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Hegel : le vrai est le tout

On a coutume de dire que Kant avec sa première critique (Critique de la Raison pure) chassa Dieu par la porte pour le faire revenir, dans sa deuxième critique (Critique de la Raison pratique), par la fenêtre. En entreprenant de dénoncer qu’à partir de ces trois grandes Idées de la raison, que sont l’âme, le monde et Dieu, notre pensée s’égarait inévitablement dans des erreurs, Kant développait l’idée que les choses en soi ne pouvaient être connues de l’entendement, mais seulement pensées. Aussi délimitait-il par là le champ du savoir et de la raison, conduisant son entreprise critique à nous inviter à approfondir les apories de la métaphysique traditionnelle, signant par-là sa véritable fin. La tâche incombera à Hegel lui-même, de restaurer la légitimité de la philosophie et de la métaphysique, la portant courageusement sur son dos, afin de redonner à la question de la vérité non seulement un sens, mais une validité philosophique. 

« Das Wahre ist das Ganze »

Hegel

 

hegelComment lire Hegel ? La question ne manque pas de sens. Bernard Mabille se la pose d’emblée dans l’introduction à son cours sur Hegel[1], lui apportant cette réponse : « Lorsque l’on observe la littérature secondaire sur Hegel, trois lectures dominent : l’interne, l’historique et l’externe. » Ce mouvement dialectique, cherchant ainsi à éclairer la cohérence même du discours hégélien, est une manière intelligente de suivre le processus que représente chez Hegel la vérité, passant par des déterminations contradictoires dont les contradictions seraient des formes de différenciations universelles de l’Absolu. Visible en philosophie, il nous faut tâcher de comprendre que chaque philosophie développe une contradiction intérieure à son mouvement et la contredit elle-même. Tout donc se passe comme si chacune établissait la fausseté de la précédente. Et pourtant, aux yeux de Hegel, la réfutation est bien différente de la « descente en flammes ». C’est tout aussi bien le maintien de la vérité du réfuté, et malgré la contradiction « interne/externe », chaque philosophie apparaît comme moment du processus de la vérité.  « La vérité – déclarée explicitement comme telle par Hegel – est que les trois syllogismes décrivent trois modes de manifestation de l’Absolu[2]. »  Ainsi pour Hegel, chaque philosophie est le plus haut point de vue sur la vérité. Et réfutée, elle l’est en tant que plus haut point de vue. Ça n’est donc pas le contenu qui est réfuté, mais le fait qu’il soit le point de vue suprême exclusif. La contradiction n’a pas de fonction lorsqu’il s’agit du vrai et du faux empirique, exclusivement. Prenons l’exemple de Napoléon : ou bien Napoléon est mort en 1821 ou bien n’est-il pas mort en 1821. Si je dis que A est vrai et faux, mon discours est absurde, car je ne saurais violer le principe de non-contradiction.

 

À d’autres égards, Kant avait bien vu que la raison avait à voir avec la contradiction[3], mais il la situait au niveau de l’apparence. Ce qui représentera pour Hegel un « dogmatisme caché[4] », accusant Kant, de dissocier le sens et la non-contradiction comme logique de la vérité. La dichotomie kantienne prétend que l’on peut penser l’inconditionné sans le connaître, affirmant que toutes les thèses contradictoires peuvent avoir du sens. En vérité, il entend véritablement montrer que la contradiction n’est pas accidentelle : elle est nécessaire dès que la raison dépasse la sphère de toute expérience possible. Kant procède alors par une preuve apagogique : montrant A, il démontre l’absurdité de non-A. Cette démonstration est néanmoins faisable dans les deux cas. Dans les antinomies, la logique binaire a perdu de son opérativité. Pour Kant, la connaissance cherche à unifier les idées dans « l’unité de la connaissance ». Si la raison par exemple, ne peut jamais connaître toutes les causalités naturelles, elle peut en revanche les penser naturellement[5]. La raison a un besoin de penser les idées sans pouvoir néanmoins les atteindre, et ce décalage fait tomber la raison dans l’illusion de connaître les idées, alors que ce n’est que ce besoin subjectif de connaître qui lui fait croire à l’objectivité de son savoir. « Ce qui apparaît donc clairement, c’est que les deux thèmes de la vacuité et de l’empirie n’entrent en scène chez Kant que sur fond de la présupposition de la dualité sujet/objet[6] ». C’est intéressant pour Hegel, car c’est la trappe immanente à la raison. Et il va faire jouer tous ces éléments les uns sur les autres, l’erreur kantienne consistant précisément, en ce que l’antinomie ne serait pas un échec à connaître, mais la marche même vers le vrai. Il y aurait dans l’absolu une logique de la contradiction exclusive, car intégrative.

