Claire Chazal, une censure de papier. Liberté d'inexpression ? (Sarah Vajda)
Voici un livre qui ne devait pas faire date. Écrit par Sarah Vajda, et paru chez Pharos, en , éditeur qui a disparu depuis, ce livre, intitulé Claire Chazal, derrière l'écran, était une sorte de biographie-roman, tel que le présentait l'auteur à sa parution, qui a été suspendue par décision judiciaire. Cette chronique, écrite alors en 2006, au lendemain de la censure de cet ouvrage, et parue dans La Presse littéraire de la même année, mérite aujourd'hui d'être remise en ligne, même si j'y émets de très grosses réserves sur le livre en lui-même et la position de l'auteur, mais là n'est pas l'essentiel. Ce qui est important dans cette vieille chronique, c'est comment je dissèque l'absurdité de cette décision judiciaire, et son caractère inique, qui en dit plus long sur notre époque que le livre lui-même. Que l'auteur me pardonne donc de republier cette recension (qui n'est pas favorable à son texte) dans ces pages, mais si je cède à cette tentation, c'est parce que nul ne pourra me reprocher que ces temps troublés sont dangereux pour la liberté d'expression, alarmants, et débordants de censeurs et de canceleurs de tout acabit. Les coupeurs de langue n'ont jamais été aussi actifs ! Je pense par exemple au retrait des livres de Matzneff, en 2020, par ses éditeurs respectifs. Je pense aussi à ces oeuvres remises en cause pour des raisons de racisme supposé, de discrimination, etc. Je pense encore au titre du roman d'Agatha Christie Les dix petits nègres, rebaptisé Ils étaient dix, pour être plus inclusif. Je sais donc que ce petit livre est inconnu au bataillon, mais il me semblait important de dénoncer à notre époque une censure étrange, et d'autant plus inquiétante qu'elle était annonciatrice de biens curieuses interdictions soudaines, au pays de Voltaire. Je lui ai donc trouvée une nouvelle place dans l'Ouvroir, car il s'agit de dénoncer toute censure lorsque ce sont des livres.
Que nous apprend une époque sur elle-même ? Finalement assez peu de choses si on ne trouve pas le temps, avant son trépas, de prendre suffisamment de recul pour en comprendre l’inintelligence ou la déliquescence intrinsèque. Voilà pourquoi, entre angoisse et nausée, dans le manque de noblesse dont cette époque se pare inconditionnellement, je continue de faire semblant de croire que quelque chose de bien plus lumineux se lève quelque part. Il n'en demeure pas moins que, quelques micro-évènements, aussi sordides qu’insignifiants, sont caractéristiques du malaise, de la perte d'âme d’une civilisation, dont le génie se meurt lentement… mais sûrement !
Du plus loin que je me souvienne, Sarah Vajda m’avait fait envoyé par son éditeur, son dernier ouvrage Claire Chazal, derrière l’écran[1], que je croisais au hasard des rayons d’hypermarchés, plutôt heureux pour son auteur d’une soudaine visibilité. Quelques semaines plus tard, dans une cacophonie cybernétique incongrue, j’apprenais que le livre, sur demande de Claire Chazal, était retiré de la vente. La justice avait fait son travail… et quel travail ! Censurer un ouvrage presque anodin, dans un pays qui se flatte de sa liberté d’expression !
