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Jack Kerouac ou le démon du départ

À la demande de la revue Livr'arbitres, je devais rédiger une analyse assez courte sur l'écrivain de la route Jack Kerouac. Il se trouve que cet écrivain franco-américain, de langue anglaise, a inspiré mon adolescence, puis ma route aux alentours de mes 40 ans, que j'ai couché sur le papier, dans de nombreux cahiers, dont le texte retapé demeure inédit à ce jour. De mon essai Partir, Cartographie de l'errance, paru chez Le Littéraire, en 2017, j'ai tiré quelques extraits d'un passage qui s'adresse directement à l'écrivain. Cet article est paru dans le numéro 39 de Livr'arbitres. Elle est désormais en accès libre dans l’Ouvroir.

kerouac.jpegJ’ai voulu comprendre ton démon du départ. Cette hantise du lieu-dit, ce besoin d’ailleurs, cette folie de se sentir en route une vie entière, cette maladie du mouvement. Je parle bien sûr, du voyage sans fin. Le voyage sans point d’ancrage. Ni destination ni but. Ce voyage où seule la route compte.

Car « la route, c’est la vie », selon ta propre devise, n’est-ce pas ? Je la reprends à mon compte. Je t’imagine d’ailleurs sans mal, dans la peau d’un voyageur qui rêve d’un voyage qui ne se terminera jamais. Il y a une exaltation du mouvement dans le voyage, un refus de l’enfermement dans les normes sociales. On se dérobe à la routine dans le voyage, on quitte son confort, ses habitudes, ses attaches réconfortantes dans le voyage. Il n’y a plus de remparts entre soi et la vie. Ni entre soi et soi.

Le dépaysement sera notre seul salut ; les rencontres notre seul réconfort. Tu y tenais à la route toi, Jack. Et tu y reviendras souvent. Quatre fois en tout. Entre deux escapades, tu retourneras te protéger chez ta mère. Il m’arrive parfois de me dire que tu n’étais sûrement qu’un gamin, refusant le monde des adultes, à la recherche de toi-même. Que la route pour toi, c’était l’ivresse de l’évasion, des nouveaux chemins vers la liberté, et une façon de te fuir aussi. Tu as fait de ta vie un long et insouciant vagabondage. Sauf que le vagabondage aura trouvé sous ta plume un autre sens. Grâce à toi, le vagabond est réhabilité. Il devient un homme nouveau, en opposition à l’homme sédentaire. Il devient poète, aventurier, ouvert d’esprit, en quête de soi-même.

 

La partance, c’est le moment du départ. C’est l’instant où l’on s’apprête à quitter un lieu. On est sur le quai d’une gare, à l’arrêt d’un autobus, on traverse un hub d’aéroport, on est au bord d’une route à espérer être pris en autostop, et l’on rêve. C’est l’instant où tout devient possible. C’est dans ces quelques secondes uniques, que la liberté du rêve l’emporte sur les limites physiques de la vie. Et de quoi rêve-t-on lorsqu’on est en partance ? De quoi rêvent les gens qui partent ? Bien difficile à dire, n’est-ce pas ? À chacun ses rêves, bien évidemment ! Mais sûrement a-t-on tous un rêve en commun : celui d’aller chercher un trésor caché quelque part, un trésor qui nous en dira énormément sur nous-mêmes. Partir n’aura donc jamais rien d’anodin. Partir ne pourra jamais aller de soi. Car partir sera toujours un acte radical. Ne dit-on pas que l’étymologie du verbe signifie « avoir maille à partir » ? Donc, avoir un sou à partager. Voilà un verbe si proche de couper, ou de rompre. Partir, ce serait donc rompre. Oui, c’est bien ça ! Rompre ! Or il n’y a pas plus radical que de rompre, n’est-ce pas ? Et d’ailleurs, avec quoi rompre dans le voyage, si ce n’est avec soi-même. Du moins est-ce l’aspiration profonde du voyageur, de celui qui part. En persistant dans ma réflexion, il me semble désormais que partir de soi est le désir de toute personne qui s’en va. Celui qui part, cherche à se défaire de lui-même, à quitter sa peau pour une nouvelle. Il se défait du je, à la recherche d’un autre, un autre moi qu’il idéalise.

 

Ainsi donc, Jack, tu m‘as fait comprendre que le voyageur impénitent était un homme qui cherche. Me contrediras-tu, mon cher ami, si je te disais qu’il est un homme qui ne connaitra jamais plus le repos. Je crois que tu en sais quelque chose ! Cet homme vit en permanence bagages à la main. Partir pour lui est une obsession plus qu’un choix. Il a besoin de partir, car il a besoin de quitter une vieille peau, une peau sûrement inauthentique ou usée, afin d’en trouver une autre, dont il ne connait encore rien. Il ne sait véritablement pas ce qu’il va trouver. Mais il lui faut partir, cela s’impose comme une urgence. Partir, aller chercher quelque chose, vérifier un rêve. Grâce à toi Jack, j’ai compris la radicalité du verbe. Partir veut dire tout quitter. Partir n’a rien à voir avec le voyage d’agrément. Tu as d’ailleurs toujours refusé toi, l’excursion, la curiosité du pittoresque local. Le tourisme, ça n’a jamais ressemblé au voyage pour toi. Et tu avais bien raison ! C’est tout autre chose. C’est un périple, une pérégrination.

 

Voyager, c’est donc brûler vif, et renaître de ses cendres. Je m’inspire ici d’un vers de Blaise Cendrars, ce phénix observant sur le port de New York, tous ces hommes qui, un beau matin sont partis, débarquant là aux États-Unis d’Amérique, à la ruée vers l’or.  J’écoute ses mots qui résument ce démon du départ : « C'est là que débarquent tous les naufragés du vieux monde. Les naufragés, les malheureux, les mécontents. Les hommes libres, les insoumis. Ceux qui ont eu des revers de fortune ; ceux qui ont tout risqué sur une seule carte ; ceux qu'une passion romantique a bouleversés. » Partir est le verbe de l’affranchi, de l’homme en quête d’une vie meilleure, en quête de soi. C’est le verbe du vagabondage, sans but et sans fin, de celui qui va au hasard des choses, rechercher un idéal qu’il a du mal à trouver autour de lui, ou en lui. C’est pour cela qu’il part, c’est pour se confronter à l’altérité, à la difficulté de faire avec l’inconnu, s’obligeant ainsi à se décentrer en permanence de ses habitudes, de ce qui lui est familier, à user de mécanismes nouveaux, à rechercher au fond de soi la part ignorée.

 

Partir, c’est la meilleure manière que tu as trouvé Jack, pour éprouver la vie dans ta chair, pour te confronter à toi-même. Le voyage a été pour toi le lieu même dans lequel on se dissout, avec l’espoir de se trouver enfin. « Rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route. » Telle a toujours été ta philosophie de vie.

 

(Ce texte est un extrait de mon livre Partir. Cartographie de l’errance, éd. Le Littéraire, 2017, pp. 31-37)

 

liv'arbittes.jpegParu dans le n°39 de Livr'arbitres, Septembre 2022.

Commentaires

  • Petites précision cher Marc : il ne me semble pas que Kerouac soit franco-américain. Ses origines directes sont québécoises. Ca s'entend très bien d'ailleurs quand on l'entend parler français avec son gros accent. Il raconte tout ça dans "Satori in Paris" si mes souvenirs son bons.

  • Canadien avec des origines bretonnes. L'entendre s'exprimer en français et parler de Céline... quel bonheur.

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