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Peter Sloterdijk et le parc humain. Faut-il craindre la science ?

Cette longue étude est parue dans le numéro 15, du Journal de la culture, en juillet 2005. La voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.

Quand les possibilités scientifiques se développent dans un domaine positif, les gens auraient tort de laisser agir à leur place, comme s’ils étaient aussi impuissants qu’avant, un pouvoir supérieur [...] On sait que les refus, les démissions sont condamnées à la stérilité : il faudrait donc à l’avenir jouer le jeu activement, et formuler un code des anthropotechnologies... Il suffit qu’il soit bien clair que les prochaines longues périodes seront pour l’humanité celles des décisions politiques concernant l’espèce. Ce qui se décidera, c’est si l’humanité ou ses principales parties seront capables d’introduire des procédures efficaces d’autoapprivoisement [...], si l’anthropotechnologie du futur ira jusqu’à une planification explicite des caractères génétiques, si l’humanité dans son entier sera capable de passer du fatalisme de la naissance à la naissance choisie et à la sélection prénatale... »
Sloterdijk

 

Améliorer l’espèce humaine

Dans son article Réflexions sur Hiroshima[1], Jean-Paul Sartre nous dit clairement que la bombe atomique inaugure une nouvelle ère. L’ère de l’homme sans Dieu. Ou plutôt de l’homme-dieu, cet homme qui a définitivement pris la place du divin, ce fauteuil bien trop grand pour lui. La raison de cette mystification est assez simple : on sait maintenant que la bombe atomique peut réellement mettre un terme à l’humanité, car elle peut tout simplement « faire sauter la planète ». L’humanité peut donc « être mise en possession de sa mort ». Pour les amateurs de Fukuyama, de Hegel, donc du grand concept de « fin de l’Histoire », cette fin possible de l’humanité que tous peuvent entrevoir avec un peu de bon sens remet en cause la signification même de l’aventure humaine, si celle-ci devait trouver une interruption brutale après un conflit nucléaire.

Car la bombe met immédiatement en présence le problème de la fin de l’histoire. L’histoire en tant qu’évolution. En détenant la bombe, en 1945, les armes bactériologiques depuis 1970, et la capacité d’interférer sur la volonté de la nature, en manipulant le génome, l’homme est parvenu à son achèvement : se désenclaver de la volonté divine. Détenir (enfin ?) le pouvoir de décider de lui-même et de son propre sort. On a cette impression que l’homme peut définitivement influer sur sa destinée.

Belle réponse à l’injonction cartésienne : il faut se faire comme maître et possesseur de la nature. J’ai bien souligné la conjonction « comme », car Descartes, subtil, savait que rien ne viendrait infléchir définitivement la volonté suprême de la Nature, reine mère qui a mis l’homme au monde, et qui peut, un jour, le faire disparaître. Le Tsunami est un premier signe avant-coureur. Les alertes des géologues en disent long. Comme si Dieu reprend à bas bruit, la place, que l’homme, bien minuscule, lui a dérobée.

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Élevage de porcs en stabulation. Qu'en sera-t-il demain de l'humain 1.0 ?


Or, que représente exactement toute cette réflexion aujourd'hui ? Précisément le spectre de la toute-puissance. Chaque fois, l'ignorance des problèmes concrets, nourrit tous les fantasmes de toute-puissance, en nous ramenant à la dimension mythologique. Cette dénonciation d'un totalitarisme, et d'une toute-puissance imaginaire, a pour résultat d'empêcher toute régulation volontaire. Certes, toute régulation a ses limites. L'homme, quoi que pensent les plus farfelus, ne sera « jamais » tout-puissant. Il suffit de se pencher sur toutes les catastrophes naturelles qui, ces dernières années, ont atteint l’homme pour comprendre.
Un scientifique pourra-t-il un jour programmer l'intelligence ? On pourra certes la détruire, rendre schizophrène, dérégler les fonctions vitales, mais aucune intervention sur le génome ne fera d’un enfant un prochain Mozart, ou un futur Hitler. Toute personne colportant de telles idioties devrait y réfléchir. Par contre, la science peut déjà réparer des erreurs génétiques. N’est-ce pas un pas immense ? Et on pourra toujours se diluer dans de longs débats éthiques, mais si nous pouvons un jour permettre à un paralysé de redevenir valide, quel imbécile pourra recourir à la moindre valeur éthique pour empêcher cette nouvelle prouesse scientifique ? Les manipulations génétiques, comme toute nouvelle innovation crée l’hystérie, l’angoisse, alimentent tous les fantasmes. Et certes, vous pourriez en vouloir à vos parents – mais finalement sera-ce suivi par beaucoup d’entre eux ? - s’ils avaient, avant votre naissance, changé certains de vos caractères secondaires comme la couleur de vos yeux et la couleur de vos cheveux, il ne faut tout de même pas trop s'affoler, comme dans les théories du Chaos, on se heurte à une limite à la prévisibilité des manipulations génétiques, à la fragilité du vivant constituant un facteur de rétroaction et d'intelligence qui ne saura être supprimée sans conséquences. On ne peut pas accepter la souffrance, il faut y répondre, en tenir compte et corriger le tir sans cesse. Le clonage thérapeutique qui sera, j’en suis sûr, l’une des révolutions majeures de ce siècle, crée encore aujourd'hui la controverse, car on lui fait trop souvent de mauvais procès, à ne pas confondre bien sûr, avec le clonage tout court.

