Philip K. Dick, le réel en double
« Le réel est réel », aime à dire le brillant philosophe Clément Rosset. Tautologie ingénieuse qui nous informe que le réel, quoi qu'on en dise, n'aurait pas de double. Le réel est un, unique, sans arrière-monde : « idiot » selon son étymologie grecque. Le réel pourrait être ainsi exploré inlassablement, en tous sens, il reste aux yeux de l'observateur, singulier, propre, particulier. Pour beaucoup d’amateurs de SF, Philip K. Dick est une légende. Son oeuvre foisonnante compte au total 47 romans et près de 130 nouvelles. Mort d'une hémorragie cérébrale en 1982, peu avant la sortie de Blade Runner de Ridley Scott, il n’aura de son vivant, jamais obtenu la joie de goûter au succès et à la reconnaissance littéraire qui allait bientôt suivre. Je vous propose une chronique publiée simultanément dans la revue électronique Boojum-mag.net et dans le bimestriel Science Fiction Magazine.
On pourrait à ce propos s'attacher à ce dernier adjectif pour décrire les mondes de l'auteur de SF le plus emblématique de notre époque : Philip K. Dick. C'est bien d'un réel particulier que Philip K. Dick traite. Un réel singulier, hors du commun, personnel, propre à une particularité donnée. Un réel qui échappe à tout contrôle.
Dans la sphère du collectif ou le réel ne devrait faire problème à l’observateur naïf, celui de Philip K. Dick est protéiforme. Il prend la nature d'un réel particulièrement à part, sorti hors de ses gonds ; un réel qui ne répond plus à celui du groupe.
Une désorganisation de la réalité qui saura d’emblée régaler bien des fans.
Car disons-le : Dans le jardin et autres réalités déviantes est un recueil de nouvelles qui ne pourra laisser indifférent le moindre amateur de SF, et plus particulièrement tout amateur de Philip K. Dick, dont je me compte. 12 nouvelles au total, toutes plus ingénieuses les unes que les autres, et dans lesquelles, la norme, les référents ordinaires de l'Américain lambda implosent pour laisser s'exonder une faille de laquelle apparaît discrètement un monde en profondeur, sans lien direct avec la causalité naturelle, la logique, et les règles strictes de la physique classique et moderne.
On connaît Philip K. Dick et son goût pour la mystique, sa réflexion radicale sur la folie. On connaît sa méfiance légitime pour la réalité telle qu'elle nous est donnée. Une fois de plus, cet ouvrage de l’écrivain prolixe répond à ces inquiétantes hallucinations, ces étranges visions que l'auteur introduisait dans un genre littéraire qui fut longtemps considéré à tort, par des esprits académiques et bornés, comme un « sous-genre », révélant quelque cinquante années plus tard, une vision, si en phase avec notre époque contemporaine. Tous les talents de Philip K. Dick ou presque s'expriment dans ce recueil : son côté visionnaire avec La machine à préserver, son humour grinçant dans À vue d'œil, sa méfiance pour la réalité avec Le monde qu'elle voulait, ou encore son imaginaire débridé avec Une nuée de Martiens, et L'inconnu du réverbère.
Philip K. Dick jeune avec son épouse
Bref. Ses nouvelles sont foisonnantes de personnages ordinaires. Des Américains moyens que rien ne devrait venir troubler. Pourtant, à un temps T, la réalité perçue, celle qui est donnée à l'un de ses personnages, bascule subitement. Un certain Larry Brewster est réveillé d'un demi-sommeil par une certaine Allison Holmes qui prétend qu'il n'est lui, qu'une projection de son propre esprit à elle, esprit d'une femme qui a créé ce pauvre Larry pour le propre bonheur d'Allison. En remontant de la cave, Ed Loyce aperçoit dans le square en face, un pendu dont personne ne se soucie. Henry Ellis, censé tester un nouveau moyen de transport instantané, rencontre une autre forme de vie microscopique dans cet appareil, au su et vu de tous.
Contre la vie régulière et prévisible, la banalité la plus anesthésiante, surgit l'irrationnel, et l'impensable : c'est des mondes schizophréniques, équivoques, désorganisés que Philip K. Dick invente, crée pour notre plus grand plaisir de lecteur. Une situation aux confins du banal, et c'est le point de rupture, l'événement souvent anodin, mais décisif. C'est le point d'achoppement d'une situation qui se transforme en un tourbillon de situations aussi loufoques que curieuses, nous assénant un autre réel que celui auquel nous nous étions passivement conformés. Un autre réel, ou un double du premier. Un réel avec un autre visage. Non pas seulement celui de la SF, mais un réel dont les repères sont légèrement modifiés, à peine touchés, mais suffisamment pour faire de celui-ci le réel de multiples mondes dans un seul.
On l’aura tous compris, cette vision décalée de la réalité telle qu’on la connaît est introduite dans ces brillantes nouvelles pour servir la thèse de l’écrivain : la perception humaine est défaillante, ou tout du moins, altérée car toute perception humaine est « imparfaite ». Pour Philip K. Dick comme pour Gaston Bachelard, rien n'est donné, tout est construit. Mais cette construction au fil des douze nouvelles de ce savoureux recueil de science-fiction américaine, fait preuve d'un nombre incroyable de dissemblances, invraisemblances qui, au final, donnent raison à l'écrivain, qui compte parmi ceux qui prennent le réel comme une simple illusion d'optique, voire comme une supercherie parfaite, une erreur produite par notre imagination fébrile, et trompeuse.
Tels ses personnages, dans sa nouvelle Un problème de bulles, nous projetons sur la réalité notre volonté toute-puissante, sans nous méfier que cette réalité aura finalement notre peau.
Philip K. Dick and the fake humans
Paru dans SF Mag, n°47, Jan/Fev 2006