 

Kant se trompe, car il considère précisément que la contradiction n’est pas hors de la raison. Lorsqu’il s’entreprend à démontrer qu’il n’y a pas de lien entre contradiction et absolu, il conclut que l’on ne peut connaître l’Absolu. Pour Hegel, la contradiction est interne et est le moteur de l’Absolu lui-même. La logique du tout qui est une logique du processus, repose sur une logique de l’incompatibilité des moments. Dans sa troisième leçon, La logique spéculative[7], Bernard Mabille énonce fort à propos : « Pour prendre conscience d’une situation, il faut que cette situation ait déjà une effectivité en soi, mais pas pour nous. Il nous faut nous approprier cette effectivité, la rendre effective pour nous. Le parcours phénoménologique, en tant que dépassement de la dualité sujet/objet, est la prise de conscience d’une appartenance déjà effective mais pas immédiatement reconnue au Vrai.[8] » Prenons, pour comprendre, l’exemple de la fleur, qui est celui de Hegel : les boutons, les fleurs et les fruits sont différents certes, mais quel sens y aurait-il à dire « contradictoires » ? Pour Hegel, si les boutons et les fleurs ne sont pas contradictoires en eux-mêmes, on ne peut dire qu’ils sont A et non-A. Tout cela se tient au niveau de l’incompatibilité de leur existence. Ils ne sont pas contradictoires de nature, mais comme moment du processus, comme attribution commune à un même sujet et dans le même temps. En d’autres termes, ils ne sont en aucune manière contradictoire comme des concepts, mais comme des existences concrètes. Les fleurs et les fruits correspondent à une opposition raisonnable. En ce sens, Hegel synthétise le passage de deux oppositions réelles. Le fruit exprime le faux « être-là » de la plante, et il révèle le caractère « inadéquat » de la plante en fleur, c’est-à-dire, le fait que la plante ne soit pas une réalité achevée. Elle n’est pas égale à son concept, à sa véritable nature dont le but est de se reproduire vraiment par le fruit. Derrière la différence des moments fleur/fruit, il y a une différence des contradictions entre le vrai et le faux. Or, le faux n’est pas assimilable à une erreur objective. Il n’est pas inadéquat à sa nature qui serait la fausseté de sa réalité. Dépassant la formule platonicienne du Sophiste qui pose le faux comme le non-être dans le discours, dans le même temps, l’être en fleur de la plante est un aspect du processus, et le faux est un aspect de la production du vrai. Hegel ne prétend pas que cette contradiction est dialectique : il dit que des contradictions sont absurdes, mais certaines ne sont pas de simples inconsistances logiques, parce que ce sont des contradictions effectives.

 

Aussi, le lecteur doit-il se poser le vrai problème : qu’est-ce qui fait qu’une contradiction peut être réelle et effective ? Première réponse : une contradiction peut-être le moteur du mouvement même du processus de l’absolu. La contradiction vrai/faux n’est pas traitée comme d’habitude. Un système est faux en ce qu’il se réfute lui-même. La contradiction montre son caractère unilatéral.

 

Toutes les pensées en philosophie sont encore actuelles, et cela vient du fait que ces pensées soient un aspect nécessaire du mouvement philosophique et de la vérité philosophique. Aussi sont-elles dépassées parce qu’elles ne se réduisent pas à la vérité philosophique. Le sens reste à l’intérieur de la problématique de la vérité. Le concept se donne lui-même ses significations, et en se donnant ses significations, se donne à lui-même sa vérité. Il existe un processus d’intégration qui est un processus par lequel l’Absolu se fait vrai. La logique binaire du soit vrai soit faux n’a plus de pertinence, et le faux n’est pas partiellement vrai. Indirectement, Hegel s’en prend à la doctrine des idées inadéquates de Socrate : est faux ce qui a le caractère de la vérité partielle. « Dans tout faux il y a quelque chose de vrai… », écrit-il dans sa Préface à la Phénoménologie de l'esprit. Le faux pour Hegel est une relation interne au vrai comme processus. Le principe dans Le sophiste faisait du faux un non-être relatif. Par exemple, il est faux de dire que la tour de Pise est à Paris. Dans ce discours du tout, on ne saurait dire l’autre du tout, car ce serait un néant pur et simple. Le faux est une inégalité de l’être et de la substance. « Inégalité avec sa substance », dit Hegel dans la Préface à la Phénoménologie de l'esprit.

 

De même que la vérité n’est pas dans le discours, mais dans la réalité, il n’y a d’écart, entre le savoir et la substance, que par le fait que la substance, dans son écart, creuse le processus de différenciation interne : la différenciation même. Si je me trompe dans le discours, c’est que la chose devient inégale avec elle-même. Le non-être dans le discours (le faux) ne dit pas l’autre du vrai : il dit l’écart de la chose avec elle-même. Le faux serait l’autre, le négatif de la substance.

 

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[1] Cheminer avec Hegel, Les éditions de la Transparence, Chatou, 2007, p. 16.

[2] Ibid., p. 19.

[3] cf. « la doctrine des antinomies », Critique de la Raison Pure.

[4] Bernard Mabille, op. cit., p. 26.

[5] cf. Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?

[6] Bernard Mabille, op. cit., p. 41.

[7] Bernard Mabille, op. cit., pp. 33-50.

[8] Idem, p. 44.

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