L’ouvrage, dans le ton et le style Vajdaesque, m’avait pourtant semblé ni bon ni mauvais. J’étais resté quasi-indifférent à la narration et à la pointe d’impertinence dont l’auteur faisait montre, pour nous raconter l’irrésistible ascension de cette jeune femme, venue de Thiers en Auvergne, fille d'une institutrice, Josette Rongère, devenue professeur de lettres certifiée, et de Jean Fourastié, un ajusteur, devenu instituteur, puis énarque, magistrat de la Cour des comptes. Je n'ai pas spécialement aimé ce mépris affiché dans le texte, pour une femme, qui, à force de travail et d’acharnement, avait façonné son image, à tel point que l’employé de bureau, le chef de gare, l’avocat, le professeur, la ménagère de moins de cinquante, comme on dit, bref, tout un chacun pouvait s’y reconnaître, dans sa dimension lisse et sans relief. Soit ! Et alors ? Certes, la journaliste la plus célèbre du 20 heures de TF1, ne faisait aucune vague, ne déplaçait pas la moindre particule élémentaire, ne bousculait ni la pensée unique ni l’esprit critique. Mais qu'est-ce qui changeait vraiment, et pourquoi en faire un livre, c'est-à-dire, pourquoi s'attaquer à Claire Chazal spécifiquement ? Comme s'il avait fallu l'attendre pour le grand sommeil puisse ainsi continuer…
Pour être honnête : rien de neuf sous le soleil, et surtout, rien dans ce tout petit ouvrage, ni l’humour (plutôt manquant !) ni le style (plutôt lisse) ni l’impertinence (plutôt légère !) ne venait fracasser quoi que ce soit. Non ! Rien ! Rien, si ce n'est que sous la plume de Sarah Vajda, on sentait comme une sorte de mépris de classe pour la star de l'info, venue du peuple, un mépris de classe d'une certaine bourgeoisie, ce qui me parut gênant. Mais enfin, passons, car, au-delà de ce point, qui m'a le plus dérangé dans la lecture de cet ouvrage sur une journaliste que je crois, tout à fait méritante et brillante, il fallait plutôt souligner, que rien ne venait me démontrer le contraire de ce que je pensais : à savoir, que ce livre était juste digne d'une courte vie, bien tranquille sur les gondoles des hypermarchés, et d'un succès moyen (que l’éditeur semblait espérer, ayant commandé cet ouvrage à Sarah Vajda – un peu plus inspirée en temps normal !)
Puis, voilà que dans la quasi-indifférence, si l’on excepte quelques papiers, dont tout le monde s’est fichu avec un bonheur quasi-divin, le livre fut promptement censuré !
Que s’est-il exactement passé ? Pff ! Bigre ! Personne n’en sut rien. On aurait même pu décrire les faits en ces termes : « On avait sûrement calomnié Sarah Vajda, car, sans avoir rien fait de mal, son livre fut interdit un matin. » Serait-ce parce que,Sarah Vajda, à qui on ne la lui fait pas, aurait traité, à juste titre, l’insipide et premier roman de Claire intitulé L’institutrice, de « mauvais roman » ? Est-ce parce que Sarah Vajda accusait cette pauvre Claire de n’avoir ni pensée ni vie hors des plateaux de TF1 ? Est-ce parce que Sarah Vajda dévoilait ce secret de Polichinelle que, notre bonne Claire nationale était poepolisée à mort ? Ou bien parce que l'auteur l'accusait de s’être fait la représentante des ménagères de moins de cinquante ans ? Oh, et puis, bon…
Le roman de Claire Chazal
Roman biographique, ou biographie romancée, tout ça est égal ! Qu’avons-nous pu trouver dans ce si mauvais livre, ennuyeux à souhait, pas si bien écrit, et loin des productions nettement plus incisives de Sarah Vajda ? Je pense par exemple, à sa biographie monumentale sur Maurice Barrès. Je pense par exemple à son premier roman Amnésie, sans être indispensable, était tout de même plus dérangeant. Nettement plus dérangeant même, si l’on prend simplement la peine de bien le lire, et d’en comprendre l’idée de fond. Je pense à son second roman Contamination, mieux écrit, et pourtant, passé quasi-inaperçu.
Claire trompée en amour, Claire harcelée par les Paparazzis, Claire belle, Claire entourée, Claire brillante, Claire femme libre… Quelle magnifique bleuette ! Quelle soupe ! On pourrait tout de même écrire à son endroit, que ce faux-vrai roman dressait une critique acerbe du traitement de l’info ; qu’il donnait une image assez fidèle de notre pays, sa décrépitude et son déclin, dans l'ère de l'argent facile, la frime et les idoles de pacotille. Soit ! On pourrait également écrire que, Sarah Vajda voyait juste, mais guère plus que les autres, quand elle dénonçait le fascisme ambiant de la célébrité à tout prix : « Afin de ne pas mourir. Aucun autre libre choix – la lumière a un prix -, elle y consentit. Tout le monde y consent, c’est là la tragédie du siècle. Le plus obscur des blogueurs rêve de notoriété. » (p.216)
