Sarah Vajda, Du plus loin de l’oubli
Les lettres françaises sont en panne. Parfois, pourtant, le microcosme éditorial produit une petite lumière dans son marasme habituel. C’est le cas du premier roman de Sarah Vajda, qui s’est donné comme mission de dénoncer l’oubli orchestré par la France - durant la drôle de guerre - de ses Juifs qu’elle livra à l’occupant, et qu’elle orchestre encore, très subtilement aujourd’hui. Cette recension est parue dans La Presse littéraire, n°4, de mars 2006, sous le titre : Sarah Vajda, le contre-voyage. Elle est désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Roman sur le Mal et ses résurgences dans la société industrielle et contemporaine, L’auteur associe à son panorama de personnages illustres, de machines et de fureur, la force de son style, sa langue admirable, le lyrisme d’une écriture qui vous envoûte. Auteur de deux biographies monumentales sur Maurice Barrès et Jean-Edern Hallier, Sarah Vajda est nourrie d’un style rigoureux et sublime ; nourrie de la langue de Virgile, Baudelaire ou encore Mallarmé. Son roman est un hymne à Charles Péguy, Emile Clermont, Kafka, Musil, et tant d’autres auteurs qui sont les échos de l’Europe. Cette Europe que l’on pourrait toutefois associer aux ruines d’un pays qui s’est vendu à l’ennemi.
L’histoire commence un 3 avril 2003 : le commissaire divisionnaire Jean Morel et une étudiante juive Marie Sarah sont retrouvés morts, côte à côte, dans une chambre d’hôtel à Séville, suicidés. À partir de cette étrange mort, la narratrice remonte le temps. Retour aux années de la déportation des Juifs français, retour sur l’assassinat d'une centaine de prisonniers espagnols et gitans du camp de Larche dans le midi de la France. En toile de fond, notre époque, avec la traque d’un tueur en série assassinant certaines jeunes femmes de la ville.
C’est donc un roman hyper-contemporain que Sarah Vajda nous offre. Un mélange subtil entre histoire, philosophie et littérature. Il faudrait même aller jusqu’à dire une intrication spéciale entre littérature et histoire. Avec le regard du faucon, elle balaye la France de cette tragique Seconde Guerre mondiale, durant laquelle ce pays a livré ses Juifs à leurs bourreaux, jusqu’à l’entrée dans le XXIème siècle, cette époque trouble des attentats, serial killers, dérives consuméristes et technologiques. La question centrale de ce roman aux accents épiques ne semble être autre que la question du Mal. Le mal comme moteur de l’histoire. Le mal radical. Celui de la mort de masse. Mort à grande échelle assurée par les progrès de la technologie, couverte par la politique de Vichy, cette France post-affaire Dreyfus qui dit aux Juifs : « Juif, tu n’es pas nôtre ». Puisse-t-elle être pardonnée de toutes ces terribles exactions commises à partir de son passé collaborationniste ? « Ils avaient contracté une liaison avec le génie allemand et ne l’oublieraient jamais. » Sarah Vajda manie le verbe, les idées. Elle se refuse à parler de « collaboration ». C’est finalement bien pis : France et Allemagne ont « cohabité » comme deux amants. Les collaborateurs ont « couché » avec les nazis. Ils se sont mélangés à la peste, à l’abjection. De cette liaison infâme, dont « le souvenir leur en restera si doux », la France n’aimerait se souvenir de rien. Oublier ! L’amnésie comme un coup-de-poing jeté en pleine figure de la jeune génération de Juifs qui aimerait comprendre cette intrigue entre France de Vichy et Allemagne nazie. L’amnésie leur serait probablement la seule consolation ? Elle l’est pour la France.
Sarah Vajda n’est pourtant pas pessimiste. Du plus loin de l’oubli surgit une lumière. Celle de la grande littérature. Cette France de papier qu’elle oppose à la France des ruines...
Son histoire se situe en Romancie, là où règne la perfection. Reste que l’un des personnages principaux, le commissaire divisionnaire Morel est à la recherche d’un tueur en série. La réalité soudain, resurgit. Et le parallèle d’être si évident avec la « société festive », « société post-industrielle », « folie collective et individuelle » dénoncée par Bret Eston Ellis, Chuck Palahniuk, Maurice G. Dantec. On pourrait même y trouver un lien direct avec la grande folie du IIIème Reich, rêve romantique d’une race supérieure. N’est-ce pas une merveilleuse mise en abîme avec une autre grande folie, conséquence d’une société technologique et consumériste qui cherche la perfection, le contrôle sur soi et sur les éléments : le serial killer ? Le meurtre en série. Le meurtre au nom d’une société qui prétend tout contrôler. La folie d’un monde qui ne veut plus conserver son passé ; assumer ses fautes. « Trauma générationnel (…) un monde décidé à rester toujours jeune. (…) Ce mal est sans remède. » Le tueur en série, c’est ce défi épistémologique, cette énigme impossible, cette anomalie. Comment comprendre l’essence de la grande folie du IIIème Reich ? Comment saisir l’absence de signification que représente le meurtre en série ? Le problème est à la fois philosophique et épistémologique. La condition historique ne cesse de laisser penser[1]. Quels sont les moyens sémiotiques ou herméneutiques que nous pourrions mettre à contribution ? Ne fut-il pas dit, par quelques philosophes, qu’il était à présent impossible (voire ridicule) de penser après Auschwitz ? La France collaboratrice[2], le tueur en série, tout cela apparaît tel le facteur central de la remise en question des savoirs sur l'homme, voire de toute révolution scientifique : révolution épistémique. Le tueur en série, dont la littérature et le cinéma de la fin du xxème siècle ne cessent d’en questionner le sens : Michael Connelly, Bret Easton Ellis, Jonathan Demme, David Fincher, Thomas Harris, Caleb Carr, Atom Egoyan, Philip Noyce, Maurice G. Dantec, Henning Mankell, Spike Lee, Oliver Stone… les références sont innombrables...
À la fois un grand roman d’amour, un grand roman sur l’histoire de la France de 40 à nos jours, Amnésie est un hommage émouvant la littérature et à l’histoire. Elle plonge dans les racines de la France sur les traces de Péguy, Giraudoux, Breton, Cohen, Broch, Caneti, mais également Céline ou Brasillach ; elle voyage au cœur de cette France-là, nouant habilement le dialogue pour en tirer, non les leçons de l’histoire, mais les clés contre l’amnésie nationale.
Sarah Vajda, Amnésie, Editions du Rocher, 2006.
Paru dans la revue La Presse Littéraire n°4 de mars 2006.
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[1] Voir Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000. et principalement, sa troisième partie, « La condition historique ».
[2] Voir Amnésie, op. cit., p.103.