Certes, les évolutions de la science en biotechnologies sont loin de l’eugénisme nazi. Et il faut encore nuancer les discours attaquant les biotechnologies sur leur propre terrain, tel que celui de Habermas, relevant plutôt d’une philosophie humaniste s’insurgeant, toutefois à juste titre, car elle pense que l’eugénisme fasciste d’antan n’est jamais loin de l’avenir biotechnologique.

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Le robot peut-il dépasser l'humain ?


On peut être d'accord que l’humanisme  classique doit impérativement se remettre en question, mais on ne doit jamais oublier que l’homme avec un grand « H » doit être préservé coûte que coûte. Or, ce n’est certes pas le problème de l’eugénisme qui est ici en question. Les confusions dans lesquelles les nouvelles découvertes biotechnologiques perturbent actuellement scientifiques, philosophes, hommes politiques, et qui nous conduisent un peu trop facilement à associer « eugénisme » et « génétique », parce qu’on retrouve le mot « gène », doivent être pensées. L'eugénisme est également disqualifié d'office, sans autre forme de procès, pour les raisons historiques que l’on connaît. Hitler et ses fantasmes ayant notablement freiné durant ces cinquante dernières années, la pensée « eugéniste ». Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, des généticiens de toutes nationalités, française, américaine, anglaise, « allemande », et de tout horizon politique, « étaient » eugénistes. Ils considéraient la génétique comme le meilleur moyen d’améliorer l’espèce humaine.

On était pourtant si loin de l’eugénisme des Nazis, qui n'était qu'un fantasme pur. La génétique aujourd’hui moins fantasmatique, liée essentiellement au problème des biotechnologies et des applications de la génétique à l’homme, n’est d’ailleurs pas nécessairement celui de l’eugénisme. Non, il ne faut pas avoir peur de la science. Il s’agit au contraire, d’adopter des outils de pensée pertinents, afin d’entreprendre une réflexion sereine et vigilante autour d’une avancée majeure de ce siècle : les manipulations génétiques, le clonage thérapeutique seront demain, la possibilité pour beaucoup d’êtres humains, d’éviter de grandes souffrances, mais aussi d'améliorer l’espèce humaine.

 

Peter Sloterdjik et le parc humain

parc humain.jpgAfin de mieux saisir la portée et la pertinence d’une telle idée, il ne serait pas inutile de faire un tour du côté de Peter Sloterdijk.

Peter Sloterdijk a créé un tollé et un véritable scandale en 1999, après avoir prononcé une allocution sur Les règles pour le parc humain[2]. Décidément, toute pensée en marge, pertinente, mais pas compatible avec la « pensée correcte », est aussitôt diabolisée, combattue, par quelques bien-pensants dont le chef de file n’était autre, à ce moment-là, qu’Habermas lui-même. Petite meute « prête » à tous les meurtres, tous les nettoyages pour faire respecter sa vision du monde, et faire respecter son idée de tolérance. Une tolérance souvent intolérante… Mais bon, passons !

En se plongeant dans ce court texte publié aux éditions des mille et une nuits, on peut s’imprégner de ce discours savamment mené autour de ce que Sloterdjik appelle le « retour à la bestialité », ce retour qui se nourrit entre autres, de nouveaux jeux de cirque multimédias. Et quoi qu’on en ait dit, la problématique du penseur allemand, loin d’être animée par la flamme sulfureuse de l’idéologie eugéniste, cachant par là le spectre du nazisme, était de se poser des questions essentielles autour de tout ce qui est lié aux biotechnologies, et les interventions en ce qui concerne le futur processus de l’espèce.

