et, est d’emblée collective, publique, voire politique.

 

Peut-on exprimer la douleur d’un deuil en en parlant ? Il est fort possible, que la parole du deuil, souvent réservée à la sphère de l’intime, se cogne à l’indicible douleur, à l’impossible dire de ce que l’on ressent, d’autant que l’on ne trouve pas toujours le bon interlocuteur, ou les bons mots lorsque l’on en parle. En revanche, si l’on transite de la parole à l’écriture, par le truchement de l’écriture du deuil, alors, il est probablement possible, dans le silence du texte, de dire l’indicible, d’exprimer par des mots ou des images, ce qui est ressenti durant le deuil, et, prenant la forme de l’écrit, du texte ou du livre, cet engagement par l’écriture, peut devenir public, se hisser hors de la sphère intime, et prendre la forme d’une confession publique, voire politique.

 

En couverture : Pierre Soulages, "Peinture 202 x 453 cm, 29 juin 1979", 1979, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris.

Commentaires

  • Les mots, l'écriture pour dépasser le chagrin, transcender le vide. Merci pour ce texte.

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