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La dialectique du Maître et du Serviteur. Note sur Hegel

Pour Hegel, la liberté suppose nécessairement la conscience de soi, en quoi l’animal ne peut être dit libre puisqu’il n’a pas conscience de cette liberté. De plus, la liberté n’est pas donnée, mais elle se conquiert. C’est de la Révolution française que Hegel tire une leçon sans précédent : un lien caché entre la liberté et la mort.

hegelLa liberté entendue comme forme absolue de l’indépendance et refus de toute détermination, Hegel souligne combien la liberté est le fait de refuser ce qui est, par le pouvoir de dire non. Cependant, dit encore le philosophe allemand, ce moment-là de la liberté est une forme de liberté du vide. Une liberté sans ordre est une liberté qui se détruit elle-même.

 

En ne reconnaissant pas ce qui existe, la conscience affirme alors qu’elle n’est rien. C’est ce que Hegel appelle cette liberté négative, ou liberté du vide, qui peut prendre la forme du retrait et du détachement de toute chose. Ne se reconnaissant pas dans ce qui existe, la conscience affirme qu’elle n’est rien. Pouvant également prendre la forme de la destruction, cette liberté refusant l’ordre existant, et s’affirme en le détruisant. C’est une sorte de « fureur », une passion, qui se retourne contre elle et se détruit elle-même. C’est le premier moment de la dialectique hégélienne.

 

À l’inverse des stoïciens qui ne sont pas libres selon Hegel, car ils ont une idée de la liberté, mais demeurant purement abstraite. La quête de liberté pour Hegel s’inscrit dans ce pouvoir de dire « non » évoquée plus haut, ce pouvoir de négation dont l’homme peut faire la preuve. S’opposant à son environnement et aménageant le monde (en ne se contentant pas de consommer les « fruits » de la nature mais recherchant à dépasser le désir animal, la liberté se réalise aussi dans la confrontation et l’opposition à une autre conscience de soi.

 

À l’origine de cette liberté, une conscience de soi enfermée dans une simple certitude subjective de soi, recherche à être reconnue par une autre conscience de soi, afin d’atteindre une vérité objective.

 

Cependant, afin d’être reconnue par l’autre comme sujet, et non comme simple objet, cette conscience de soi doit montrer à l’autre qu’elle n’est pas ce qu’elle paraît être, autrement dit une réalité sensible. Mais pour cela, elle doit encore mettre en jeu sa propre vie, et prendre le risque de la mort.

 

Afin de comprendre ce moment important de la dialectique de la liberté chez Hegel, partons du principe que l’homme se distingue de l’animal en ce qu’il a une conscience, qu’il appartient non seulement à la nature mais aussi à l’esprit. Ceci se manifeste par une différence portant d’abord sur le désir, sur l’objet du désir chez l’animal et chez l’homme. Notons que le désir animal porte sur des objets à consommer, alors que chez l’être humain, le désir a deux objets : les objets à consommer puisque les hommes sont aussi des animaux, mais surtout sur un autre désir, qui est le propre du désir humain : il porte sur un autre désir, c’est-à-dire que l’homme désire non seulement des choses, mais il désire être désiré (par exemple, l’amour ou le désir amoureux ne peut être réduit à un désir qui n’a que le corps de l’autre comme objet et le plaisir pour but, il est surtout désir d’être désiré par l’autre. Aimer, c’est être désirer être désiré.)

 

À voir aussi : 

Puissance et limites de la dialectique / François Jullien 

 

Ainsi, le désir comme désir d’être désiré se manifeste par le désir d’être reconnu par un autre. Etre désiré par un autre, c’est d’abord être reconnu par lui comme être humain au lieu d’être tenu pour une chose ou un animal, comme une personne au lieu d’être un simple individu quelconque, comme un être doué de certains mérites au lieu d’être quelconque, sans intérêt. C’est ce que nous recherchons lorsque nous recherchons la reconnaissance des autres, et que l’idée même de notre propre existence ou de nos propres mérites ne suffit plus à donner à la conscience que l’on a de soi toute la consistance, l’objectivité que l’on souhaite. Nous demandons aux autres de reconnaître par leurs attentions notre existence, nos mérites ; nous exigeons d’eux leur estime, leur affection, leurs jugements. Sans cette reconnaissance, je ne suis jamais sûr d’avoir raison de m’accorder ce que je m’accorde, jusqu’à mon existence.

