Seuls, de Marc Alpozzo : une quête de la sérénité
Je n'ai pas l'habitude de parler de mes livres ici, puisque ce blog est quasi exclusivement consacré à parler des livres des autres, mais Jacques Aboucaya, que je remercie, écrivain et journaliste, ayant longtemps enseigné les lettres classiques au lycée, consacre à mon livre Seuls. Éloge de la rencontre, qui est paru ces jours-ci, une recension que j'aime beaucoup, et qui lui est très favorable.
Un petit livre surprenant. Il défie les modes, renoue avec la tradition antique du dialogue philosophique. C’est un avatar moderne du Banquet de Platon, et pas seulement parce que l’Amour y occupe une place non négligeable, mais parce que la maïeutique, cet art d’accoucher les esprits dans lequel Socrate était passé maître, y est à l’œuvre d’un bout à l’autre. Art difficile, pratiqué par une femme dont nous saurons seulement qu’«émanait d’elle comme une grâce claire et surnaturelle ».
Telle est, sous un aspect physique des plus banals, celle que l’auteur nommera, sans plus de précision, la dame Philosophie. Une manière d’incarnation de la philia grecque, bienveillante sans mièvrerie, ferme et rigoureuse dans l’argumentation et le raisonnement. De cette allégorie, nous ne saurons rien d’autre, sinon qu’elle vit retirée du monde. Assez accueillante pour offrir un gîte à celui que le hasard, qui n’existe pas, a placé sur son chemin. Assez sage et riche d’expériences pour le révéler à lui-même, au terme d’une conversation dont le narrateur nous fait vivre les épisodes.
Ce narrateur, la quarantaine sonnée, en fait la rencontre dans une forêt du Jura où il espère se ressourcer dans la solitude. On le sent meurtri par la vie, enclin à haïr l’humanité entière. C’est dire que la dame Philosophie devra déployer des trésors de patience et de conviction pour l’amener à changer son regard sur le monde et sur lui-même.
Leur conversation aborde successivement les grands thèmes de la relation avec autrui telle qu’elle peut découler de la rencontre. L’Amour, l’amitié et ses diverses manifestations, la réconciliation avec soi-même, condition de la découverte de l’autre, autant d’étapes dans un cheminement dont la dame garde d’un bout à l’autre la maîtrise. Étonnement et questionnement, ces deux procédés chers à Socrate pour conduire ses disciples à cerner au plus près la vérité, sont les outils qu’elle utilise pour dessiller les yeux d’un interlocuteur subjugué par la sérénité et la sagesse qui émanent d’elle.
Ainsi, s’agissant de l’Amour avec un grand A, lui fait-elle prendre conscience que la passion ne saurait être confondue avec lui. Qu’elle n’est pas la seule voie pour atteindre un amour puissant et vrai. Que, plutôt qu’à l’être aimé, nous sommes aliénés au désir que nous en avons. Quant à l’amitié, ne convient-il pas d’abord de discerner si elle n’est pas, comme toute relation humaine, tributaire de l’envie et de la jalousie ? Quels liens étranges unissent à leurs victimes « le sombre acolyte » et « le manipulateur pervers » ?
En définitive, la libération totale passe par la rencontre avec soi-même, condition préalable à la véritable rencontre avec autrui. Ce que Sartre formulait sous une forme à peine différente : « Autrui est la médiation entre moi et moi-même ».
Pour parvenir à cette conclusion, l’auteur convoque maints auteurs, de Proust à Spinoza, de Kerouac à Herman Hesse en passant par Freud, Lévinas, Camus, René Girard et son bouc émissaire, Aristote et quelques autres. Sans compter Boèce, si cher à Anatole France, dont des extraits de la fameuse Consolation de Philosophie viennent clore (et légitimer ?) un ouvrage ardu par endroits et qui donne parfois le tournis. S’en plaindra-t-on ? Sûrement pas. Tant d’écrivains manquent aujourd’hui d’ambition et de hauteur de vue qu’on aurait mauvaise grâce à faire la fine bouche.
Jacques Aboucaya
Marc Alpozzo, Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres, coll. « Tibi », mars 2014, 170 p.