En réalité, tout cela n’était qu’un petit livre sur la société actuelle : l’hyper-consommation, le règne des journalistes et des juges, sans même parler des publicitaires, des marques, des produits de grande consommation, ou le jeunisme ambiant, le crétinisme alpin, la médiocrité désormais établie. Sarah Vajda aurait donc utilisé cette pauvre Claire pour symboliser les dérives de la démocratie-libérale, sa fâcheuse tendance à rabaisser le fort et à élever le faible, à noyer la qualité et le talent et à répandre la médiocrité et la peste. Voilà donc pourquoi il y aurait eu censure ? Allons allons ! N'était-ce pas plutôt parce que Sarah Vajda, en très fine psychologue, présentait notre Claire nationale telle qu'elle est, disant qu'elle « souffrirait du complexe de Lamartine : ne pas supporter sa caricature ? Tous ces portraits qu’on fait d’elle la dérangent hormis l’autoportrait que sa pensée tricote au fil des pages des magazines. Claire se souvient avoir exigé et obtenu une censure. » (p.228) Patatra ! Sarah Vajda savait donc déjà pour son faux-vrai roman ! Non, ça n’était pas parce qu’elle révélait au monde entier que le PDG de TF1 Patrick Le Lay vendait à Coca-Cola du temps de cerveaux disponibles, on le savait déjà ! Ça n’était pas non plus parce qu’elle détaillait avec justesse, mais sans révélations tonitruantes, le mode de fonctionnement de la chaîne de télé de Bouygues, le maçon… D’ailleurs, il ne faudrait quand même pas prendre les oiseaux du bon Dieu pour des canards sauvages, et Sarah Vajda pour une cruche décérébrée. Pensez-vous qu’elle se serait imaginé cela, ne serait-ce qu’une seule seconde ? « Aujourd’hui est un monde où, à force de voir le roi nu, tout le monde s’en fiche. Rien n’a plus d’importance, pas même qu’aucun ministre de l’éducation ne s’inquiète du lien entre échec scolaire et TV. Aujourd’hui est un monde où tout le monde accepte, armé d’un sourire cynique, la dégradation de toutes les valeurs humanistes alors que les vieux mots pour dire ces choses continuent, démonétisés, d’avoir cours. » (p.255)
Et, soudain, Sarah Vajda de me donner la réponse à cette terrible question qui me hante depuis maintenant quelques minutes : pourquoi Sarah Vajda a été censurée ? Sa réponse : « Dans un monde où les vivants acceptent au nom de la rentabilité d’être morts, il est naturel que les morts réagissent, refusant d’avoir lutté en vain pour l’édification du monde que nous assassinons » (p.257), dit-elle en substance et tout en finesse à propos du film Poltergeist, et des morts qui surgissent des téléviseurs. Serait-ce donc les morts qui se vengent des vivants ? Serait-ce donc les morts qui commandent aux vivants ? Serait-ce donc notre monde qui serait destiné à mourir, parce que nous l'habitons en morts-vivants, et que nos morts, toujours vivants, nous condamnent à y mourir par vengeance ? Si Sarah Vajda évoque là l’histoire d’un film, on sait tous combien la fiction est toujours en retard d'un train sur la réalité. Après avoir dressé avec justesse, mais sans grande originalité, les travers et les dangers du téléviseur sur nos esprits, après avoir dressé un panorama, certes juste, mais sans nouveauté de la société de consommation, et du fascisme hédoniste néo-laïc, qui nous rend aveugles et étrangers à nous-mêmes, Sarah Vajda sait toutefois nous faire bien comprendre, un peu comme un rentrez-vous ça bien dans la tête ! que dans un monde où l’ensemble de la population accepte de dormir et de vivre en morts-vivants, aussi longtemps qu’on lui permettra de « consommer » dans une insouciance presque infantile, la censure n’aura pas à trouver d’explications plus rationnelles que cela. Quand aux morts qui viendraient nous condamner au désastre, ou nous en sauver… Cessons donc d'en parler ! Les morts enterrent les morts et tout va finalement très bien : le livre de Vajda a été censuré en 2006 et pourtant, le monde a continué tranquillement de tourner. D'ailleurs, qui s'en souvient ? Et qui s'en intéresse ? Ne trouvez-vous pas qu’il fasse encore un peu chaud pour un mois de septembre ?
Sarah Vajda, en 2007
(Chronique rédigée en 2006, revue et augmentée en 2021.)
En ouverture :
Claire Chazal, le 20 novembre 2018. (photo IP3 Press/Maxppp)
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[1] Pharos, Jacqueline-Marie Laffont, 2006.
Commentaires
Vous en dites trop ou pas assez: pourquoi le livre a-t-il été censuré, pourquoi émettez-vous des réserves sur ledit livre? Parfois, la censure peut être prononcée pour de bonnes raisons (touchant à la vie privée, à l'injure, au racisme etc.) mais en l'occurrence, je les ignore totalement.