S’interroger sur les voies que peut suivre l’humanité sur un apprivoisement d’elle-même, questionner la sélection prénatale et ses revers, revenir à Nietzsche, et principalement à Heidegger, et à ce qu’il a appelé « la clairière », avec pour vif rappel, que l’être humain en soi n’existe pas, et qu’il doit se produire lui-même, dans une querelle permanente autour de son être non déterminé, voilà de quoi révulser toute une tradition philosophique.

 

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Le transhumain peut combattre l'âge des artères

 

Ce qui a indigné ses auditeurs, parmi lesquels des philosophes et historiens juifs, c’est que Sloterdijk annonce, à la suite de Heidegger, la mort de l’humanisme, nous disant que les fondements de la société actuelle ont changé, devenant « post-littéraires, post-épistolaires et donc post-humanistes ». Un constat explicitement référencé par des penseurs de la trempe de Nietzsche, Heidegger et Platon. Voilà qu'il devient intolérable de constater l’échec de l’humanisme tentant de domestiquer la part animale en l’homme ! Mais l'« infâme » ne s'en tint pas à ce seul pêché : il se demanda dans la foulée si l’évolution ne tendra pas, à « une réforme des qualités de l’espèce », « une technologie anthropologique, y compris une planification explicite des caractéristiques », et si « toute l’espèce humaine ne va pas passer d’un fatalisme de la naissance à une naissance choisie et une sélection prénatale ». Déplorant cette ignoble « bestialisation » de l’homme par les industries du divertissement, Sloterdijk envisage alors une vraie « réforme génétique de l’espèce » pour contrer une telle dérive. Les références au terme par exemple de « sélection », ont aussitôt réveillé de vieux démons dans le débat, démons qui l’ont emporté sur la raison. N’aurions-nous pas mieux inspirés de réfléchir à l'utilisation de la définition de ce terme par Sloterdijk lui-même, au lieu de penser mécaniquement au retour du spectre du nazisme ? Mais est-ce une attitude encore possible de nos jours, dans un univers intellectuel ou culturel dont le scandale demeure la seule vraie valeur ?

Oui, les horizons de la technologie génétique sont bien mis en question par Peter Sloterdijk. Sur cela, il n'y a pas de doute. Et pourtant, que disait Sloterdjik, si ce n’est qu’« on doit enfin comprendre que, depuis toujours, les hommes ont été "faits" (...) par une combinaison de règles de classes et de castes, de règles de mariage et d’éducation - il s’agit bien d’une sélection. Entre-temps, de nouvelles possibilités d’optimisation sont en vue. C’est pourquoi il faudra convoquer dans les prochaines années des états généraux des sciences de l’homme pour discuter des limites de la biotechnologie et de la formulation d’un code de conduite » déclara-t-il dans un entretien pour l’hebdomadaire Focus. Certes, on peut comprendre qu’en Allemagne certains sujets, toujours emplis de soufre et de passions, empêchent de penser librement, notamment la « fameuse » question de l’eugénisme, encore trop absorbée par l’eugénisme nazi. Et on peut se demander si l’utilisation de ce terme de « sélection » était bien pertinente, ou si elle n’était pas juste provocatrice ? Mais si oui, alors il faut encore se demander pourquoi…

Toujours est-il que Sloterdijk pose l’idée non dénuée d’intérêt, au moins sur le plan théorique, que des manipulations génétiques pourraient permettre d’opérer une « sélection prénatale », voire une « planification explicite des caractéristiques » de l’espèce humaine, en vue d’établir sa « domestication » sur des bases nouvelles.


À la suite de Heidegger auquel il fait référence, Sloterdijk nous recommande de liquider les humanismes sur les décombres desquels on pourra faire apparaître un « homme nouveau », écrivant précisément, « Par quels moyens pourrait-on apprivoiser l’homme si même l’humanisme, véritable école de domestication, a échoué ? Qu’est-ce qui pourrait l’apprivoiser si, malgré toutes les expériences d’éducation de l’espèce humaine, la question de savoir qui forme les éducateurs à enseigner quoi n’est toujours pas claire ? » Puisque l’éducation traditionnelle ne fonctionne plus, ne doit-on alors pas recourir à une régulation de l’espèce humaine par d’autres voies ? D’où l’utilisation pertinente de potentialités inédites offertes par les manipulations génétiques pour envisager une nouvelle étape, celle-ci explicite, volontaire et consciente, de la domestication de l’humanité.

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L'homme augmenté 1.0

L’ignoble faute de Sloterdijk cependant, n’est-elle pas de donner l'impression de vouloir toucher aux « Droits de l’homme », comme si l'idéologie dans lesquels ils s'épuisent, pouvait être déjà dépassée ? N'oublie-t-on pas un peu vite de quoi ces droits sont-ils le nom depuis des décennies, où  leur association à des guerres pseudo-libératrices de peuples peut si facilement les transformer en  Droits de l'hommisme, ce détournement bien-pensant des véritables Droits de l'homme ?