 

Tout le problème réside alors dans cette reconnaissance qui n’est jamais spontanée. Être reconnu ne va pas de soi, il faut obtenir cette reconnaissance, la mériter, l’arracher au besoin à l’autre. Pour être valorisé par les autres, il est nécessaire de faire valoir ses mérites auprès d’eux. Or, ce désir de reconnaissance se manifeste sous la forme du conflit, du combat. Il ne s’agit bien sûr pas de l’obtenir en forçant l’autre à nous reconnaître par la violence, cela n’est pas possible et même, c’est contraire à l’effet recherché dans la mesure où il est difficile d’estimer quelqu’un qui fait usage de la violence à notre égard.

 

Hegel montre alors que la liberté n’est pas seulement la négation du sensible. Elle est aussi son affirmation au sein du sensible. D’où les deux prochains moments nécessaires à surmonter, et c’est seulement lorsqu’ils sont également posés que la liberté est véritablement réalisée.

 

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Mohamed Ali battant Sonny Liston en 1967

 

Sous sa forme brute, ce combat est un combat à mort qui peut donc conduire à la mort de l’un ou l’autre des protagonistes ou des deux protagonistes. Mais il peut aussi se conclure par l’absence d’issue claire ou par la victoire de l’un sur l’autre. La reconnaissance n’est alors possible qu’à condition que l’un des combattants décide de se rendre, de renoncer, d’abandonner le combat, parce qu’il a peur de l’issue du combat, parce qu’il a peur de mourir. En cela, il prouve qu’il est proche de l’animalité qui se définit par l’affirmation de la vie en toute circonstances. L’animalité ignore la négation de soi, le suicide. Le vainqueur a montré qu’il n’avait pas peur de la mort, qu’il était prêt à aller jusqu’au bout, en connaissance de cause, qu’il était prêt à prendre le risque de mourir plutôt que de se rendre, d’abandonner ; il a ainsi dépassé le désir animal qui est désir de vivre : il s’est affirmé comme être capable de renoncer à la vie plutôt qu’à la reconnaissance. Il a ainsi montré son courage, son appartenance à la vie spirituelle, à une autre vie que la vie animale. Il s’est montré digne d’être estimé, reconnu.

 

Mais ce moment de la lutte à mort et de la relation maîtrise-servitude n’est qu’un moment dans la phénoménologie de l’Esprit, à travers laquelle celui-ci – qui est liberté et non Nature – s’apparaît à lui-même et se découvre. Ce moment n’est pas non plus un moment historique. Le moment de la relation servitude-obéissance ne doit pas être confondu avec la figure historique de la relation du maître et de l’esclave.

 

On peut dire que la relation du maître et de l’esclave est un rapport juridique :  une relation de commandement-obéissance qui n’est autre qu’un rapport naturel, inscrit dans la façon dont l’Esprit prend nécessairement conscience de lui-même.

 

Le fruit de la victoire du vainqueur est la reconnaissance qu’il cherchait. En revanche, pour le vaincu, qui  a eu peur de la mort, il n’obtient pas la reconnaissance du vainqueur. Il devient l’esclave du vainqueur. L’issue du combat est donc une reconnaissance unilatérale et l’asservissement du vaincu.

 

D’où le rapport hiérarchique qui nait à du combat, créant une relation unilatérale maître à son esclave ; le maître fait travailler l’esclave pour lui. Première conséquence : une vie sociale hiérarchisée, faite de la domination des uns sur les autres et se traduisant par la mise au travail forcée de ceux qui sont dominés socialement et souvent aussi politiquement. La vie sociale précède et détermine l’existence du travail.

 

On voit donc que la liberté ne se réalise pleinement que par l’opposition à une autre conscience de soi car la liberté n’existe véritablement qu’en tant qu’elle est reconnue comme telle par cette autre conscience. C’est ainsi que l’on peut dire que cette lutte à mort s’engage pour la reconnaissance.

 

Chacune des consciences de soi veut démontrer à l’autre qu’elle est plus que pure « nature », qu’elle est plus que « vie » et qu’en ce sens, le désir de reconnaissance a priorité pour elle sur la crainte de la mort. Cependant, dans cette lutte, seule l’une des deux consciences de soi va maintenir jusqu’au bout cette exigence de liberté devant la mort tandis que l’autre va au contraire prouver son attachement à la vie. C’est là l’origine des relations de maîtrise et de servitude. Il faut ajouter que pour Hegel, la liberté n’est rien d’autre que la manifestation dans l’histoire de l’essence rationnelle de la réalité.

 

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Hegel (1770-1831)

 

En couverture : Edward Norton et Brad Pitt dans un extrait du film Fight club de David Fincher (1999).

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