Jean Duvignaud. Comme un Ça perché
Jean Duvignaud (né le 22 février 1921 à La Rochelle et mort le 17 février 2007 dans la même ville) fut un écrivain, critique de théâtre, sociologue, philosophe, dramaturge, essayiste, scénariste et anthropologue français. Cet article m'a été commandé par la revue Livr'arbitres. Le voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.
Jean Duvignaud (1921-2007) cru en deux grandes causes dans sa vie : servir le monde et le changer. Ce « malade de l’infini », comme l’écrivait Jean-Michel Bessette[1], ce guérillero rêveur sentait bien que quelque chose en lui voulait « changer le monde pour aimer y vivre ».
Né et mort à la Rochelle, cet enfant de Vendée, ce fils de paysan, verra sa vie basculer après la guerre. Agrégé de philosophie, et nommé professeur à Abbeville, puis à Etampes (1947-1956), il aura d’abord privilégié une approche socratique de la philosophie avec ses jeunes lycéens, qu’il devait former à l’exercice difficile et périlleux du questionnement philosophique, avant de faire une rencontre décisive, avec le professeur de sociologie à la Sorbonne, Georges Gurvitch, qui l'invitera à réfléchir à une sociologie du théâtre.
À ce moment-là, on peut dire que Jean Duvignaud était un écorché vif. Il avait déjà plusieurs ouvrages à son actif, notamment Quand le soleil se tait (1949), Les idoles sacrifiées (1951), Le piège (1954) et le célèbre en son temps L'Or de la République (1957), tous publiés chez Gallimard. Ce n’est donc qu’en 1965, qu’il s’intéresse à une Sociologie du théâtre[2]. Et voilà que le romancier, mais aussi dramaturge, avec Marée basse, donnée en 1956, avec une mise en scène de Roger Blin, et qui avait déjà écrit une sociologie du comédien[3], critique dramatique de La NRF (1953-1955) et directeur de la collection « Les Grands Dramaturges » aux Éditions de l'Arche[4], devient sociologue, puis bientôt anthropologue. Dans L’interrogation qui clôt Le langage perdu[5], l’avenir de l’anthropologue le questionnait, un avenir qu’il disait « coincé entre l’esthétique et la guérilla ».
Il y avait un aspect théâtral chez Jean Duvignaud, qui voyait l’histoire comme un grand théâtre de la dramaturgie moderne. S’étant d’abord imaginé en révolutionnaire, pétri d’une connaissance politique très large, communiste révolutionnaire déçu par les nouveaux acteurs de cette gauche révolutionnaire, qui n’étaient pas au niveau des anciens, il devint, avec l’âge, un déçu de la révolution, terroriste défroqué, comme il aimait à s’appeler ; il se mit à écrire parce qu’il n’avait pu changer le monde.
Ce « boiteux et borgne de l’œil droit [...], l’exclu de la horde », comme l’écrit Jean-Michel Bessette, fonda la revue Cause commune, en 1972, avec l'écrivain Georges Perec, qui fut son élève à Étampes, et le philosophe Paul Virilio, revue sûrement trop oubliée aujourd’hui. Il ne croyait pas en l’individu, il n’était pas partisan du « je » de Cocteau, mais plutôt du « Nous », car il avait foi dans le collectif, il croyait à une grande fermentation culturelle, il croyait à la libération de la masse par les idées de gauche, même si, de son temps, il disait que personne n’avait voulu de ces idées.
Paru dans le n°41 de Livr'arbitres
En 1980, il deviendra professeur à l'Université Paris VII, et directeur du Laboratoire de sociologie de la connaissance et de l'imaginaire, où il y dirigera une quarantaine de thèses. À côté de son métier d’enseignant, il construira patiemment une œuvre considérable, parmi laquelle, un récit autobiographique, Le Ça perché[6], qui est l’ouvrage dans lequel il raconte comment s’est forgé l’esprit de l’intellectuel qu’il fut, une vie entière, qui écrivait contre la bourgeoisie, pour libérer les masses populaires, même s’il se trompait parfois sur l’origine de la France, qu’il datait forcément à la Révolution française, oubliant quelque peu le sacre de Clovis, car il y avait beaucoup de mis-en-scène chez Jean Duvignaud, pensant essentiellement l’histoire sous l’angle de l’émancipation et de la libération des masses colonisées de l’intérieur.
C’est en 1976, qu’il fera paraître son essai autobiographique Le Ça perché, parce qu’il y exprime son désir de s’arracher à cette libido qui le rattache au passé, alors qu’il désire désormais l’avenir. Livrant quelques indications significatives quant à un parcours d'obstacles entre science et littérature, ses essais autobiographiques sont autant de reconstructions utopiques, dont le premier raconte l’enfance, le second le crépuscule[7]. Dans Le Pandéminium du présent, paru en 1998[8], il met en exergue la phrase suivante : « Dans Le Ça perché, on parlait de soi, dans L'Oubli de nous ; ici des réponses qu'on fait au Sphinx ».
Mais qui était le Sphinx ? Sûrement ce béotien (σφίγξ) en grec ancien, qui questionne impitoyablement ses visiteurs et dévore ceux qui ne peuvent pas répondre à son énigme. Et si, à l’image de la Sphinge, qui gardait la route menant à la cité de Thèbes, et posant inlassablement une énigme aux voyageurs, tuant ceux qui ne pouvaient pas répondre, Jean Duvignaud aura été de ces intellectuels qui auront posé des questions à leurs lecteurs, dans un foisonnement d’ouvrages, dont les titres, Le Langage perdu, Le Sous-texte, L'Anomie, Le Don du rien, L'Oubli, Le Pandémonium du présent, etc. auront montré les contours de ses réflexions, parmi lesquelles la genèse, l'entre-deux, ou encore ces régions instables qui battent en brèche les certitudes sécurisantes...
Paru dans le n°41 de Livr'arbitres, Mars 2022.
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[1]In Sociologie de l'Art, 2008/1-2 (OPuS 11 & 12), pp. 43 à 46.
[2] Sociologie du théâtre, Paris, PUF, 1965. Rééd. Quadrige, 1999.
[3] L'Acteur, esquisse d'une sociologie du comédien, Paris, Gallimard, 1965. Rééd. L'Archipel, 1995.
[4] Il a également participé à la création de la revue Théâtre populaire, a assuré la critique théâtrale à la Nouvelle nouvelle revue française, a écrit pour les Cahiers Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrault et Les Lettres nouvelles (source Wikipédia).
[5] L’interrogation qui clôt Le langage perdu, PUF, 1973.
[6] Le ça perché, Paris, Stock, coll. « Les grands leaders », 1976.
[7] L'Oubli ou la Chute des corps, Arles, Actes Sud, 1995.
[8] Le Pandéminium du présent. Idées sages, idées folles, Paris, Plon, 1998.