Peter Sloterdijk ne s'est pas arrêté là, commettant une faute impardonnable, puisqu'il a touché à la morale classique, à l’éthique, remettant en cause, mais fondamentalement, les humanismes, ce qui a choqué évidemment, interpellé profondément, et créé la confusion. Ce n'était pourtant pas si novateur, et ça n'était pas plus l'expression nostalgique d’une période sombre de notre histoire, où l’eugénisme fantasmatique sévissait de façon dramatique. Non, il faut relire sa conférence avec l'attention qu'elle mérite. Ses thèses ne sentent guère l’eugénisme nazi. Elles ont juste le mérite de reposer le problème de l’homme et de son éducation, de son « élevage » dans les villes, « tâche zoopolitique » qui devient alors une véritable réflexion politique moderne.

La question que Sloterdjik a donc soulevée quant aux différentes sortes d’élevage, fait irrémédiablement penser à Nietzsche et à cette lutte entre humanistes, éleveurs du petit homme, et sur-humanistes, éleveurs du surhomme. La question de l’anthropotechnique[3] est ici ouverte, et c’est précisément la sélection qui est mise en question. Or, peut-on véritablement parler de la « sélection », du « rôle du sélecteur » que joueront bientôt, et pendant longtemps, la culture et l"humanisme, sans se mettre en porte-à-faux avec la morale de notre temps présent et notre idéal de démocratie, égalité de tous avec tous[4] ? Accepter d’accepter l’anthropotechnique, ce serait pourtant refuser l’aveuglement. Ce serait finalement redonner, en dernier recours, un « vrai » sens à l’humanisme, puisque l'on redonnerait une place centrale à l’homme. Pas seulement au sein de la communauté humaine lettrée, mais également comme force opératoire sur lui-même[5].

La polémique déclenchée, tel un tsunami, suite à cette allocution prononcée par Peter Sloterdjik, met en lumière combien la question finale posée par le philosophe est brûlante et actuelle, et combien elle ne trouve toujours pas de réponse aujourd’hui : que reste-t-il quand l’homme est devenu savant ? Car « on ne doit pas oublier que chez Platon, nous rappelle Sloterdjik, Dieu est le seul être envisagé comme gardien et éleveur originel des hommes ». Tout au plus, demeurent quelques livres de sages disparus. Livres que personne ne pense à lire. Tout au plus, restent-ils quelques archivistes, bibliothécaires-gardiens d’archives de sagesse, n’ayant plus aucune efficience, car on peut le dire en paraphrasant Paul Ricœur, un monde de textes qui ne serait pas saisi ou approprié par un monde de lecteurs, ne serait qu'un monde de textes possibles, inertes, sans véritable existence. Ainsi, sommes-nous renvoyés à notre responsabilité, qui est la suivante, et qui n'est autre que le devoir de repenser notre approche de l’anthropotechnique et notre approche de ces « livres déterminants de jadis » qui ont bien cessé « d’être des lettres d’amis ». Ainsi, dit le philosophe, il est bien rare « que des archivistes redescendent vers les antiquités textuelles pour aller chercher des propos anciens sur des questions modernes ». Nous devons le déplorer. Ces humanistes-là ayant aujourd'hui disparu sont à regretter. Mais nous avons perdu l’habitude souvent de rouvrir les textes antiques pour nous rendre compte que notre vie confuse n’est que réponses confuses à des questions posées jadis, on ne sait plus bien où. C'est ainsi qu'aux humanistes ont succédé les archivistes d’un monde sans lumières.  

 

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[1] Jean-Paul Sartre, Les temps modernes, n°1, 1er octobre 1945.

[2] Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Mille et une nuits, 1999.

[3] « C’est la signature de l’ère technique et anthropotechnique : les êtres humains se retrouvent de plus en plus sur la face active ou subjective de la sélection, sans qu’ils se soient volontairement forcés à être dans le rôle du sélecteur », Peter Sloterdjik, Op. cit.

[4] « Il existe un malaise dans le pouvoir de choisir et ce sera bientôt une option possible de l’innocence lorsque les hommes se refuseront explicitement à exercer le pouvoir de sélection qu’ils ont conquis dans les faits », Peter Sloterdjik, Op..cit,p. 42.

[5] « La mission de ce sur-humaniste ne serait autre chose que de planifier les qualités pour une élite qu’il faudrait spécialement élever au nom de la globalité », Peter Sloterdjik, Op. cit.

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